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3 Cadre conceptuel de la recherche

3.5 Les études postcoloniales : apports

Au plan historique, dire que le moment de l’indépendance est un tournant dans l’histoire d’un territoire qui passe du statut de colonie à celui d’un État-nation paraît relever de l’évidence. Ce bouleversement entraîne de fait des changements profonds dans les manières de penser le monde et de réfléchir sur les sociétés. Pour l’anthropologue Agier, l’histoire de sa discipline de référence a été marquée et réorientée « par trois processus qui ont parcouru les dernières décennies et dont on peut situer l’amorce entre la sortie de la Seconde Guerre mondiale (années 1940-1950), les grandes décolonisations (années 1960-1970), et la fin de la guerre froide (années 1980-1990) » (Agier, 2013 : 78).

Ce contexte historique a été marqué par une crise générale des grands paradigmes relatifs, pour ce qui concerne plus directement les savoirs de l’anthropologie, aux transformations des représentations de l’individu, à la formation et à

l’imposition progressive de l’échelle mondiale, et aux multiples troubles et conflits associés à la question des frontières, qu’il s’agisse de leur existence même, de leurs délimitations ou de leur rôle (Agier, Ibid. : 78).

Les trois processus relevés par Agier, dont celui des indépendances, sont également déterminants pour la didactique des langues et des cultures appliquée aux terrains africains. La création de l’Unesco en 1946 dans l’immédiat après-guerre participe à un changement significatif des discours sur les langues d’enseignement, en particulier pour un continent, l’Afrique, où la réalité de la colonisation a pour corollaire un taux d’analphabétisme très élevé. Ensuite, le moment des indépendances entraîne une reconfiguration des conditions politiques dans les actions éducatives et linguistiques menées par les ex-colonisateurs et signe également la prise en main des systèmes éducatifs publics par les premiers gouvernements postcoloniaux. Enfin, la fin de la Guerre froide constitue un tournant pour les nations africaines ayant fait le choix du socialisme à l’indépendance, ce qui est le cas de l’Angola (cf. chapitre 4 : 201 et sq.). Les rapports de partenariat dans le domaine éducatif sont alors modifiés.

Pour cette étude portant sur la question linguistique et éducative, les moments de rupture sont cruciaux pour l’analyse et la réflexion. Le moment de l’indépendance, qui coïncide avec le maintien postcolonial de la langue du colonisateur dans un environnement de renouveau politique et idéologique majeur, prête à s’interroger sur l’évolution de l’écosystème linguistique (Mufwene, 2010) dans un contexte postcolonial.

Il est alors important de problématiser ce que signifie et ce qu’apporte la notion de postcolonial pour la didactique des langues et des cultures appliquée au contexte angolais.

Les études postcoloniales sont apparues justement en réaction à la rupture engendrée par les indépendances. Penser le contexte angolais à l’aune de ce processus postcolonial pourrait signifier tenir compte de l’ancrage temporel de notre époque qui se caractérise a priori par cette postériorité vis-à-vis du fait colonial. Toutefois, cette vue revient à seulement considérer cette question dans une conception européo-centrée et chronologique qui, comme le souligne Baneth-Nouailhetas, a tendance dans le langage courant à restreindre le colonialisme à celui des nations européennes. Il convient donc de prendre garde, d’une part, à bien envisager le fait postcolonial comme un processus théorique et non un état, chronologique ou historique, et, d’autre part, à tenir compte de

« son rapport direct avec l’historicité du présent et des langues » (Baneth-Nouailhetas, 2006 : 48).

Pour faire cette distinction entre le sens chronologique, limité à l’histoire et à la politique, et le sens théorique de postcolonial, certains, comme l’historien Lazarus (2006 : 61), font le choix d’utiliser l’adjectif « post-colonial » (avec trait d’union) pour désigner la période succédant à la colonisation. Clavaron rappelle aussi que le caractère instable du concept de postcolonial incite au travail herméneutique.

Le terme « postcolonial » présente une double acception et une double orthographe : chronologique avec trait d’union pour désigner ce qui vient « après la colonisation », épistémologique sans trait d’union, au sens critique de l’état colonial et de ses conséquences. En fait, se trouve même une troisième graphie avec une barre oblique – post/colonial – pour marquer la continuité entre les périodes coloniales et post-coloniales et l’absence de césure franche (Clavaron, 2011 : 12).

