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Narration et succession temporelle

Dans le document Vers une algèbre des relations de discours (Page 179-183)

7.2 Inférences identifiées

7.2.1 Relations de la classe temporelle

7.2.1.1 Narration et succession temporelle

Dans cette section, nous nous intéressons aux discours contenant la prémisse Narration(α, β) ∧ Explanation(β, γ) pour lesquels on infère une succession temporelle entre eα et eγ avec ou sans la relation Narration(α, γ). Comme nous allons le voir, le type des

éventualités décrites par les unités (α) et (γ) a un impact sur les inférences faites à par- tir de la prémisse. Dans cette section, nous traiterons d’abord des discours dans lesquels Narration(α, β) fait intervenir deux événements, puis ceux dans lesquels la relation fait intervenir un état et un événement.

Cas où (α) décrit un événement Parmi les discours dans lesquels les unités reliées par Narration décrivent deux événements, nous distinguons ici deux sous-cas identifiés : les cas dans lesquels Narration(α, γ) est inférée et ceux dans lesquels une succession temporelle est établie entre eα et eγ sans inférence de Narration(α, γ).

Nous illustrons les cas d’inférence de Narration(α, γ) par le discours en (264). Dans ce discours, on infère que le départ de Marie a eu lieu après le renvoi de Paul et avant la réembauche de Paul. On a donc la structure temporelle suivante : eα ≺ eγ ≺ eβ. Dans les

7. On adopte ici la définition informelle proposée par Kuroda (1973), qui parle de phrase « générique » si « le jugement qu’elle exprime concerne un certain state of affairs général, habituel, ou constant ».

discours comme en (264), un événement est donc « inséré » entre les événements décrits dans les arguments de Narration. Selon Bras et al. (2001b), cette insertion n’est pas toujours pos- sible lorsque Narration est marquée par puis — c’est-à-dire lorsque l’on a Strong Narration. Pour Bras et al., l’insertion n’est possible que dans les cas où l’éventualité introduite en (γ) n’implique pas la fin de Poststate(eα). C’est le cas ici : l’état résultant de l’événement en

eα, ou Poststate(eα), peut être glosé par Paul ne travaille plus dans l’entreprise de Max.

L’événement décrit en (γ), le départ de Marie, n’implique pas la fin de l’état résultant, mais cause un événement (la réembauche de Paul) qui implique la fin de l’état résultant.

(264) a. Max a viré Paul. (α)

b. (Puis/Ensuite) il l’a réembauché, (β) c. parce que Marie est partie. (γ)

Comme on l’observe en (265) par la réorganisation du discours en (264), on peut introduire un indice de la relation Narration tel que puis ou ensuite pour expliciter le lien entre les unités (α) et (γ)8

. Nous posons que dans ce type de discours, la relation Narration(α, γ) est inférée, car elle est lexicalisable par puis.

(265) Test de réorganisation : a. Max a viré Paul. (α)

b. (Puis/Ensuite) Marie est partie, (γ) c. (donc/du coup) il l’a réembauché. (β)

Comparons maintenant le discours en (264) avec le discours en (266). Dans ce second dis- cours, on infère qu’au moment du renvoi de Paul, Marie n’était pas partie, tandis qu’au moment de la réembauche de Paul, elle l’était. Le départ de Marie et l’état résultant de son départ sont donc postérieurs dans le temps au renvoi de Paul, et l’on a : eα ≺ eγ. Cepen-

dant, contrairement à ce que l’on a observé pour le discours en (264), si l’on réorganise le discours en (266), la lexicalisation de Narration(α, γ) produit un discours incohérent. Dans ce discours, l’inférence de Narration(α, γ) n’a pas lieu9

.

(266) a. Max a viré Paul. (α)

b. (Puis/Ensuite) il l’a réembauché, (β) c. car Marie était partie. (γ)

(267) Test de réorganisation : a. Max a viré Paul. (α)

8. Dans la description de ce discours, nous ne considérons pas l’interprétation dans laquelle un lien causal serait établit entre eα et eγ, c’est-à-dire dans laquelle on interpréterait que le renvoi de Paul a causé

la démission de Marie. Nous nous pencherons sur les inférences d’ordre causal à la section 7.2.2.

9. Notons que la réorganisation du discours est possible lorsque l’on introduit des adverbiaux de localisa- tion temporelle qui expriment une succession temporelle entre les éventualités décrites en (α) et (γ), comme on l’observe en (1).

(1) Test de réorganisation : a. Max a viré Paul. (α)

b. Deux mois plus tard Marie était partie, (γ) c. (donc/du coup) il l’a réembauché. (β)

b. (# Puis/# Ensuite) Marie était partie, (γ) c. (donc/du coup) il l’a réembauché. (β)

En comparant les discours en (264) et (266), on observe que trois paramètres varient : – les temps verbaux — le verbe partir est au passé composé en (264c), tandis qu’il est

à l’imparfait en (266c) ;

– le type des éventualités – dans le discours en (264), l’éventualité eγ est un événement,

tandis que dans le discours en (266), l’éventualité eγ est un état10;

– la structure temporelle établie11

— dans le discours en (264), le lien temporel entre eβ et eγest une précédence temporelle (eβ ≻ eγ), tandis que dans le discours en (266),

c’est un recouvrement temporel (eβ eγ)12.

