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3 Cadre conceptuel de la recherche

3.3 Histoire et didactique des langues et des cultures

En entreprenant une recherche sur un contexte africain qui est une ancienne colonie portugaise, faire appel à l’histoire est apparu comme une double nécessité.

Premièrement parce que notre propre curiosité était éveillée et deuxièmement en raison de son apport dans la recherche d’une meilleure compréhension. Pour autant, cette évidence mérite d’être justifiée.

Même si aujourd’hui une majorité des travaux portant sur les contextes didactiques propose un cadrage historique, cet usage de la discipline histoire a souvent été discuté voire rejeté. Goffman en rappelle un bon exemple en sollicitant son expérience de sociologue aux États-Unis dans les années 194067. L’insistance de Goffman sur l’importance du tournant vers une étude sociale s’intéressant non plus seulement à ceux

« du haut » rejoint les conceptions plus anciennes de Gramsci (1971 [1926-1934]), d’Hobsbawm (1959) ou encore de Said (2005 [1998]) qui plaident pour une histoire « par le bas » réhabilitant les sujets « subalternes » de l’histoire. Pour Said, l’intellectuel a également un nouveau rôle à jouer vis-à-vis du travail historique68.

Nous retenons deux aspects de ces propos. Tout d’abord, les évolutions de la recherche historique et des cadres épistémologiques disciplinaires au 20e siècle ont participé à un nécessaire changement de regard, plus soucieux de comprendre et de prendre en considération l’histoire sociale. Pour autant, le travail de reconstitution d’un contexte historique prend pour base les traces et implique en priorité le recours à des corpus écrits.

67 Goffman (1983) explique que sous l’influence du champ de l’anthropologie, l’usage de l’histoire est à cette époque tabou en raison de l’idée que le rôle et la fréquence d’une pratique sociale sont plus importants que son histoire. Par ailleurs, les sociologues estiment alors qu’aucune affirmation historique ne peut être prouvée. Depuis l’histoire est redevenue une science tout à fait respectable au regard des sociologues américains.

En effet l’histoire semble avoir évolué très rapidement sur les faits et gestes des Rois, sur les grandes batailles, sur les factions politiques et les actions de leurs leaders, et quant à la recherche en économie, elle s’est aussi transformée en histoire économique… Partant de là elle s’est posée des questions intéressantes telles que la vie des classes laborieuses, la vie quotidienne des classes moyennes, les circonstances propres à la vie des femmes, et d’autres sujets sociologiques dignes d’intérêt.

Ainsi il est devenu évident pour nous tous qu’une pratique sociale ne pouvait jamais s’étudier de façon intelligente sans utiliser des données historiques (Ibid. : 198).

68 Ainsi, par exemple, au moment de la guerre du Vietnam, de l’intervention américaine à Panama ou de la guerre du Golfe, le rôle de l’intellectuel consistait à déterrer les vérités oubliées, à établir les connexions que l’on s’acharnait à gommer et à évoquer les alternatives qui eussent permis d’éviter la guerre et son lot de destruction (Said, 1996 : 38).

En Afrique, il est indéniable que la colonisation a participé à une entrée de l’écrit dans nombre de sociétés. Mais l’écrit ne peut être considéré comme l’apanage des seules langues européennes introduites sur le continent. Outre l’amharique en Éthiopie ou encore le tifinagh pour les Berbères, l’introduction de l’Islam et de l’arabe sur le continent a contribué à une diffusion précoloniale de l’écrit avec notamment le cas de l’ajami, terme utilisé pour qualifier l’utilisation de l’alphabet arabe pour transcrire des langues africaines dont le haussa et le kiswahili (Diallo, 2012). Toutefois, dans une nation d’Afrique australe comme l’Angola située hors de la sphère culturelle arabo-musulmane à l’époque précoloniale européenne, l’arrivée de l’écrit coïncide avec la colonisation. Or, le fait colonial rend justement difficile la reconstitution de cette histoire sociale défendue par Goffman puisque la sphère écrite est réservée aux lettrés, autrement dit aux colons, aux missionnaires et à l’élite métisse et plus rarement à une minorité noire lettrée.

