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4 Approche historique du contexte linguistique et éducatif

4.4.5 Diffusion linguistique et tensions ethnolinguistiques

Les origines ethnolinguistiques distinctes des membres fondateurs du MPLA, de l’UNITA et du FNLA ont des conséquences après l’indépendance. Pour la grande majorité, les nationalistes anticolonialistes sont issus des trois ethnies ayant subi le poids principal de la colonisation, celles occupant le littoral et la moitié Ouest du pays où la colonisation portugaise était véritablement implantée : les Bakongos au Nord, les Mbundus dans la capitale et au centre et les Ovimbundus plus au Sud.

En 1960197, les Bakongos, locuteurs du kikongo, sont 620 000 dans le Nord-Ouest de l’Angola mais sont aussi implantés dans les deux Congo. Le mouvement du FNLA est créé dans cette partie septentrionale de l’Angola. Ainsi, trois langues principales lui sont associées198. La plupart de ses membres ayant grandi ou s’étant instruits dans l’ancien Congo belge, ils parlent le français et le lingala, langue africaine véhiculaire à l’Ouest de l’actuelle RDC. De par leur origine géographique, ils font également partie de l’ethnie bakongo et parlent donc le kikongo.

Les Ovimbundus sont 1 750 000 à cette date, ce qui en fait l’ethnie la plus importante numériquement. Ils parlent l’umbundu qui est, avec le portugais, la langue ethnique de l’UNITA.

Les Mbundus, locuteurs du kimbundu, représentent à la même époque environ un million d’habitants. Fait d’importance pour les années à venir et notamment au moment de l’indépendance, la capitale du pays est avant tout celle de ce groupe ethnique. Ainsi les deux langues véhiculaires y sont le portugais et le kimbundu. Les études sur la variété de portugais parlée aujourd’hui à Luanda montrent la prédominance des emprunts à cette langue (Carral, 1997 ; Chavagne, 2005). Le recensement général de la population luandaise de 1960 montre très clairement cette prédominance des Mbundus.

197 Messiant (2008 : 20) fournit les chiffres du recensement officiel de cette année-là.

198 Par langue nationale, il faut aussi entendre l’ensemble des variantes de chacune.

Ethnies Nombre

85 % de la population noire de la capitale est mbundu. Le nationalisme local a un recrutement mbundu, ce qui est le cas pour le MPLA dont les langues sont donc le portugais et le kimbundu.

[eng] [L]e MPLA avait émergé d’un petit groupe de penseurs et poètes assimilés originaires de Luanda. Ils avaient rassemblés leur force depuis les années 40 et 50, et s’étaient centrés autour de la publication culturel Mensagem (Message).

Ils formèrent le MPLA en assemblant une poignée de groupes radicaux avec le parti communiste existant, dont le Dr António Agostinho Neto pris rapidement le contrôle. L’élite kimbundu, basée de manière prédominante à Luanda, était issue d’une classe (souvent) d’Angolais métis qui avait été cruciale pour le fonctionnement de l’empire du Portugal, comme bureaucrates, fonctionnaires et hommes d’affaires199 (Metcalfe, 2013 : 134).

Pour Mingas (1994), la cohabitation, dans le même espace territorial, des cultures et langues des groupes khoisan, bantou et du portugais participe à un environnement linguistique propice à des tensions de domination linguistique. Dû au phénomène colonial, les différentes langues ne jouissaient pas toutes du même statut de « high language200 » ou langue de prestige (1994 : 84). C’est plus particulièrement le cas dans les centres urbains où la langue de l’ethnie régionale dominante vient occuper la deuxième place derrière le portugais. Dans ce paysage linguistique déjà complexe, s’ajoute de surcroît une autre langue européenne, le français, dans les provinces limitrophes des deux Congo.

199 The MPLA had grown out of a small group of assimilado thinkers and poets from Luanda. They had been gathering force since the 1940’s and 1950’s, and had centred around the cultural publication Mensagem (Message). They formed the MPLA by rolling together a handful of radical groups with the existing Communist party, soon to be taken over by Dr António Agostinho neto. This Kimbundu elite, based predominantly in Luanda, was from a class of (often) mixed-race Angolans who had been crucial to the running of the Portugal’s empire, as bureaucrats, functionaries and businessmen.

200 « Variété haute ».

