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La notion de corridor : entre approches théoriques et construction institutionnelle

2.1 Les corridors comme objets de la planification européenne

La notion de corridor apparaît dans les documents de planification européens à partir des années 1970. Depuis lors, elle est utilisée de manière constante dans les différentes phases de la constitution d’un réseau transeuropéen de transports. Nous nous intéresserons donc à l’emploi de la notion et à sa définition dans les documents institutionnels européens, mais

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également dans la littérature scientifique consacrée à des études de cas émanant des projets européens, comme le numéro spécial du Journal of Transport Geography de 2003, qui rend compte des résultats de l’étude Corridesign commanditée par l’Union européenne dans le cadre du programme Interreg II-C116.

2.1.1 Le corridor, un « faisceau d’infrastructures » ?

Dans leur article inaugural intitulé “What are corridors and what are the issues?”, Hugo Priemus et Wil Zonneveld procèdent à un tour d’horizon des usages de la notion de corridor à travers la littérature scientifique et les pratiques d’aménagement européennes, l’accent étant délibérément mis sur ce second aspect. D’emblée, les auteurs posent comme hypothèse de départ – exposée dès les premières lignes de l’article – que les corridors de transport ne sont pas une ligne de transport unique mais bien un ensemble d’infrastructures cheminant le long d’un même parcours :

« Pour commencer, nous pouvons imaginer que les corridors sont des faisceaux d’infrastructures reliant deux aires urbaines ou plus. Ce peuvent être des autoroutes (comportant parfois plusieurs trajets), des connexions ferroviaires (trains à grande vitesse, lignes interurbaines, trains locaux ou trams), des voies de bus en site propre, des pistes cyclables, des canaux, des liaisons de cabotage ou des liaisons aériennes. Le développement de corridors concerne toutefois généralement des liaisons qui utilisent différents modes de transport (par exemple la voiture, le train, le tram, le bateau, l’avion), et qui transportent à la fois des passagers et du fret. On peut aussi adopter une interprétation plus large des corridors comprenant des choses telles que les infrastructures des TIC, les lignes à haute tension et les câbles, aussi bien que les tuyaux pour l’eau potable, le gaz naturel, le pétrole brut, l’électricité et les eaux usées.117 »118

Cette définition repose sur plusieurs partis-pris. Les auteurs affirment tout d’abord le rôle central de l’infrastructure, matérielle dans la plupart des cas et à défaut matérialisée par des

116 Le programme Interreg II-C recouvre la cooperation transnationale pour le développement régional et l’aménagement du territoire.

117 “As a starting point, we can imagine corridors to be bundles of infrastructure that link two or more urban

areas. These can be highways (sometimes via different routes), rail links (high-speed trains, intercity lines, local trains or trams), separate bus lanes, cycle paths, canals, short-sea connections and air connections. In general, however, corridor development concerns connections that use different transport modes (e.g. car, train, tram, ship, aeroplane), and carry both passenger and freight transport. One can also adopt a broader interpretation of corridors that encompasses things like ICT infrastructure, power lines and cables as well as pipes for drinking water, natural gas, crude oil, electricity and sewage.”

118 Hugo Priemus et Wil Zonneveld, « What are corridors and what are the issues? Introduction to special issue: the governance of corridors », Journal of Transport Geography, 2003, vol. 11, no 3, p. 167.

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relais (ports, aéroports…) dans les corridors. Ils évoquent aussi comme un critère nécessaire la liaison entre des aires urbaines, donc l’existence de flux et de pôles les articulant (cette tension entre intérêt pour l’organisation de l’espace par les flux et par les polarités fait par ailleurs l’objet d’un article119 dans le numéro spécial). La multimodalité est ici considérée comme constitutive de la notion de corridor, ce qui est une posture de plus en plus clairement revendiquée dans les politiques de l’Union européenne, notamment celles qui définissent les neuf corridors multimodaux actuels120. En effet, la Commission européenne en fait un critère de définition des corridors à la fois en termes d’aménagement (les axes routiers et ferroviaires, les ports et aéroports, et les autoroutes de la mer sont considérés de manière conjointe le long de ces axes) et en termes de gouvernance, puisque les forums des différents corridors réunissent les acteurs représentant l’ensemble des modes. Les réseaux de transport d’énergie et d’eau sont également évoqués comme pouvant faire partie des corridors par extension, mais ils ne sont pas ici considérés comme centraux.

