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3 Cadre conceptuel de la recherche

3.7 De la globalisation à la variation des échelles d’analyse

La globalisation apparaît comme une des notions incontournables d’une recherche portant sur le monde social contemporain : il est désormais rare que ses effets, ses enjeux, ses limites, ses risques ou encore les tensions qu’elle produit au niveau mondial ou local ne soient pas traités. Nous considérons comme Vigouroux et Mufwene (2014) que la colonisation européenne est une des manifestations de la globalisation. Le monde contemporain, celui pour lequel l’intervention didactique peut être pensée, nécessite de réussir à intégrer la complexité de l’articulation entre le global et le local. Prendre en compte le fait postcolonial représente alors un apport pour une didactique des langues et des cultures soucieuse de faire face aux enjeux du « grand écart » entre local et global (Wieviorka, 2014), entre sujet et géopolitique contemporaine.

Dans la littérature francophone, le substantif globalisation cohabite auprès de celui de « mondialisation », dualisme sémantique partagé pour la langue portugaise mais étranger à la langue anglaise. Mufwene et Vigouroux distinguent la globalisation de la mondialisation en montrant les limites de cette dernière :

La globalisation peut opérer à une échelle locale ou mondiale et permet souvent d’expliquer l’interdépendance d’événements locaux complexes d’une façon que la notion de mondialisation ne peut pas. […] Mondialisation suggère une circulation des biens, des personnes et des activités humaines à l’échelle mondiale (Mufwene et Vigouroux, 2014 : 9).

Dans cette perspective, la mondialisation est le fruit des avancées économiques et technologiques et permet avant tout de parler des circulations matérielles et immatérielles (en particulier le rôle singulier d’Internet dans l’accélération des échanges et des circulations de biens immatériels et des savoirs). Même si cette mondialisation apparaît chaque jour plus rapide, « c’est moins l’espace géographique qui se « rétrécit » que la

« temporalité entre ces espaces » (Mufwene et Vigouroux Ibid. : 9). Les effets des circulations au caractère a priori exponentiel et complexe, inscrit la mondialisation comme un aspect de la globalisation. Au plan social, les circulations des individus (migrations économiques, flux de réfugiés en particulier) constituent également un enjeu fort dans le système écolinguistique mondial en raison des reconfigurations des communautés linguistiques, des rapports de domination entre langues et des répertoires individuels.

La globalisation provoque et fait émerger des discours multicentriques et transnationaux. Les relations et les collaborations entre institutions scientifiques et entre pairs multinationaux, les migrations étudiantes et enseignantes, la circulation matérielle ou numérique des revues et des ouvrages rendent l’espace de la recherche et du savoir complexe ; la modélisation de cet espace pourrait prendre la forme d’un objet aux contours insaisissables, aux frontières et connexions particulièrement mouvantes et aux réalisations infinies. Ce modèle peut créer un effet de dissolution tant il est illusoire de prétendre pouvoir atteindre à une vision holistique de cet espace de la recherche à un instant précis de l’histoire sociale. Mais cet espace « globalisé » pose la question de la domination des centres historiques : contribue-t-il bien à dépasser l’ethnocentrisme scientifique ?

Pour Wieviorka (2014), la rupture intellectuelle récente prend deux directions.

Certains reviennent sur la place que tiennent la nation, l’État et la société comme cadre de l’analyse, pour demander de les replacer au cœur de cette dernière, sans pour autant sous-estimer les autres niveaux possibles. D’autres, comme Beck (2006), mettent à profit la « cosmopolitisation du monde » et appellent au « cosmopolitisme77 méthodologique ».

77 Brennan définit le cosmopolitisme en le distinguant de l’internationalisme :

Les notions de mélange et de fusion, plutôt que de rupture, se retrouvent dans la pensée d’Appadurai (2001 [1996]) qui met à profit la notion de « diaspora » pour s’opposer à une conception de la globalisation fondée sur un clivage entre centre et périphérie. Comme le rappellent Bancel et al. :

[Appadurai] insiste sur la dimension diasporique des nouvelles cultures de l’immigration, sur une capacité à réinventer des communautés à distance dans le grand maelström de la mondialisation. Dans cette perspective, les frontières interethniques, loin d’être des barrières protectrices d’identités préalablement définies de manière close, sont le lieu de construction d’identités nouvelles. Une culture diasporique donc, fondée sur des phénomènes d’hybridation. Hybridation ou encore créolisation pour reprendre les termes des Antillais Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, et sur un autre, registre, Paul Gilroy, qui découvre une mémoire longue de l’Atlantique noir (Bancel et al., 2010 : 15).

