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3 Cadre conceptuel de la recherche

3.4 Idéologie et didactique des langues et des cultures

Comme exposé au chapitre 1, outre un travail sur la situation sociolinguistique de l’Angola à l’époque contemporaine et la constitution d’un cadre historique solide, cette thèse développe une analyse de corpus didactique. La nécessité de la double historicisation appelle à une réflexion concernant la relation entre idéologie et histoire sociale et plus particulièrement dans l’histoire relative à l’éducation et la constitution du système éducatif angolais. Ce besoin découle en premier lieu du facteur colonial. La mise en place des systèmes éducatifs nationaux en Afrique se fait durant l’époque coloniale et, après les indépendances, ils portent de nombreuses traces de leur paternité exogène. La rupture de l’indépendance a notamment pour effet une reconfiguration idéologique du nouvel État et, par voie de conséquence, de son système éducatif. En second lieu, l’école, en tant qu’institution pensée, financée et mise en place par un gouvernement donné est un lieu sensible de la diffusion de l’idéologie dominante. Enfin, au niveau de la didactique des langues et des cultures, la classe, à travers le discours, la culture éducative et la formation des enseignants mais aussi les supports et programmes d’enseignements, est un des espaces de diffusion d’une – voire à l’heure de la globalisation de plusieurs – idéologie(s) dominante(s).

La définition historique d’idéologie illustre l’impact des évolutions historiques et sociales au plan sémiotique (Rey, 2010 : 1058). Marx redéfinit la notion d’idéologie en 1844 (Salem, 1996), permettant une réappropriation de la définition initiale posée par Cabanis et Destutt de Tracy qui considèrent l’idéologie comme seule théorie des idées.

La conception marxiste de l’idéologie a pour principal intérêt de permettre d’appréhender les rapports de domination sous un nouveau jour : l’explicitation d’un phénomène par définition indépendant de sa théorisation et de sa formulation scientifiques permet d’appréhender l’histoire des sociétés autrement. Pour Marx, l’idéologie est un système d’idées et de représentations qui domine l’esprit d’un homme ou d’un groupe social.

Cette reconnaissance de la domination sur la pensée individuelle ou collective de représentations est une des étapes qui amène, plus d’un siècle plus tard, certains sociologues à interroger la relation entre savoirs et pouvoir (Foucault, 1966) ou celui entre langage et pouvoir symbolique (Bourdieu, 1982). La conception de Marx et d’Engels (1982 [1845-1846]) est par ailleurs reprise et complétée par le philosophe communiste Althusser (1965).

Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historiques au sein d’une société donnée. Sans entrer dans le problème des rapports d’une science à son passé (idéologique), disons que l’idéologie comme système de représentations se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l’emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance) (Althusser, 1965 : 238).

Dans cette vue, l’idéologie est pensée comme sans histoire, au sens où elle est omniprésente et transhistorique. L’idéologie correspond alors aux idées que le sujet possède sur le fonctionnement du monde et sur son propre fonctionnement au sein de celui-ci. De cette manière, « l’homme est par nature un animal idéologique » (Althusser, 1970 : 111). Althusser considère que « les idéologies reposent sur l’histoire des formations sociales et des luttes de classes qui s’y développent » (Ibid. : 98). Faire le lien avec l’impérialisme européen contribue alors à considérer le fait colonial comme processus contribuant au développement d’une nouvelle idéologie qui se traduit par l’apparition d’une nouvelle catégorie et d’une nouvelle position politique : l’anticolonialisme. Par conséquent, la conception matérialiste de l’histoire développée par Marx, outre le fait qu’elle est la source d’une nouvelle manière de concevoir les sociétés, influence au 20e siècle des courants de pensée et des réflexions opposés dont les traductions idéologiques contribuent à une division du globe. Au niveau mondial, le rejet du système capitaliste puis la définition de l’impérialisme comme « stade suprême du

capitalisme » (Lénine, 2001 [1917]), contribue à la construction d’un monde bipolaire, un fait qui a un fort impact dans le contexte angolais terrain de la Guerre froide (cf . Infra.

chapitre 4 : 126 et sq.). Cette bipolarité a également un impact dans la réflexion en sciences sociales et certains questionnements contemporains en sont les héritiers. Tout comme le capitalisme est considéré comme le stade ultime de la préhistoire – l’histoire commençant au moment où la société sans classe se met en place (Segura, 1990) – le colonialisme européen est conçu comme l’incarnation du mal provoqué par le système capitaliste.

En ce sens, la période consécutive à la fin de la Seconde Guerre mondiale et en particulier celle des indépendances doit être considérée comme un moment de rupture et de basculement idéologique et politique, amplifié par la guerre froide. Autrement dit, le marxisme contribue fortement à ce que l’idéologie coloniale des métropoles soit questionnée et vacille. Dans le cas des décolonisations, il existe alors la possibilité d’un passage d’une idéologie dominante à une autre avec le changement de régime politique et la création des États. Un regard rétrospectif sur la fondation des États-nations en Afrique postcoloniale montre sans peine comment un virage idéologique à l’échelle d’une nation représente de nombreux enjeux dans un monde déjà globalisé. Pour la didactique des langues et des cultures, la question de l’idéologie est également importante dans la réflexion en raison de la place qu’elle joue dans l’histoire de l’école de manière générale.