Moins large que la définition apportée par Jean Debrie et Claude Comtois parce qu’elle se focalise d’emblée sur les corridors de transport dans le contexte européen des années 2000, la définition proposée par Hugo Priemus et Wil Zonneveld montre que la notion de corridor est plastique, qu’elle peut donner lieu à différentes interprétations, et qu’elle peut avoir des mises en œuvre relativement diverses dans un cadre cohérent. À partir d’une étude de cas néerlandaise, les auteurs affinent leur approche des corridors et mettent en lumière les trois grandes acceptions qui dominent en aménagement : le corridor comme axe de transport, comme axe de développement économique et comme axe d’urbanisation121, considérant que l’ensemble fait système.

En outre, il est essentiel de prendre en compte les particularités des territoires concernés par chaque corridor, notamment du point de vue de leurs politiques respectives d’aménagement. Les auteurs de cet article soulignent encore un aspect important des corridors de transport, d’autant plus pertinent pour notre étude que le contexte de l’aménagement du territoire en Europe est contraignant : « (…) le développement des corridors est fortement marqué par la dépendance au sentier122.123 »124. Cette remarque est très intéressante dans un contexte où les

119 Louis Albrechts et Tom Coppens, « Megacorridors: striking a balance between the space of flows and the space of places », Journal of Transport Geography, 2003, vol. 11, no 3, p. 215‑224.

120 Commission européenne, The Core Network Corridors. Trans European Transport Network 2013, op. cit.

121 H. Priemus et W. Zonneveld, « What are corridors and what are the issues? », art cit, p. 173.

122 En économie et en sciences sociales, le concept de « dépendance au sentier » est utilisé comme une théorie expliquant l’influence d’une série de phénomènes passés (le poids de l’habitude) sur la prise de décision ou le

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nouveaux corridors transeuropéens ont justement pour objectif de rompre avec l’organisation traditionnellement nationale des réseaux de transport. En effet, la notion de dépendance au sentier fait ici référence à trois éléments. Il s’agit d’abord d’une tendance à suivre l’archéologie des grands chemins dessinés par l’histoire, le plus souvent en fonction des seuils naturels (les voies romaines ont marqué l’espace dans l’Antiquité et leur tracé est souvent repris par les infrastructures propres à chaque époque). Le deuxième élément concerne la prise en compte d’une axialité dessinée par l’ancienneté de la présence humaine dans certains espaces (elle-même liée à l’ancienneté des voies de communication) qui sert de base à la constitution de réseaux de transports articulés par les principales agglomérations. Enfin, le troisième élément est la force des histoires nationales de l’aménagement du territoire, assises sur les deux éléments précédents, mais également sur le volontarisme politique. Or le poids des structures et des habitudes rend difficile de se départir des modèles précédemment utilisés. La dépendance au sentier joue a priori contre les corridors transeuropéens car les structures institutionnelles des États et les réseaux nationaux ont une force d’inertie importante face aux projets européens. Ce constat de la dépendance au sentier est à l’origine du second grand objectif des politiques européennes : la promotion des connexions transfrontalières. De ce point de vue, les corridors transeuropéens peuvent être vus comme un moyen d’imposer un réseau qui se superposerait aux maillages nationaux. C’est pour cette raison que la multimodalité est constitutive : elle permet de dessiner à moindres frais une grille d’échelle continentale susceptible d’inclure les grands axes des réseaux nationaux, de quelque nature qu’ils soient.