L’historiographie portugaise de la période coloniale ne laisse pas ou peu de place aux voix des subalternes. Comme le rappelle avec justesse Coquery-Vidrovitch (2010), une importante difficulté réside donc dans le fait que les traces laissées par l’épisode colonial ne sont pas les mêmes en fonction des groupes (ex-colonisés et ex-colonisateurs). Par conséquent, le chercheur doit réussir à reconstruire le contexte général pour dégager, autant que possible, ce qui est de l’ordre du non-écrit et du vécu de ceux « du bas ». Par ailleurs, Goffman pose la nécessité des données historiques pour comprendre toute pratique sociale. Comment alors envisager de traiter de questions linguistiques et éducatives sans se tourner vers l’histoire de l’espace de recherche, qu’il soit macro ou micro, national ou local ? Notre travail fait donc résolument appel à l’approche historique pour nourrir l’analyse de notre contexte d’étude.

Un autre point important concernant cet usage de l’histoire dans cette thèse est la relation entre histoire et mémoire. La découverte d’une vérité passe par la ou les langues et nécessite une action du sujet. De ce fait, le sujet est celui qui donne sens à son histoire et son environnement en symbolisant le monde. Il est dans l’intentionnalité et donne du sens à un univers de croyances déjà établi dans la culture (Humboldt, 2000 [1828]). Pour Mbembe, le passage de la mémoire à l’histoire à l’époque contemporaine demande un travail symbolique rendu difficile par une forme de surcharge informative :

Les flux incessants d’événements qui frappent nos consciences ne s’inscrivent guère dans nos mémoires comme histoire.

C’est qu’en effet, les événements ne s’inscrivent dans la mémoire comme histoire qu’à la suite d’un travail particulier, psychique autant que social, bref symbolique, et ce travail n’est plus guère pris en charge par la démocratie dans les conditions technologiques, économiques et politiques de notre civilisation (Mbembe, 2015 : 84).

En didactique des langues et des cultures, il est alors nécessaire de tenir compte du décalage entre la temporalité au plan individuel et la temporalité au plan sociétal, entre mémoire individuelle et mémoire collective (Spaëth, 2014). Dans le cas de cette étude portant sur l’Angola, notre construction d’une mémoire par rapport à ce contexte coïncide quasiment avec le moment de la découverte et du vécu dans la mesure où notre éducation scolaire ne nous avait jamais introduite à cet objet et que sa couverture médiatique en France est sporadique : l’Angola a en particulier fait l’actualité en France durant la Guerre froide (INA, 2015) et l’ « affaire Falcone » ou « Angolagate » (Sulitzer, 2009). Autrement dit, notre entrée dans l’histoire de notre contexte d’étude s’est d’abord constituée à travers des récits oraux et écrits simultanés ou a posteriori de notre découverte du contexte angolais.

La recherche qui vise la compréhension d’un contexte, d’une culture éducative, de l’évolution des idéologies linguistiques et des représentations des sujets à l’égard des langues appelle clairement à ce travail de l’histoire. En didactique des langues, l’histoire

« [d]’une part permet la mise en lumière des différentes lignes de force et des tensions conceptuelles qui président objectivement à sa construction, d’autre part, elle fait surgir les discours, les méthodologies, qui l’ont structurée tout autant que ceux qu’elle a produits » (Spaëth, 2005 : 10).

Cette mise à profit de l’histoire nécessite une critique réflexive, comme le constate empiriquement Spaëth (2014). Elle enjoint aux didacticiens d’établir une distinction entre mémoire et histoire et d’utiliser la relation de la didactique vis-à-vis de l’histoire sociale de manière à éviter une double tendance en didactique du français langue étrangère et seconde : l’hyperconstructivisme, qui revient à donner sens au présent par les récits historiques, et le présentisme, qui contribue au brouillage mémoire / histoire. Un écueil à éviter est donc de seulement établir un lien de causalité vis-à-vis du passé, autrement dit de chercher des éléments de compréhension historique et de les actualiser. Dès lors, tant pour la constitution du cadre historique de cette étude que pour l’analyse des phénomènes observés, il convient de chercher à les inscrire dans un contexte historique et non pas simplement à en réaliser une narration :

À la déshistoricisation plus ou moins consciente qui détermine l’ignorance active ou passive du contexte historique s’associe l’actualisation toujours plus ou moins anachronique que, sauf effort spécial, toute lecture opère inconsciemment par le seul fait de rapporter les textes à l’espace des possibles du moment et à la problématique philosophique inscrite dans cet espace :

cette référence « actualisante » est ce qui permet de produire, par l’anachronisme, un commentaire à la fois daté et faussement chronique qui, lors même qu’il se croit fidèle à la lettre et à l’esprit des pensées qu’il veut simplement reproduire, les transforme, parce que l’espace dans lequel il les fait fonctionner est transformé (Bourdieu, 1998 [1992] : 499).