Dans ce travail, nous choisissons l’usage d’une graphie unique sans pour autant écarter la nuance sémantique de postcolonial.

Au plan chronologique, il est possible lorsqu’on qualifie un événement de postcolonial de se demander s’il est question du passé, du présent ou d’un processus inachevé. Clavaron (2011) pose aussi la question de sa spatialité : les espaces considérés comme postcoloniaux peuvent être distingués en deux groupes. Soit ce sont des États, anciennes colonies de peuplement, où les Européens sont restés au détriment des populations locales, soit ce sont des États où les populations locales ont réussi à obtenir leur indépendance. Pour illustration, des duos opposés peuvent être posés pour l’espace anglophone (Inde / Nouvelle Zélande ou encore Nigéria / Canada) et l’espace francophone (Algérie / Canada-Québec ou Madagascar / Île de la Réunion). Pour l’espace lusophone dont l’Angola fait partie, le Portugal n’a conservé que Madère et l’Archipel des Açores, dont les populations sont très nombreuses.

Lazarus (2006) considère qu’outre le paradigme des indépendances qui a influencé l’émergence des paramètres majeurs des études postcoloniales, ce sont surtout les changements au niveau de l’économie politique mondiale à partir des années 1970 qui ont un impact : le défi historique posé par le Tiers-Monde, la perte d’influence des idéologies révolutionnaires socialistes et la fin d’un mode bipolaire avec la chute du mur de Berlin en 1989. La critique postcoloniale n’aurait pas fait sens dans le contexte historico-idéologique des années 1970.

Sans prétention à l’exhaustivité, la confrontation des vues parfois fort discordantes de chercheurs français ou francophones permet de prendre la mesure de l’ampleur du débat autour du terme postcolonial, ce qui rend par conséquent a priori discutable son usage comme critère de recherche. Pour certains, l’abondance des travaux se réclamant de ce courant théorique, tout autant que leur caractère relativement récent71, peuvent être considérés comme critiquables comme le laissent à penser Bayart et al. (2010), King (2000) ou encore Smouts (2007). Pour d’autres, les courants de pensées majoritairement initiés à travers des œuvres et des critiques littéraires 72 apparaissent comme pourvoyeurs de nouveaux concepts et théories, bénéficiant au nécessaire renouveau de la recherche (Bancel, Bernault, Blanchard. et al. (dir), 2010 ; Clavaron, 2011 ; Collignon, 2007 ; Lacoste, 2006, 2010 ; Moura, 1999 ; Murphy, 2011 ). Les propos tenus par Sibeud nous semblent bien résumer les défauts et les avantages des études postcoloniales :

Cet engouement peut surprendre. Les Post-Colonial Studies sont délibérément transdisciplinaires, bardées de références théoriques assez hétérogènes et quelque peu jargonnantes. Elles posent cependant des questions importantes en particulier aux historiens. Peut-on dire que nous vivons dans un monde «Post-Colonial», c’est-à-dire libéré politiquement, économiquement et culturellement des formes coloniales de domination et de leurs éventuels avatars, mais en même temps profondément marqué par cette domination ? Et si tel est le cas, comment rendre compte de la diversité des expériences historiques des ex-colonisés et des ex-colonisateurs en évitant le double écueil d’un éclatement de l’histoire en récits divergents ou, au contraire, de son enfermement dans une logique binaire qui reconduirait sempiternellement l’opposition entre «eux» et «nous»? (Sibeud, 2004 : 87).

L’évolution des rapports de domination et le travail de l’histoire postindépendance sont au cœur de la réflexion postcoloniale. Ces deux aspects justifient bien l’usage de la théorie postcoloniale pour notre travail au regard des propos développés dans les deux sections précédentes concernant l’usage de l’histoire dans notre travail et la prise en compte des enjeux liés à la question idéologique.

71 En France, l’année 2005 est souvent conçue comme un moment de rupture dans la réflexion sur le lien entre société nationale et colonialisme. Lacoste (2006) propose cependant l’année 1998 comme moment du renouveau du débat sur le colonialisme en France à l’occasion, symbolique, du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage dans les territoires insulaires colonisés par la France : Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion. Les travaux menés par les historiens Bancel et Blanchard témoignent de ce tournant : ils publient successivement La fracture coloniale, la société française au prisme de l’héritage colonial (2005), La République coloniale (2006), Culture coloniale en France : de la révolution française à nos jours (2008)71. En 2010, l’adjectif postcolonial fait titre : Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française.