En réfléchissant sur l’histoire de l’école dans un contexte donné il est important de prendre en compte plusieurs éléments.

Lorsqu'on étudie historiquement la manière dont se sont formés et développés les systèmes d'éducation, on s'aperçoit qu'ils dépendent de la religion, de l'organisation politique, du degré de développement des sciences, de l'état de l'industrie, etc. Si on les détache de toutes ces causes historiques, ils deviennent incompréhensibles (Durkheim, 1968 [1922] : 6).

Ces causes historiques relèvent donc de conditions sociales, politiques et économiques à des moments donnés de l’histoire. Ce développement est également soumis à l’influence de l’idéologie dominante concernant la ou les langues de l’enseignement / apprentissage, les contenus sélectionnés ou encore la pédagogie prescrite. Pour Spaëth, cette histoire de l’école « ne peut jamais être seulement que le produit de l’école comme objet social, elle est tout autant produit de l’idéologie qui induit le système, dont l’école est un sous-ensemble » (Spaëth, 1996 : 118).

Pour le cas des empires coloniaux, l’intégration idéologique à l’école se manifeste afin d’asseoir l’hégémonie de la puissance coloniale. Au plan démographique, la constitution d’une élite servant les intérêts de la métropole nécessite un système éducatif sélectif qui, à terme, sépare la population locale entre une masse peu ou pas éduquée et un groupe réduit soumis à l’idéologie dominante. Pour l’école coloniale portugaise tout comme pour l’école coloniale française, cette stratégie d’intégration passe également par l’élaboration de pratiques symboliques pour créer un lien entre centre et périphérie :

- par l’enseignement de notions d’histoire qui articulent précisément deux historicités qui doivent, désormais, constituer un seul et même bloc.

- par une prise en compte du droit coutumier local.

- par la création de voies de passage entre le système éducatif colonial et le système éducatif métropolitain (Spaëth, 1996 : 137).

Selon Althusser, « les appareils idéologiques d’État » sont des institutions qui ne fonctionnent pas sur la base de la « répression » mais « à l’idéologie » : les Églises, les Écoles (publiques et privées), la famille, le système juridique, le système politique (dont les partis), les syndicats, les médias, etc. Malgré leur diversité, ces institutions seraient unies par leur fonctionnement dépendant de l’idéologie de la classe dominante. Leur nombre peut varier en fonction des formations sociales. Althusser prend pour exemple le rôle majeur joué par l’Église durant le Moyen Âge et l’époque féodale en cumulant des fonctions qui, à d’autres époques et lieux sociaux, peuvent être dévolues à plusieurs appareils d’État distincts : le scolaire, le religieux, l’information et la culture. La thèse d’Althusser est que l’appareil d’État dominant dans les « formations capitalistes mûres »70 est l’appareil idéologique scolaire, même si de prime abord trois autres appareils (le politique, le médiatique et le culturel) peuvent apparaître comme des véhicules flagrants de l’idéologie dominante. L’école apparaît suivant cette perspective comme le lieu d’apprentissage de « savoir-faire » et de « règles » servant à l’ « assujettissement à l’idéologie dominante ».

De notre point de vue, la pensée althussérienne, développée durant la période structuraliste, enjoint au didacticien contemporain de tenir compte de cette relation entre État et système éducatif. L’analyse historicisée des curricula, des programmes et des

70 Rappelons qu’Althusser s’appuie en particulier sur l’histoire de France et les suites de la Révolution de 1789 qui a mené à une longue lutte pour remplacer l’appareil idéologique d’État jusqu’alors dominant, l’Église.

supports d’enseignement et d’apprentissage représente un apport significatif dans l’examen de l’influence de l’idéologie dominante, c’est-à-dire celle de l’autorité officielle en charge du système éducatif. L’ensemble des productions didactiques issues de politiques linguistiques et éducatives sont des piliers des systèmes éducatifs sur lesquels les gouvernements agissent – et dans le contexte de l’aide au développement, s’y adjoint l’effet des politiques des grands acteurs de la Communauté internationale. Leur production ne marque pas seulement une volonté de développement social. Ce sont également des outils ancrés dans leur époque de conception et dans une ou des idéologies dominantes. De ce fait, tant dans l’approche historique du contexte (chapitre 4) que dans l’examen des objets didactiques à suivre (chapitre 7 à 9), une attention particulière est portée à la mesure et à la forme de l’idéologie à l’époque coloniale puis postcoloniale. L’objectif est alors d’historiciser le paramètre idéologique de manière à pouvoir en mesurer certains effets sur le savoir prescrit, le choix de la méthodologie d’enseignement / apprentissage, la conception de la relation langue-culture et l’évolution de la culture éducative dominante.

Relativement à l’Angola en tant que contexte, nous avons dit que l’indépendance peut être considérée comme un moment potentiel de rupture au plan idéologique. Mais il est plus largement nécessaire de prendre en considération la réalité du fait postcolonial, et pas seulement sur un plan périodique, et avec notamment pour objectif l’appréhension de l’influence des idéologies dominantes dans l’évolution du système éducatif.