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4 Approche historique du contexte linguistique et éducatif

4.2.4 L’œuvre missionnaire et le développement de l’éducation

4.2.4.2 L’œuvre linguistique missionnaire

Van Den Avenne (2012) rappelle que du 16e siècle à l’époque contemporaine, la contribution la plus significative pour la connaissance de la diversité linguistique mondiale est celle produite dans le cadre de l’activité linguistique missionnaire. L’étude linguistique prend la forme de la production de grammaires et de dictionnaires : cette

« grammatisation » est le processus de construction des savoirs sur les langues extra-européennes avec lesquelles les explorateurs, colons et missionnaires entrent en contact.

Outre l’évangélisation des populations autochtones, l’action des missionnaires représente une véritable œuvre linguistique : ils recueillent des données de terrain, en particulier sur les langues nationales, pour mieux comprendre leurs interlocuteurs et leurs cultures (Coelho : 2002). Ils permettent ainsi de diffuser les premières formes écrites des langues africaines avec lesquelles ils sont en contact en rédigeant des dictionnaires. Mais ces initiatives restent bien souvent individuelles, dispersées et isolées. Par ailleurs, la question des choix effectués pour les transcriptions phonétiques rend la compilation de ces travaux relativement complexe en raison de l’absence de concertation d’un auteur à un autre.

Le discours missionnaire permet la production de descriptions détaillées sur les microcontextes d’Afrique subsaharienne. Il constitue un élément important pour l’historiographie des contextes coloniaux. Toutefois, la relation entre idéologie et production religieuse et / ou scientifique mène à une prédominance de propos stéréotypés et de jugements de valeur d’ordre religieux et européo-centrés. S’ils ne sont pas surprenants compte tenu du contexte de l’époque, ils appellent cependant à la double historicisation : qu’ils soient linguistiques ou ethnographiques, ces travaux sur les groupes sociaux-culturels découverts et leurs langues sont des véhicules de cette idéologie. Leur consultation, tout comme leur analyse, demande au lecteur contemporain de garder en vue les conditions historiques et les contours de la question idéologique de l’époque.

Pour l’Angola, Fiorotti (2012) considère que l’œuvre ethnographique du prêtre catholique Carlos Estermann, missionnaire durant 54 ans en Angola130 et auteur de dizaines d’articles sur les populations de la moitié Sud du pays, représente un apport substantiel dans le champ de l’ethnographie angolaise.

[por] [D]u point de vue du gouvernement colonial, les missionnaires étaient, de fait, des alliés idéaux. Ils vivaient avec la population locale, connaissaient leurs langues et comprenaient leurs coutumes131 (Fiorotti, Ibid. : 23).

Entre 1956 et 1961, les articles d’Estermann sont publiés en trois volumes132. Son approche du terrain, dont il veut témoigner, est celle initiée par Malinowski (1970 [1944]).

La théorie fonctionnelle développée par ce dernier s’emploie à comprendre la nature des phénomènes culturels en privilégiant la recherche de terrain et l’analyse comparative.

Estermann utilise ainsi une méthode d’observation participante guidée par la formulation de questions préalables. À partir de ses notes, il fait une description sans interprétation, l’ethnographie, dont il se sert pour formuler des réflexions théoriques qui représentent un travail ethnologique sur les peuples d’Angola. L’observation directe consiste en une immersion dans la société qui implique un apprentissage de la langue. Estermann apprend les trois langues parlées dans sa vaste juridiction : le kwanhama, le ganguela et l’umbundu. Il rédige et compulse par la suite des guides de conversation, des grammaires, des dictionnaires et des doctrines chrétiennes en langue nationale.

Le recours à une théorie anthropologique britannique pour aborder ce terrain d’étude lusophone peut aujourd’hui sembler paradoxal. Sur le plan idéologique, la colonisation portugaise est en effet beaucoup plus proche de la française (assimilationniste) que de la britannique (acculturation et indirect rule133). Or, dans le champ des études anthropologiques, la relation entre idéologie et théorie a justement un impact – et crée par conséquent une forme de décalage entre espaces – sur la

130 Né en Alsace avant la première guerre mondiale, il sert dans l’armée allemande comme auxiliaire de santé durant la guerre. Après avoir suivi des études de philosophie à Knechtsteden et de théologie à Paris, il est envoyé en Angola en 1924. Il y demeura le reste de sa vie et consacra la majorité de ses écrits aux peuples du Sud et du Sud-Ouest de l’Angola. En 1933, il est nommé supérieur des missions de Huíla et peut ainsi faire construire des édifices religieux et fonder des collèges.

131 Do ponto de vista do governo colonial, os missionários eram, de fato, aliados ideais. Eles conviviam a população locol, conheciam suas línguas e entendiam seus costumes.

132 Nous avons consulté une édition posthume de 1983 qui, en deux volumes, rassemble la totalité des articles rédigés par Estermann.