À titre illustratif, ce qu’écrit Kouango201 à propos de la province de Cabinda est révélateur de ces tensions linguistiques générées par l’ethnicité, l’histoire coloniale et les contacts de langues dans ce petit territoire à la jonction de trois empires coloniaux202 et de deux aires linguistiques européennes, francophone et lusophone.

Outre le portugais comme langue officielle et éventuellement le français, à cause de l’influence de ses deux voisins immédiats qui sont francophones et du fait que plusieurs Cabindais avaient fait toutes leurs études en France, la langue courante au Cabinda est l’ibinda ou le cabindais tout court, couramment appelé tchicabinda, autrement, d’une manière péjorative, le fioti. C’est la seule langue vernaculaire parlée et comprise par tous les Cabindais. Bien qu’elle soit [bantoue]203, elle n’a pas de similitude avec les diverses langues angolaises telles que le kikongo ou le kisolongo. […] Cabindais et Angolais ne peuvent communiquer qu’en portugais, la langue de leur ancien colonisateur commun, tandis que les Cabindais peuvent communiquer sans interprète avec certaines ethnies des deux Congo et du Gabon (Kouango, 2002 : 27-28).

Les conditions géographiques et historiques de création des trois principaux mouvements nationalistes, jouant un rôle majeur dans la lutte armée pour l’indépendance de 1961 à 1975, créent de fait une division ethnique forte dont les leaders de ces mouvements ont conscience. Ces tensions ethnolinguistiques sont en partie à l’origine du choix du portugais comme langue nationale en 1975. Mais il faut également rappeler qu’en 1961, l’élite mbundu et ovimbundu utilise le portugais comme langue unique. Il existe donc une forte rupture entre la micro-élite locale et le reste de la population angolaise.

[por] Jusque-là [1961] le portugais était juste la langue du colon, parlée exclusivement par les colons et une élite réduite d’Angolais qui l’utilisaient également comme langue unique. Pour dialoguer avec le peuple, on employait un portugais basique constitué de mots faciles à comprendre204 (Coelho, 2002 : 27).

Cette langue simplifiée est parfois qualifiée de « pretoguês »205 ou de « langue de seconde classe ». Elle se conforme au type de communication caractéristique des zones urbaines, des régions littorales et des principaux axes de pénétration du territoire, c’est-à-dire les lieux où la colonisation est la plus intense. Dans les zones reculées, la population

201 La partialité de cet auteur doit être soulignée dans la mesure où il défend l’indépendance de la province de Cabinda et est de ce fait exilé en Suisse. Il a longtemps milité au sein du Mouvement nationaliste cabindais (MNC).

202 Belge, français et portugais.

203 Nous remplaçons le terme bantouphone utilisé par l’auteur.

204 Até aí o português era apenas a língua do colono, falada exclusivamente pelos colonos e uma reduzida elite de angolanos que também o utilizavam como única língua. Para o diálogo com o povo empregava-se um português básico de palavras fácil para a compreensão.

205 Néologisme constitué de l’amalgame des mots preto (noir) et português (portugais).

locale utilise les langues nationales et les commerçants et les missionnaires sont les seuls à les apprendre à des fins seulement utilitaires.

Pour le MPLA en particulier – et ce dès 1961 – l’unité nationale est un objectif primordial comme l’illustre la célèbre maxime d’António Agostinho Neto : [por] de Cabinda au Cunene, un seul peuple, une seule nation206. L’effacement des identités ethniques et donc des langues et cultures nationales fait de la langue portugaise le moyen de rassembler tous les habitants d’un territoire pourtant historiquement pluriel. [por] Ce désir pouvait seulement se réaliser par le biais d’une langue véhiculaire, raison pour laquelle, pour la première fois, dans la position d’idiome communicationnel, le portugais assuma une importance réelle pour les Angolais207 (Coelho, 2002 : 29).

Ce choix rappelle ceux faits au moment des indépendances dans la majorité des pays anciennement colonisés par la France en Afrique subsaharienne.

Coelho témoigne des conséquences linguistiques du manque d’uniformité de la colonisation territoriale de l’Angola.

[por] Dans les zones reculées de l’intérieur, […] peu de personnes comprenaient le portugais. Les dialogues étaient courts et pas toujours pleinement compréhensibles. Ces populations sédentaires et stables communiquaient entre elles dans la langue et les dialectes de la région et peu d’entre elles s’essayaient à des mots ou de courtes phrases en portugais qui, en règle générale, servait seulement à l’échange ou à donner des indications simples mais sans dialogue fluide208 (Coelho, Ibid. : 29).

