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3 Cadre conceptuel de la recherche

3.6 Ethnocentrisme scientifique : quel dépassement ?

En France, le concept d’ « ethnocentrisme » est posé par Lévi-Strauss à l’occasion d’une série de publications contre le racisme commandée par l’Unesco en 1952. Dans Race et histoire, l’anthropologue rejette le concept de « race » pour lui substituer celui de

« diversité ». Il montre que dans l’usage de la catégorie « barbare » dans l’Antiquité tout comme dans celle de « sauvage » pour la civilisation occidentale moderne, il y a un déni identique de la diversité culturelle à travers le rejet de l’Autre en dehors de la culture et de

74 En comparaison, la majorité des anciennes colonies en Asie ont accédé à l’indépendance une décennie plus tôt.

la norme. L’ethnocentrisme mène à percevoir la diversité humaine au seul prisme de l’environnement d’origine d’un individu et le conduit à surestimer les valeurs, les idées et les savoirs de son groupe, de sa communauté ou encore de sa nation. Conséquemment, l’ethnocentrisme scientifique peut à la fois découler d’une loyauté à une discipline unique tout autant que d’une mise à contribution d’un univers de référence exclusif, tourné vers lui-même et / ou considéré comme supérieur. Les formes de discours scientifiques soumettent alors toute donnée du monde social aux catégories produites dans un champ disciplinaire et / ou scientifique réduit. Sortir de l’ethnocentrisme scientifique appelle donc à se tourner d’une part vers d’autres champs disciplinaires mais aussi vers l’ailleurs, l’altérité et la diversité en considérant de nouvelles catégories comme celles surgies à chaque rupture épistémologique dans l’histoire des sciences humaines.

Si la réalité de la circulation transnationale des savoirs est aujourd’hui encore déséquilibrée (rapports Nord / Sud), elle est néanmoins indéniablement en croissance depuis les indépendances et la mise en question de l’hégémonie du savoir occidental et de la primauté du discours des centres coloniaux historiques, en particulier dans les anciens territoires colonisés et à travers la critique postcoloniale. Pour autant, elle ne doit pas être considérée comme l’apanage exclusif d’un monde post-moderne et postcolonial comme le montre bien Hobsbawm en défendant que dès la fin du 19e siècle « le monde avait cessé d’être monocentrique » :

[…] l’ère des empires ne fut pas seulement un phénomène économique et politique mais aussi culturel. La conquête du globe par une minorité « développée » modifia profondément les visions du monde, les idées et les aspirations des hommes, aussi bien par la contrainte que par les institutions, par l’exemple que par les transformations sociales. Dans les pays dépendants, seules furent véritablement touchées les élites indigènes, bien qu’il ne faille naturellement pas oublier que dans certaines régions, l’Afrique noire par exemple, ce fut l’impérialisme lui-même ou son corollaire, les missions chrétiennes, qui permirent l’émergence de nouvelles élites éduquées à l’occidentale (Hobsbawm, 2012 [1987] : 73).

En ce sens, tout comme les indépendances sont un moment de rupture épistémique, le processus de colonisation est un pourvoyeur, durant plusieurs siècles et à l’échelle globale de rencontres, de contacts, de chocs et aussi de ruptures.

La civilisation moderne a, durant les trois derniers siècles, représenté un bouleversement colossal du monde. La Terre a changé complètement de physionomie. Et dans ce processus s’est refondée, dans une certaine mesure, la condition linguistique de l’humanité (Sharma, 2013 : 420).

Sharma souligne la reconfiguration à l’échelle planétaire du langage au sens où la colonisation en tant que processus de la globalisation a contribué à la diffusion et à la

circulation de nouveaux concepts, catégories et notions. Cet état de fait est valable dans le champ de la pédagogie puis dans celui, plus récemment constitué, de la didactique des langues et des cultures. Toutefois la circulation des concepts, catégories et notions peut être l’objet de profondes incompréhensions et ne signifie pas que leur transport aboutisse à leur appropriation réelle. Cette problématique est bien illustrée dans l’ouvrage Tour du monde des concepts dirigé par Legendre75 (2013) dans lequel neuf concepts76 du discours moderne contemporain font l’objet de réflexions quant à leurs équivalents ou à leurs traductions dans une quinzaine de langues. Au-delà de la filiation linguistique entre certaines langues, le problème posé par des univers linguistiques différents est celui du réseau de référence propre à chaque langue. Si donc la circulation des idées et des concepts est favorisée par le processus historique de globalisation et peut constituer un rempart contre l’ethnocentrisme scientifique, la relation langue-culture peut quant à elle faire émerger une forme de frein en raison de l’aspect local de nombre d’univers de référence.

En se tournant vers les théories postcoloniales à ce propos, l’expérience planétaire du colonialisme est considérée comme ayant « contribué à une universalisation des représentations, des techniques et des institutions » (Bancel et al., 2010 : 32). Or justement, le renouveau de la pensée et de la recherche sous l’effet des indépendances additionné à l’accélération du processus de globalisation permet d’amoindrir cette universalisation (Mufwene et Vigouroux, 2014). La prédominance longtemps peu discutée de la vision épicentrée occidentale est désormais un objet de recherche et conduit depuis les années 1980 à la création de courants théoriques dédiés tels que les Southern Theories ou les Subaltern Theories.