133 Voir à ce propos l’analyse détaillée de Leclerc (1972) des différences entre la politique coloniale française et britannique.

méthodologie d’approche du terrain des Français et des Britanniques134. On pourrait par conséquent s’attendre à ce qu’un missionnaire agent de la politique coloniale portugaise et formé à Paris, ait une approche du terrain plus française. Mais justement la complexité de la circulation des idées par le biais de productions scientifiques apparaît ici. Le fait religieux joue un rôle important dans le croisement sur les terrains africains d’influences théologiques et idéologiques diverses. Dans une étude consacrée à la relation entre pouvoir et hétérogénéité linguistico-discursive en Angola, Gorski Severo (2001) consacre une partie à la contextualisation historique. Selon cette étude, la religion représente une force active dans le processus de colonisation et de décolonisation. Pour ce qui est de la période coloniale, elle souligne que du côté de l’Église catholique, la finalité colonisatrice de la politique portugaise est déstabilisée en raison de deux facteurs :

[por]l’hétérogénéité politique et théologique de l’Église et la convocation pour les missions de nombreux religieux étrangers qui ramenaient avec eux différentes idées sur la fonction politique et sociale des églises, en plus de différentes expériences théologiques135 (Gorski Severo, 2001 : 24).

Du côté de l’Église protestante, également active en Angola, les missions étaient également très diverses : [por] elles n’avaient pas une autorité qui centralisait le pouvoir, elles provenaient de différents pays et elles partageaient des traditions religieuses différentes136 (Gorski Severo, Ibid.).

Ainsi, sur le terrain angolais de l’action missionnaire, les idéologies religieuses et politiques proviennent de centres européens diversifiés : du Portugal mais également du Royaume-Uni, des États-Unis (notamment avec le rôle majeur joué par le Summer Institute of Linguistics), de France, de Hollande, d’Allemagne…

Nous avons choisi de mettre l’accent sur les travaux d’Estermann dans la mesure où un de ses articles (1983 [1960-1961] : 345-351) est consacré aux contributions dans le

134 Les premiers recherchent durant la période de l’entre-deux-guerres une compréhension des principes de la société observée et ne s’intéressent pas aux systèmes et aux relations qui la constituent. Ils créent des catalogues et des monographies à la suite de la collecte d’objet. Dans les années 1930, l’ethnologue Griaule, non sans idéalisme, décrit par exemple la cosmogonie des Dogons au Mali et essaie de « démontrer » que les productions spirituelles africaines peuvent avoir autant de valeur (par leur complexité ?) que le christianisme occidental. Les Britanniques puis les Américains font primer une approche fonctionnelle des sociétés observées et celles-ci sont appréhendées comme un système (Conans, 1974).

135 a heterogeneidade política e teológica da igreja, e a convocação para as missões de muitos religiosos estrangeiros que trouxeram consigo diferentes ideias sobre o papel político e social das igrejas, além de diferentes experiências teológicas.

136 As missões protestantes, por sua vez, eram amplamente diversificadas: não tinham uma autoridade que centralizasse o poder, provinham de diferentes países e compartilhavam tradições religiosas diferentes.

domaine de la linguistique bantoue. De son point de vue, les travaux linguistiques réalisés en Angola peuvent être classés suivant trois périodes :

- celle des pionniers.

- celle du début des missions modernes.

- la contemporaine137.

La première période, qui s’étend sur près de quatre siècles, est celle des

« découvreurs », des premières missions et d’une succession de contacts, rencontres et cohabitations avec des langues et des cultures multiples. Estermann relève bien l’importance de l’apprentissage des langues et des cultures des populations locales. Pour lui, la langue est le véhicule de la culture. La relation entre langue et culture est conçue dans une vision évolutionniste de l’humanité et induit par conséquent un ethnocentrisme dans les propos. La connaissance de la langue par les missionnaires est avant tout un outil de domination, notamment pour l’évangélisation mais aussi pour servir la couronne portugaise.

[por] Personne ne peut discuter la nécessité de connaître la langue des peuples évangélisés. L’assimilation d’une civilisation inférieure à une autre d’un ordre supérieur, en écartant l’hypothèse de la violence, ne peut être conçue sans que les agents de la culture assimilatrice se penchent avec attachement et patience sur tous les contenus de la culture à assimiler. Et, comment cela serait-il possible sans connaissance du véhicule par lequel se transmettent les idées et se révèlent les mentalités ? Lorsqu’il s’agit de provoquer une transformation qui est principalement spirituelle, comme dans le cas de l’action missionnaire, la connaissance de la langue indigène est encore plus indispensable138 (Estermann, 1983 [1960-1961], Vol. 2 : 339).

D’après Zau (2002a : 82) le premier livre imprimé dans une langue africaine de l’hémisphère Sud est la Cartilha da Doutrina Cristã139 écrite en portugais et kikongo.

Estermann cite par ailleurs un livre publié en 1642 en kimbundu140, la langue véhiculaire dans la région de Luanda. Le premier ouvrage141 traitant véritablement de linguistique

137 Conans (1974 : 92) propose l’évolution fonctionnelle suivante à partir du 18e siècle : voyageur, explorateur, missionnaire, militaire, administrateur, ethnologue.