À notre sens, les flux de sujets impliqués dans la recherche en sciences humaines tout autant que l’accélération de la circulation des idées, des concepts et des savoirs à l’heure du numérique participent à la création d’un espace de recherche plus hybride et plus autonome vis-à-vis des centres de l’hégémonie académique et à cette pensée plus cosmopolite ou globale. Les études menées par Brooks et Waters (2011) sur la mobilité des étudiants et Kim (2010) sur la mobilité des universitaires montrent à la fois les difficultés et les apports de cette circulation académique.

[eng] Les biographies de différents universitaires en mobilité dont le savoir est devenu transnational nous montre que l’ensemble des expériences en relation avec la mobilité – l’acte initial de traverser des frontières territoriales, s’installer et s’adapter dans un nouvel environnement (universitaire) sont liés au processus de transformation épistémique. Le

« déplacement » est une expérience commune pour la majorité des migrants, mais pour certains universitaires, voire pour

Cosmopolitisme – couramment associé à la sympathie, aux voyages, à l’ouverture à l’altérité culturelle, etc., le cosmopolitisme accompagne parfois la mondialisation comme l’éthique politique de l’intellectuel humaniste. Il décrit et approuve (il approuve en décrivant) la création d’une singularité incongrue, d’un mélange et d’une fusion de différences pour former une seule entité.

Qui plus est, il postule la théorie d’un gouvernement mondial et d’une citoyenneté mondiale dans laquelle la signification culturelle des termes est reportée sur leur sens politique. Dans ce sens, il se distingue de l’internationalisme, qui se propose d’établir un réseau mondial de respect et de coopération fondé aussi bien sur les différences de régime politiques que les différences culturelles. Le cosmopolitisme se développe sur une culture déjà existante d’intellectuels et de voyageurs de classe moyenne, de chercheurs, et d’hommes d’affaires. L’internationalisme, de son côté – encore qu’il ne repose pas moins que le cosmopolitisme sur les faits d’interpénétration mondiale, l’homogénéisation provoquée par la culture de masse capitaliste, et les conséquences culturelles des migrations de masse –, est une idéologie du pauvre, du nouvel arrivant, de l’exilé, et du momentanément faible (Brennan 2006 : 216).

78 The biographies of distinctive mobile academics whose knowledge have become trans-national tell us that the whole set of mobility-related experiences - the initial act of crossing territorial boundaries, settling in and adaptation to a new (academic) milieu are entwined with the process of epistemic transformation. ‘Displacement’ is a common experience of most migrants, but for some academics, if not many, such experience has led to a new breakthrough and paradigm shifting knowledge creation.

groupes, d’institutions ou encore d’une idéologie, comme ceux tissés à la Renaissance lorsque l’élite intellectuelle considère qu’un « tour » des enseignements universitaires européens stimule l’élévation de la pensée. Cependant, même dans un monde globalisé il n’est pas aisé de répondre à la nécessité de ces interactions entre chercheurs et penseurs, de ces mises en relation de pensées diverses et de cette circulation des idées, qu’elles soient passées ou contemporaines.

Les migrations tout autant que les circulations de biens matériels et immatériels font aussi surgir les notions de frontière et de nation. Comment en effet penser un espace mondialisé quand la question de la nation reste centrale dans la géopolitique mondiale ? Brennan relève l’existence d’une position sur la mondialisation qui considère qu’elle n’existe pas :

la structure de l’État-nation reste la norme internationale ; les divisions ethniques, linguistiques et religieuses n’ont fait que s’intensifier ; la plupart des habitants du monde, ce sont des provinciaux, des traditionnels et isolés des autres, ne vivant pas seulement en dehors de ce monde censé s’être nouvellement mondialisé, mais en dehors de la modernité elle-même.

(Brennan, 2006 : 213).

Cette position qui prétend la non-existence de la mondialisation mène à la primauté de la nation (et de ses frontières) comme cadre social. Or si le postulat de départ est que justement la globalisation – et donc la mondialisation – a bien des effets au niveau local, le point de vue sur la nation ne peut être limité à celui d’un cadre fondamental dans la compréhension du monde social contemporain. Wallerstein soutient l’idée de pensée globale qui contribue à son analyse des « systèmes-monde » (1980).

L’élément le plus capital de cette forme d’analyse, c’est de dire que nous vivons dans un système-monde et qu’on ne peut pas analyser le monde comme si les États existaient chacun de manière autonome, parfois avec des relations entre eux, jamais séparés les uns des autres. Il y a d’abord le système-monde, puis les États, et non les États puis le système-monde79 (Wallerstein, 2013 : 158).