72 Voir la Chronologie de la littérature postcoloniale en annexe 1 (p.2) d’après le travail de Lazarus (2006). Lazarus présente une chronologie indicative non exhaustive mais témoignant du vaste champ constitué par les littératures postcoloniales. Cette nomenclature vise à exposer la diversité des travaux littéraires postcoloniaux aux statuts variés (autobiographie, discours colonial, théâtre, fiction, non-fiction, poésie, texte clé des études postcoloniales) en mettant en regard un « cadre historique de référence » constitué des évènements politiques ou sociaux. Elle commence en 1898, date à laquelle les USA deviennent « une puissance impérialiste à l’échelle mondiale » (Ibid. : 6). Lazarus intègre à la fois des événements historiques à la signification globale et des événements d’importance à un niveau plus localisé. Il montre que le local a pu avoir des conséquences globales ou simplement être significatif pour une population donnée et pour un cadre spatio-temporel restreint.

De notre point de vue, un intérêt majeur des théories postcoloniales – mais aussi des « Southern Theories » ou théories du Sud – est le développement d’un pluricentrisme scientifique qui permet de repenser le lien entre centre et périphérie. Pour Balandier (2007), la situation postcoloniale encourage à l’autonomie de la pensée et à se libérer des

« effets de conjoncture dominante ». À sa suite, Murphy (2011) défend l’importance de la période contemporaine et le besoin de comprendre le rôle joué par le colonialisme dans les sociétés actuelles. De cette question du centre et de la périphérie découle la problématisation du statut de l’universitaire vis-à-vis de son sujet d’étude et du possible

« fossé » engendré par la différence d’appartenance sociale : […] la critique de l’européocentrisme et d’une historiographie élitiste et directive fait partie intégrante du geste fondateur des études postcoloniales (Lazarus, 2006 : 17). Nombre de chercheurs des études postcoloniales adoptent des postures antinationalistes et antimarxistes. La pensée postcoloniale provoque ainsi une critique sur la partialité du reste de la communauté des chercheurs.

Du point de vue de la critique postcoloniale, le modèle et la formation occidentaux prévaudraient et l’appartenance sociale des théoriciens renverrait au capitalisme global (ou aujourd’hui, au néo-libéralisme selon les vues théoriques développées par certains chercheurs en didactique des langues et des cultures comme Maurer (2011), Huver (2014) ou encore Debono (2014)).

L’apport de cette réflexion pour notre recherche est double.

Le premier apport significatif des théories postcoloniales est de nous conduire à interroger notre positionnement de chercheuse du Nord travaillant au sujet d’un contexte du Sud : dans la partie finale de ce chapitre nous mettons à profit cette interrogation pour exposer notre posture et expliquer comment la part de subjectivité de la recherche est prise en compte (cf. Infra. : 121).

Le second apport est de nous inciter à prendre soin d’intégrer la relation centre-périphérie dans l’analyse et la réflexion. Ce travail de recherche en français qui prend pour objet une nation d’Afrique lusophone requiert d’emblée l’ouverture vers un autre centre. Pour le cas de l’Angola, la relation historique entre centre et périphérie, qui est le corollaire de l’expérience coloniale, nécessite de se tourner vers le Portugal. Mais cette démarche d’ouverture ne doit pas se cantonner à explorer cette autre relation

centre-périphérie, avec le risque de l’écueil d’une simple comparaison avec la relation entre le centre français et les périphéries constituées par les nations issues de l’ancien Empire colonial français. L’ouverture doit chercher à déterminer quels sont les nouveaux centres, c’est-à-dire ceux avec lesquels la nation angolaise en tant que périphérie, développe des relations fortes et influence la recherche et la diffusion de nouveaux savoirs et idéologies.