Nombre d’auteurs considèrent dès lors que la réalité des indépendances a ouvert la voie à une rupture de l’ethnocentrisme scientifique en contribuant à l’émergence de discours « décentrés » et émanant des anciennes « périphéries ».

75 Dans cette circulation des savoirs, l’appropriation de nouveaux concepts, notions et catégories ne peut être posée pour évidente : en quoi, jusqu’à quel niveau de profondeur, les constructions langagières d’autrui sont-elles touchées, c’est-à-dire infiltrées, par une foi étrangère ? Car il s’agit de cela : de la foi dans les mots, et à travers les mots, de la vie de la représentation. Derrière cette remarque se profile la logique de la condition humaine, à laquelle la techno-science-économie appliquée à convertir la planète ne saurait déroger : nul ne rêve ni ne pense à la place d’un autre (Legendre, 2013 : 11-12).

76 Religion, vérité, loi, État, société, corps, nature, danse et contrat.

Une nouvelle dynamique historique s’est récemment mise en branle, qui modifie fondamentalement la relation qu’entretiennent les anciens centres et les anciennes périphéries. Le centre est devenu pluriel. Nous vivons aujourd’hui, comme le disait Eisenstadt, dans un monde fait d’hégémonies toujours en mouvement (Bhargava, 2013 : 41).

Ce nouveau mouvement de la recherche vient alors bouleverser les formes et le mécanisme de ce que Bhargava nomme « l’injustice épistémique » (Ibid.) c’est-à-dire celle subie par ceux qui ont été colonisés par l’Occident et résultant de son hégémonie intellectuelle.

Il y a injustice épistémique quand les formes épistémiques fondamentales d’un groupe sont modifiées par l’action – délibérée ou non – d’un autre groupe, plus dominant ou plus puissant (Bhargava, Ibid. : 46).

La fin du monopole des traditions occidentales modernes aboutit au « début de la fin de ce que l’on peut nommer la colonisation des esprits et des cultures intellectuelles » (Barghava, Ibid. : 42).

Grosfoguel plaide pour un « pluri-versalisme décolonial » dans une ère de la

« transmodernité » entendue comme projet politique de décolonisation du monde, des pensées et des savoirs. Il pose l’eurocentrisme comme un « fondamentalisme hégémonique ».

Il est en outre le plus dangereux, car adossé à un pouvoir militaire, financier et culturel lui permettant d’imposer sa domination au sein du système global. En ce sens, une rupture épistémique par rapport au racisme épistémique de l’eurocentrisme implique que la perspective épistémique décoloniale puise dans un canon intellectuel qui ne se limite pas au seul canon occidental (y compris son versant critique).

Une perspective décoloniale ne saurait être fondée sur un universel abstrait (un universel particulier s’érigeant en dessein universel global / impérial), mais devrait être le fruit d’un dialogue critique entre divers projets / perspectives politiques – divers sur les plans épistémique, éthique et cosmologique – visant à construire un monde « pluriversel ».

La décolonisation du savoir implique de prendre au sérieux les perspectives, les cosmologies et les intuitions à l’œuvre dans les pensées critiques du Sud, élaborées depuis et / ou conjointement à des espaces et des corps radicalement et / ou sexuellement subalternes. (Grosfoguel, 2010 : 120).

Nous mettons cependant en partie en question la portée réelle de cette ouverture défendue par les postcolonial studies, les Southern Theories ou encore les Subaltern Theories et cette fin possible de l’ethnocentrisme scientifique. D’une part, les théories postcoloniales puisent nombre de leurs concepts dans l’épistémè occidentale en privilégiant les idées développées par Lacan, Gramsci, Foucault ou encore Derrida. Ce « pluri-versalisme » méthodologique, théorique et épistémique doit certes passer par cette ouverture à la pensée de l’Autre, par la mise en résonnance des catégories, des concepts et des courants

développés dans les centres universitaires mondiaux mais elle ne peut faire table rase de la pensée occidentale qui appartient bien à une pensée globale. D’autre part, le danger d’un eurocentrisme « adossé à un pouvoir militaire, financier et culturel » évoqué par Grosfogel est toujours une réalité dans la mesure où nombre d’États en voie de développement, maintiennent, par choix ou par obligation, un rapport de dépendance et donc de domination vis-à-vis des bailleurs de fonds de la Communauté internationale dont on ne peut renier une paternité profondément occidentale et inscrite dans l’idéologie des valeurs de la démocratie. Dans le cadre de cette recherche portant pour partie sur les politiques linguistiques et éducatives d’une nation considérée comme en voie de développement, cette forme de domination exogène contemporaine est donc examinée (aux chapitre 5, 6 et 9, notamment au sujet des politiques en faveur des langues nationales et des actions de formation des enseignants).

Cette partie fait clairement ressortir l’impact de la globalisation dans la mise en place d’une discussion de l’ethnocentrisme scientifique. La partie suivante s’attache à problématiser les effets de la globalisation pour la didactique des langues et des cultures.