La problématique de la diffusion de la langue coloniale en Angola rejoint celle d’autres pays d’Afrique subsaharienne : le grand écart entre espace urbain et espace rural divise la nation au plan linguistique à l’image des nations européennes avant l’unification linguistique. La diffusion de la langue coloniale, sur un territoire nettement plus étendu que la métropole, est limitée dès l’éloignement des villes et du littoral : elle repose, en sus de l’évangélisation, sur les contacts oraux entre colons et colonisés. Pour certaines

206 De Cabinda ao Cunene, um só povo, uma só nação. Neto choisit la province de Cabinda, la plus septentrionale, et celle de Cunene, la plus méridionale, pour souligner cette idée d’unification nationale au plan territorial.

207 Este desejo só podia processar-se através duma língua veicular, razão pela qual, por primeira vez, na posição de idioma comunicacional, o português assumiu real importância para os Angolanos.

208 Nas zonas do interior profundo, […] poucos compreendiam o português. Os diálogos eram curtos e não sempre plenamente entendíveis. Estas populações sedentárias e estáveis, comunicavam-se entre si na língua e dialectos da região e poucos se animavam a articular palavras ou curtas frases em português que regra geral apenas serviam para a permuta ou para dar simples indicações mas sem diálogo fluido.

régions (en particulier le Sud et le Sud-Est), l’absence d’intérêt économique, aux yeux des Portugais, conduit à un écart encore plus important encore perceptible aujourd’hui209.

En prônant l’unicité linguistique, l’élite s’abstient donc de tenir compte de la pluralité linguistique angolaise mais surtout elle nie un fait d’importance : l’inégalité dans l’accès à l’apprentissage et la maîtrise du portugais pour les habitants de l’Angola. Par conséquent, en préparant l’indépendance, les futurs décideurs angolais entérinent implicitement des écarts sociaux (accès à l’éducation et aux droits citoyens) lentement constitués durant plusieurs siècles de colonisation.

Notons également que sur le plan politique, ce choix implique une mise à l’écart tacite du FNLA qui n’est que trop peu lusophone, la majorité des cadres du MPLA étant mbundu et « anti-bakongo ».

La question de l’identité nationale, conséquence de la création de frontières en 1885 à la Conférence de Berlin ne tenant pas compte des groupes ethniques en présence et commune à de nombreux territoires africains, se pose donc en Angola d’autant plus fortement que les trois forces d’opposition au colonialisme ne sont pas soudées et homogènes au plan linguistique et culturel. C’est donc bien la langue du colonisateur qui apparaît comme la plus neutre pour mener la résistance.

Paradoxalement, c’est à partir de cette période que le pouvoir portugais laisse un peu plus de place aux langues nationales, notamment à la radio. En 1961, la première émission radiophonique bilingue (portugais / umbundu) consacrée à la musique angolaise est diffusée à Huambo. En 1963, une émission similaire (portugais / kimbundu) est diffusée à Luanda (Coelho, 2002). Ces concessions font partie des signaux d’une prise de conscience de la métropole qui doit faire face aux luttes armées indépendantistes. Plus largement, elle modifie sa politique pour tenter d’apaiser les

209 En 2013, le journaliste Daniel Metcale relate sa visite de la ville de Cuito Cuanavale, située dans la province de Cuando Cubango au Sud-est du pays. Il écrit : [eng] [j]e me dirigeais à présent vers l’un des lieux de bataille les plus critiques de la guerre, vers une ville si éloignée et plongée dans les ténèbres de l’ignorance que les Portugais avaient pour habitude de la surnommer a terra no fim do mundo, la terre au bout du monde. Cuito Cuanavale est une petite ville du Sud-Est, à peine touchée par la langue portugaise ou vraiment peu par le monde moderne. / I was now heading to one of the war’s critical battle points, to a town so remote and benighted that the Portuguese used to called it a terra no fim do mundo, the land at the end of the earth. Cuito Cuanavale is a tiny town in the south-east, hardly touched by the Portuguese language or indeed much of the modern world (Metcale, 2013 : 149).

tensions qui fragilisent l’empire tout en accompagnant la structuration administrative et politique de ces colonies de peuplement.