Pour Bourdieu, ignorer ce double effort revient à comprendre de manière anachronique et ethnocentrée, ce qu’idéalement nous souhaitons éviter. Il préconise alors, en sus d’un regard attentif à l’histoire sociale, la « double historicisation » qui consiste à reconstituer le contexte de production des textes et discours objets d’étude tout en prêtant attention aux conditions et à l’époque de réception et d’interprétation. Le processus d’historicisation aide à la compréhension des idées, des concepts, des phénomènes ou des catégories parce qu’elle permet d’en découvrir les principes sous-jacents. Cette méthode d’analyse sert à rendre compte des conditions politiques et idéologiques de la production d’un discours pour en permettre une meilleure compréhension, notamment l’intention de son (ses) auteur(s). Pour ce faire, le chercheur doit réussir à reconstruire le champ spécifique qui leur a donné forme et à articuler le passé et le présent. L’usage de l’histoire repose alors sur l’élaboration de cette relation

« entre les différents discours et le récit historiographique produit dans le sillage de l’interprétation de l’historien » (Spaëth, 2014 : 231). L’enjeu pour notre recherche est bien cette rencontre des modes « synchronique » et « diachronique », au sens que Saussure (2005 [1916]) a donné à ces termes pour les études linguistiques.

On comprendra d’autant mieux la nécessité de travailler ici les deux modes d’historicisation : sur un mode synchronique / individuel et horizontal, susceptible de rendre compte d’une mémoire particulière et sur un mode diachronique / collectif et vertical, susceptible de rendre compte d’une histoire sociale (Spaëth, Ibid. : 241).

Cette question de l’herméneutique dans le travail sur notre corpus didactique (chapitres 7 à 9) représente un enjeu fort dans la mesure où la visée interventionniste que nous attribuons à la didactique des langues et des cultures tend à faire garder la situation éducative et linguistique présente à l’esprit, menant facilement au risque d’actualiser69.

69 À ce propos, à la fin de son ouvrage consacré à l’œuvre d’Heidegger, Bourdieu écrit : en fait dès que l’on s’inquiète de comprendre, et non d’inculper ou de disculper, on aperçoit que le penseur est moins le sujet que l’objet de ses stratégies rhétoriques les plus fondamentales, celles qui se mettent en œuvre lorsque, guidé par les schèmes pratiques de son habitus, il est en quelque sorte traversé, tel un médium, par la nécessité des espaces sociaux, inséparables d’espaces mentaux, qui entrent en relation à travers lui ». (cité par Bouveresse, 2003 : 112, de L’Ontologie politique de Martin Heidegger).

Ce qui complexifie le travail d’historicisation est bien « la puissance des grilles culturelles et idéologiques » du chercheur lui-même, ce que Blanchet rappelle à la suite de Morin (1990 [1982]) :

[…] les chercheurs, les scientifiques, sont aussi et avant tout des êtres humains socialisés, éduqués, « enculturés », porteurs de ces schèmes interprétatifs profondément installés dans leur vision du monde et qu’ils n’ont appris à mettre en question, en général, qu’à propos de leur champ de spécialisation, mais pas ou peu, pas aisément en tout cas, dans tous les autres champs et sur tous les autres facteurs et phénomènes que croise leur spécialité (Blanchet, 2011 : 11).

Notre adhésion à ces propos induit trois aspects pour cette recherche articulant histoire et didactique des langues et des cultures : la prise en compte du critère idéologique tout au long de notre travail, une réflexion sur la question de l’ethnocentrisme scientifique qui est particulièrement sensible lorsqu’on s’intéresse à un contexte postcolonial et une approche réflexive quant à notre positionnement et notre formation de chercheuse française. Ces trois aspects sont abordés dans la suite de ce chapitre.