138 Não pode seriamente ser discutida por ninguém a necessidade de conhecimento da língua materna dos povos evangelizados.

A assimilação de uma civilização inferior a uma outra de ordem superior, posta de parte a hipótese da violência, não é possível conceber-se sem que os agentes da cultura assimiladora se desbrucem amorosa e pacientemente sobre todos os elementos contidos na cultura a assimilar. E, como seria isto possível sem o conhecimento do veículo em que se transmitem as ideias e se revelam as mentalidades ? Quando se trata de provocar uma transformação que é principalmente espiritual, como no caso da atuação missionária, ainda mais indispensável se torna o conhecimento da língua indígena. Ce passage est extrait d’un article publié en 1940 dans lequel Estermann fait l’éloge des compétences linguistiques d’un missionnaire : O Padre Lecomte linguista, p.339-344.

139 Manuel de doctrine chrétienne, publié le 4 mars 1624.

140 Une traduction en kimbundu d’un catéchisme portugais par le père Paccónio (Estermann, 1953 [1960-1961] : 346).

141 Arte da língua de Angola (Art de la langue d’Angola) est une ébauche grammaticale de la langue kimbundu par le père Pedro Dias S. J. Le titre laisse à penser que le kimbundu est la langue du contact avec les natifs et qu’ainsi la colonisation se limite au territoire littoral proche de Luanda, lieu de vie de l’ethnie mbundu.

daterait de 1697. Il est consacré à la grammaire du kimbundu. Ce sont logiquement les langues présentes le long des côtes, celles des ethnies en contact avec les Européens qui font l’objet des premières études.

[por] [L]a phase moderne de l’Église catholique dans les ex-colonies portugaises commence avec l’arrivée des pères de la Congrégation de l’Esprit Saint en Angola en 1866142 (Fiorotti, 2012 : 28), la majorité venant de France et d’Alsace. En parallèle, des missions protestantes du Royaume-Uni, de Suisse, d’Allemagne et d’Amérique du Nord investissent le terrain angolais. Elles ont en effet obtenu pleine légitimité lors de la Conférence de Berlin en 1885. Comme le montre Estermann, c’est à partir de 1880 que les publications se multiplient143, ce qui semble témoigner d’un contact accru avec les habitants s’expliquant par l’intérêt croissant des religieux pour les terres africaines.

Durant l’ensemble de la période d’évangélisation, le missionnaire se considère pleinement comme un agent de la métropole et le détenteur d’une culture supérieure qu’il se doit de faire assimiler aux populations endogènes. Cette vision évolutionniste des peuples et de leur culture transparaît également dans la description des langues.

[por] [L]es jugements sont formulés de manière très absolue, avec une adjectivation simpliste, sans graduation : ceci est bien, cela est mal. [...]Les mots exprimant la réprobation qui s’entendent le plus, par exemple, entre les Cuanhamas, sont

« elai », bête et « oulai », bêtise. Ils s’appliquent au manque d’intelligence, de tact, de compréhension des traditions, de civilité, etc.144(Estermann, 1983, Vol. 1 : 397).

L’effort de description des langues et cultures locales et l’élaboration d’ouvrages religieux ou linguistiques bilingues par les missionnaires représentent incontestablement un apport pour la connaissance des langues nationales angolaises. La transcription du patrimoine oral des différentes ethnies est également précieuse dans la mesure où certaines de ces langues et cultures sont aujourd’hui en danger ou ont même disparu. Ces références écrites peuvent tout autant être un corpus initial pour l’étude de ces langues que servir de base dans l’élaboration de supports possibles pour l’alphabétisation en

142[A] fase moderna da Igreja Católica nas ex-colónias portuguesas começa com a chegada dos padres da Congregação do Espírito Santo á Angola, em 1866.

143 Même si son article est plus particulièrement consacré au dictionnaire portugais-nhaneca (langue bantoue du Sud-Est de l’Angola, province de Huíla) du père António Joaquim da Silva, Estermann cite une longue liste d’ouvrages publiés entre 1889 et 1966.

144 Estes juízos são formulados de uma maneira bastante absoluta, com uma adjetivação simplista, sem graduação : isto é bom, aquilo é mau. [...]As palavras reprovativas que mais se ouvem, por exemplo, entre Cuanhamas, são : “elai”, tolo e

“oulai”, tolice. Aplicam-se elas a falta de inteligência, falta de tacto, falta de compreensão das tradições, falta de civilidade, etc.

Ce passage est extrait de l’article Reflexões sobre educação e instrução entre os povos bantos do sul (Réflexions sur l’éducation et l’instruction parmi les peuples bantous du Sud), p.397-405.

langues nationales. Cependant, nos recherches à ce propos montrent clairement qu’un travail précis et complet de référenciation de ces ouvrages reste à faire, tâche d’autant plus ardue que le contexte angolais a été le terrain de missions religieuses extrêmement diverses.