Dans les études et écrits sur l’Afrique, Copans (1971) considère que l’évolution des théories et des idéologies, notamment dans le domaine anthropologique, se construit en fonction de la nature des relations entre le contexte spatial de création théorique (les anciennes métropoles coloniales) et le lieu de son application (l’Afrique). Pour lui, il existe (à la date de ses écrits) cinq périodes dans cette évolution et chacune d’elle est caractérisée par le lien entre contexte historique et social, configuration idéologico-théorique et approche disciplinaire (cf. annexe 2 : 5). Copans dresse « une esquisse rapide des études africaines en anthropologie et sociologie et les raisons de leur évolution » (1974 : 81) et rappelle qu’une production scientifique est déterminée socialement et est en lien direct avec les conditions historiques de son façonnement, son fonctionnement théorique étant lui-même déterminé par « l’outillage conceptuel et les médiations idéologiques du groupe auquel appartient (de droit ou de fait) le scientifique » (Copans, Ibid. : 84)73. Pour lui, cette détermination sociale de la fonction scientifique entraîne au moins trois réalisations concrètes :

- La relation entre les différentes idéologies (religieuses, politiques, pédagogiques) et le savoir scientifique ;

- Le rapport entre dominance, à une époque donnée, d’un type d’idéologie et place et fonction accordées au savoir scientifique ;

- Le lien entre idéologie de groupe ou de classe sociale et place et fonction accordées au savoir scientifique dans la « configuration des conditions sociales » (Copans, Ibid. : 85).

Ces propos justifient d’une part la démarche de double historicisation que nous défendons dans ce travail de manière à prendre en compte les conditions de production, tant des corpus analysés que de ce travail lui-même. Ils invitent également à prendre soin de réfléchir aux concepts mobilisés dans notre discipline de référence aujourd’hui, notamment à l’heure où prédomine largement une influence des centres du Nord vers les

73 Althusser prend directement à partie son lecteur en lui rappelant leur statut identique de sujet et, en tant que tel, de « pratiquant » des rituels de la reconnaissance idéologique (1970 : 112-113). Pour lui, le discours scientifique est donc porteur d’une idéologie sauf s’il est produit sans sujet, ce qui s’avère impossible.

contextes du Sud dans le processus de transposition didactique. Ensuite, ils mènent à prendre en considération la multiplication des centres et des périphéries, et par là même à parler de lien centres-périphéries. Enfin, ils permettent de prendre en compte une spécificité du contexte angolais par rapport à d’autres contextes d’Afrique subsaharienne qui a bien des incidences sur les idéologies en présence : la date d’indépendance.

Nous finissons cette réflexion sur l’apport des théories postcoloniales dans notre travail par une courte digression au sujet des dates d’indépendance. La carte ci-dessous illustre bien le fait que la réalité de l’indépendance est asynchrone en Afrique.

Figure 9 : carte des indépendances en Afrique – 1910 à 1993

Au plan chronologique, le 20e siècle est postcolonial dans sa durée lorsqu’il s’agit du continent africain puisque la première indépendance date de 1910 et la dernière de 1993. Le décalage temporel dans les accessions aux indépendances de chaque nation africaine conduit à la création d’espaces distincts. La chronologie des indépendances

commentée en annexe 3 (p.6) permet de rappeler que dans leur grande majorité, elles se sont déroulées après la Seconde Guerre mondiale, plus particulièrement dans les années 1960 dans le cas de l’Afrique anglophone et francophone74. 1960 est une date clef pour le continent africain, puisqu’en amont et en aval de cette année-là, l’histoire des pays africains colonisés par la France connaît un tournant. (Spaëth, 1996 : 5). Dans la réflexion de Spaëth au sujet de l’indépendance comme moment de rupture, elle souligne que dans le cas des anciennes colonies françaises, cette notion de rupture prête à interrogation. Si du côté africain elle est une réalité, du côté français les actions menées par la France s’inscrivent dans une

« réitération » mais « dans des conditions politiques nouvelles » (Ibid.). Pour le cas de l’Angola et des autres nations de l’ancien empire colonial portugais, outre cette prudence à adopter concernant la notion de rupture en fonction du point de vue adopté (centre ou périphérie), il est déterminant de tenir compte du décalage temporel des indépendances (en 1975) par rapport au tournant de 1960 pour la majorité des autres nations africaines.

Dans le cadre historique, nous prenons soin de traiter des reconfigurations sociales, politiques et idéologiques au niveau continental engagées à partir de 1960 et de leur impact sur les territoires encore colonisés à cette date qui participe notamment à fragiliser la métropole portugaise (cf. Infra : 161 et sq.).

Ce détour sur les dates d’indépendance permet de renforcer la pertinence des apports des théories postcoloniales (relation centre-périphérie et positionnement / historicisation de la recherche mais aussi des discours objets d’analyse) et ouvre la voie à la piste de réflexion suivante, qui est activée par la critique postcoloniale : celle de l’ethnocentrisme scientifique.