Nous situons notre travail dans cette conception : la globalisation n’annule pas la question de la nation et elle est un phénomène mondial qui, pour la société contemporaine, a commencé il y a cinq siècles, c’est-à-dire avec la colonisation

79 Dans l’entretien où il est invité à réfléchir sur ce que signifie « penser global » Wallerstein précise un point de vue très critique à l’égard de l’usage du concept de globalisation dans la lecture économique du monde : Quant à la globalisation, c’est une très bonne chose d’en parler quand cela signifie que les gens se rendent comptent qu’il y a un monde au-delà du petit coin de terre dans lequel ils se trouvent. Mais, pour moi, la conceptualisation de la globalisation a été utilisée par les néo-libéraux pour freiner ce qui se passe dans le monde réel, le système-monde, et dans le monde du savoir. Comme j’ai pu le dénoncer à plusieurs reprises, cette conceptualisation néolibérale me semble très éloignée d’une tentative de repenser le monde dans un contexte global. (Wallerstein, 2013 : 156).

européenne qui est indissociable de l’histoire des États-nations. Mbembe (2015) considère qu’un des processus historiques des Temps modernes est bien la constitution de ces « espaces-mondes » et qu’au tournant du 16e siècle l’hémisphère occidental est le moteur privilégié de constitution de ces espaces80. La question de l’hégémonie montre également l’importance de la nation à un moment où la situation postcoloniale est déterminante pour les nations africaines et l’Angola.

Pour la recherche en sciences humaines, cet espace globalisé, qui fait cohabiter le local et le global, ouvre alors la voie à ce que Mbembe qualifie de « pensée-monde » plutôt que de « pensée globale ». Il la définit comme un processus qui requiert la rencontre, la traduction, la circulation, le conflit et même les malentendus pour tendre vers des exigences communes et universelles.

Dans l’élaboration de cette pensée-monde, l’on est obligé de passer par cette archive européenne qui, au demeurant, contient une part de nous-mêmes ; et dont nous sommes d’ailleurs, à plusieurs égards, les co-auteurs. La question n’est pas de faire un détour, aussi opportun soit-il, par cette archive. Il faut habiter cette tradition, puisque, de toutes les façons, elle ne nous est pas étrangère et nous n’y sommes point des étrangers. Il nous faut donc habiter plusieurs mondes en même temps, non dans un geste d’écart, mais de va-et-vient, qui autorise l’articulation, d’une pensée de la traversée, de la circulation (Mbembe, 2015 : 86-87).

La globalisation et la nécessaire décentration vis-à-vis des centres historiques – qui impliquent cependant de prendre pleine mesure de l’importance de l’« archive européenne » tout autant que de ses avancées récentes – appellent par conséquent à « habiter » différents mondes de la recherche et de savoir varier les échelles et les articuler : la prise en compte du global, en tant que concept et que contexte, implique d’étudier les tensions et les enjeux au niveau local et vice-versa. La nation prend sens dans son inscription dans un continuum contextuel où les frontières entre global, national et local sont floutées. Pour le chercheur en sciences humaines, la prise de conscience de son lien et de son « tribut » social, éducatif, idéologique et culturel vis-à-vis du ou des centre(s) où il a grandi et été éduqué et formé est déterminante. Par exemple, dans le cas précis de la recherche française, Bancel et al. (2010) rappellent que les enjeux scientifiques étant doublés d’enjeux politiques, il est nécessaire « d’ouvrir notre géographie et notre histoire au tournant postcolonial pour dépasser le nationalisme méthodologique, ne plus enfermer la réflexion dans l’espace francophone et faire preuve,

80 Le commerce triangulaire instauré autour de l’esclavagisme crée par exemple un espace-monde atlantique mettant en relation trois espaces continentaux sous l’hégémonie de l’européen sur l’africain et le sud-américain.

surtout, en suivant le conseil de Walter Benjamin, d’une éthique de la responsabilité tournée vers le passé » (Bancel et al., Ibid. : 12).