Bien entendu, ces paramètres ne sont pas indépendants les uns des autres. Ils sont même fortement reliés : les temps verbaux ont une contribution aspectuelle, et ont par conséquent un impact sur les types d’éventualités rencontrées, qui elles-mêmes tendent à déterminer la structure temporelle établie, et ont un impact sur la structure du discours au sein duquel elles sont décrites.

Parmi ces paramètres, le type de l’éventualité décrite en (γ) semble être un bon candidat pour déterminer les inférences possibles : si c’est un événement, alors l’établissement de Narration(α, γ) est possible, car Narration peut lier deux unités décrivant deux événements ; si c’est un état, alors l’établissement de Narration(α, γ) n’est pas possible, car Narration ne peut lier deux unités dont la première est un événement et la seconde un état.

Cas où (α) décrit un état Comme nous l’avons vu précédemment, Narration peut lier deux unités dont la première décrit un état et la seconde un événement. Dans les discours précédemment présentés, (264) et (266), l’éventualité décrite en (α) est un événement (Max a viré Paul). Observons maintenant ce qu’il se passe lorsque l’éventualité en (α) est un état, comme pour le discours en (268). Dans ce discours, l’unité (β) décrit un changement d’état. L’éventualité décrite marque le passage de l’état décrit en (α) — Max est convoyeur de fonds — à un autre état incompatible — Max n’est plus convoyeur de fonds. Ce changement d’état est causé par l’événement décrit en (γ). On infère que l’agression a lieu lorsque Max est encore convoyeur de fonds, et que sa démission a lieu après son agression. Du point de vue de la structure temporelle, on a donc : une précédence temporelle entre eβ et eγ (eβ ≻

eγ) et un recouvrement temporel entre eα et eγ — plus précisément l’inclusion temporelle

includes(eα, eγ). Ce recouvrement temporel est a priori incompatible avec l’établissement de

la relation Narration(α, γ), qui est associée à la contrainte temporelle eα ≺ eγ. En revanche,

étant donné que eα décrit un état et eγ un événement, on pourrait conclure que la relation

Background Forward(α, γ) est inférée.

(268) a. Max était convoyeur de fonds, (α) b. puis il a démissionné (β)

10. En ce qui concerne ce que nous appelons état et événement, nous considérons comme des états les éventualités dont l’aspect est imperfectif, typiquement marquées en français par l’imparfait, et comme des événements les éventualités dont l’aspect est perfectif, typiquement marquées en français par le passé simple. 11. Par structure temporelle, on entend l”ensemble des éventualités décrites et les relations temporelles qui s’établissent entre elles.

c. car il a été agressé. (γ)

Malgré les contraintes établies dans le discours en (268), qui correspondent à l’établisse- ment de Background Forward(α, γ), nous notons que la réorganisation de ce discours « sup- porte » la lexicalisation de Narration(α, γ) par puis — voir (269). La lexicalisation de Narration est possible car puis annonce la fin de l’état décrit en (α)13

. Comme nous le verrons à la section 7.2.1.2, la réorganisation « supporte » également la lexicalisation de Background Forward(α, γ). Deux réorganisations sont donc possibles, et il semble qu’au- cune des deux ne modifie l’interprétation du discours, ni en termes de liens temporels, ni en termes de liens causaux. Il ne nous semble donc pas possible de trancher entre l’inférence de Narration(α, γ) ou l’inférence de Background Forward(α, γ).

(269) Test de réorganisation :

a. Max était convoyeur de fonds. (α) b. Puis il a été agressé, (γ)

c. donc il a démissionné. (β)

Comme nous l’avons fait pour les cas où l’éventualité en (α) décrivait un événement, nous faisons varier ici le type d’éventualité décrite en (γ). Dans le discours en (268), (γ) décrivait un événement. Observons maintenant le discours en (270), où (γ) décrit un état. Du point de la structure temporelle, il y a recouvrement temporel entre les états eα et eγ — Max

était stressé lorsqu’il était convoyeur de fonds. La réorganisation de ce discours aboutit à un discours incohérent lorsque l’on lexicalise Narration(α, γ). De plus, les contraintes temporelles ne correspondent pas à l’établissement de la relation, donc Narration(α, γ) ne peut être inférée.

(270) a. Max était convoyeur de fonds, (α) b. puis il a démissionné (β)

c. car il était très stressé. (γ) (271) Test de réorganisation :

a. Max était convoyeur de fonds. (α) b. # Puis il était très stressé, (γ)

c. donc il a démissionné. (β)

Nous dressons à la Table 7.3 un petit bilan en ce qui concerne la possibilité d’inférence de Narration(α, γ) pour les cas traités dans cette section.

13. Ici on peut dire que c’est l’événement décrit en (γ) qui engendre la clôture de l’état décrit en (α), ici puis n’apparaît pas dans la proposition qui explicite la borne droite de l’état, mais explicite que cet état est terminé. D’ailleurs, il est possible de construire un discours dans lequel la borne droite est seulement inférée — elle n’est pas explicitée — comme en (1).

(1) a. Max était heureux. b. Puis il rencontra Marie.

Type de l’éventualité eα Event Event State State

Type de l’éventualité eγ Event State Event State

Contrainte eα≺ eγ + + − −

Connexion par puis possible + − + −

Possibilité d’inférence de Narration(α, γ) + − (+) −

Table 7.3 – Inférence de Narration(α, γ) pour les différents cas traités

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