L’articulation entre le local et le global en didactique des langues et des cultures et en sociolinguistique renvoie alors à l’approche que le sujet didacticien ou sociolinguiste adopte face à et sur son terrain de recherche et/ou d’exercice. Pour le cas de l’Afrique subsaharienne, des études ethnographiques à l’époque de la colonisation aux analyses des pratiques langagières des grandes villes africaines aujourd’hui, la variété des approches des contextes est remarquable. Cependant cette diversité ne signifie pas pour autant qu’il y ait une prise en considération de la relation entre global et local. Dans les approches de type micro en particulier, le focus étant souvent mis sur une situation d’enseignement / apprentissage spécifique ou l’usage des langues dans un lieu particulier, l’analyse fait fi de l’influence de la globalisation. Au plan méthodologique, une remédiation possible est de privilégier différentes échelles d’analyse, c’est-à-dire de combiner des angles d’approche différents permettant de passer d’un microcontexte à un macrocontexte, de discours individuels à des discours officiels et institutionnels, de situations informelles à des situations formelles, du local au national au mondial, etc. Pour le cas de notre contexte, cette articulation entre local et global appelle spécifiquement à interroger le lien entre politiques nationales et politiques exogènes, celui entre production didactique locale et transposition didactique exogène et plus largement celui entre histoire nationale et histoire mondiale. Ainsi, interroger le lien entre didactique des langues et des cultures et globalisation nécessite alors d’aborder le contexte sous différents angles et échelles dans le but de pouvoir repenser les modalités de l’intervention didactique contemporaine.

Depuis 1945, les enjeux de développement et de l’aide au développement ont accru le nombre de coopérations et de partenariats, notamment dans les domaines éducatif et linguistique : les échanges privilégiés hérités du colonialisme se défont et se transforment rapidement. L’ancienne polarité des métropoles coloniales, jusqu’alors considérées comme garantes du savoir savant, en grande partie due au poids de la langue dominante européenne, est mise en question. Le passage du savoir savant au savoir enseigné puis approprié n’implique plus qu’un seul ensemble scientifique, administratif, politique et éducatif. Les interactions entre « noosphères »81 exogènes du Nord et du Sud avec les noosphères locales sont ainsi de plus en plus diversifiées – et complexes.

81 Le terme noosphère est emprunté à Y. Chevallard (1991) par J.-C. Pochard (2011 : 54).

[eng] Le monde n’est pas devenu un village, mais plutôt un réseau extrêmement complexe de villages, villes, quartiers, installations connectés par des liens matériels et symboliques de façon souvent imprévisible82 (Blommaert, 2010 : 1).

La mobilité accrue depuis le tournant historique de la fin de la guerre froide, qu’elle soit spatiale ou symbolique, déstabilise les centres et normes traditionnels et contribue à l’émergence de nouveaux régimes et idéologies linguistiques. Le rôle de la langue est particulièrement important et les nouvelles distinctions et inégalités sociolinguistiques sont organisées autour de ressources concrètes des locuteurs : « les registres, les variétés et les genres » (Blommaert, 2010 : 47). L’espace global ne peut pas être conçu de manière plane et horizontale : le sociolinguiste, tout comme le didacticien, fait face à un espace constitué de couches verticales qui produisent un ordre d’indexicalité spécifique. Cette conception dynamique des contextes revient donc à prendre en compte différentes échelles d’analyse. Il en va de même pour les espaces nationaux ou locaux. En ce sens aussi, le processus de globalisation peut effectivement être considéré comme pourvoyeur d’une circulation renouvelée de concepts et de catégories.

Dans les sociétés contemporaines, l’observation du plurilinguisme montre qu’il peut être perçu comme une forme de domination au sens où les usages des langues sont soumis aux conditions de chaque situation de communication. Dans le cas de l’Occident et dans l’espace périphérique rattaché historiquement à un centre métropolitain national, il est important de constater « la puissance des enracinements monolingues précisément éprouvée dans le contact, plus ou moins accepté, avec d’autres langues » (Chiss, 2013 : 105). En prenant pour objet d’étude la société contemporaine angolaise, il convient alors de vérifier si l’ « enracinement » de l’ancienne langue coloniale, le portugais, se poursuit pour cette nation postcoloniale. Dans un monde globalisé et postcolonial, quelles sont les relations entre centre et périphérie si tant est que l’adjectif « ancien » n’ait pas à être adjoint aux deux catégories ? Quels sont les effets des flux de personnes entrant et sortant du territoire national ? Les politiques nationales savent-elles et peuvent-elles répondre aux nouveaux enjeux linguistiques et éducatifs ? Comment le tournant de l’indépendance nationale est à prendre en considération en didactique des langues et des cultures en Angola ? Le chapitre 4, dédié à produire des éléments pour historiciser les

82 The world has not become a village, but rather a tremendously complex web of villages, towns, neighbourhoods, settlements connected by material and symbolic ties in often unpredictable ways.

questions linguistiques et éducatives, et le chapitre 5, consacré à la situation sociolinguistique, visent à répondre à ces questions.

3.8 Didactique des langues et des cultures et circulation des