Dans le contexte du développement des corridors de transport comme outil d’aménagement des territoires en Europe, les auteurs des articles parus dans le Journal of Transport Geography présentent des conclusions appuyées sur les politiques européennes des années 2000 ou les programmations nationales dans le contexte européen de développement des RTE-T. Ces analyses, appuyées sur une étude de la littérature grise européenne, précisent la notion de corridor en Europe et l’illustrent à travers des études de cas. Au prisme des cas étudiés, les mutations dans les processus de prise de décision conduisent à mettre au centre la notion de gouvernance, qui est ensuite développée dans les articles suivants du numéro spécial.

fonctionnement d’un processus, et ce bien que le contexte de ces événements ou choix passés ne soit plus d’actualité.

123 “(…) the development of corridors is strongly path dependent.”

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2.1.2 Quelle gouvernance pour les corridors ?

Différents acteurs, institutionnels ou non, publics ou privés interagissent autour d’un projet donné de corridor, le modifient et le mettent en œuvre pour servir des logiques souvent divergentes. Leur choix se porte de préférence sur un objet au caractère fédérateur parce que large et intégrant des dimensions variées. Dans leur article, Jochem de Vries et Hugo Priemus125 montrent comment interagissent des acteurs de nature différente dans la gouvernance des corridors :

« Une raison importante de parler de gouvernance plutôt que de politique ou d’aménagement est celle du champ d’activités. Traditionnellement, la politique et l’aménagement sont assimilés à ce que font les gouvernements. (…) En pratique, et bien plus aujourd’hui qu’auparavant, la gouvernance est le résultat du jeu complexe des agences gouvernementales, des organisations non-gouvernementales et des entreprises privées.126 »127

Les auteurs mettent en avant l’affirmation du rôle de l’Union européenne à la fois comme décideur et comme plate-forme d’expression et de synthèse des intérêts des différents acteurs. En outre, l’inclusion croissante du secteur privé dans les projets est soulignée comme l’un des phénomènes significatifs de la logique des corridors de transport. Cette forte représentation du rôle du secteur privé dans la littérature scientifique est également mise en avant par Jean Debrie et Claude Comtois128, ainsi que par Juliette Duszynski et Emmanuel Préterre129. L’importance majeure des acteurs institutionnels, des entreprises et de certaines organisations ou associations est très bien soulignée. Il en va de même des opérateurs de transport, dont l’implication est considérée comme centrale130. Le degré de participation du secteur privé dans les projets de transport s’observe empiriquement. Il se fonde notamment sur les

125 J. de Vries et H. Priemus, « Megacorridors in north-west Europe », art cit.

126 “An important reason to speak of governance instead of policy or planning regards the scope of activity.

Traditionally, policy and planning have been equated with what governments do. (…) In practice, recently much more than before, governance is the result of a complex interplay of government agencies, non-governmental organisations and private companies.”

127 J. de Vries et H. Priemus, « Megacorridors in north-west Europe », art cit, p. 226.

128 J. Debrie et C. Comtois, « Une relecture du concept de corridors de transport », art cit, p. 133.

129 Juliette Duszynski et Emmanuel Préterre, « Gouvernance des corridors de transport et des gateways » dans Yann Alix (dir.), Les Corridors de transport, Cormelles-le-Royal, EMS, 2012, p. 119‑142.

130 Luc Portier et Alexandre Gallo, « Corridors maritimes et terrestres: quelles stratégies pour un opérateur de lignes régulières ? » dans Yann Alix (dir.), Les Corridors de transport, Cormelles-le-Royal, EMS, 2012, p. 143‑152 ; Valérie Bailly-Hascoët et Cécile Legros, « Corridors de transport et construction du statut juridique de l’entrepreneur de transport multimodal » dans Yann Alix (dir.), Les Corridors de transport, Cormelles-le-Royal, EMS, 2012, p. 153‑182.

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possibilités de lobbying octroyées par la Commission européenne131. Toutefois, la littérature scientifique pose relativement peu la question du rôle des groupes de pression dans la définition des corridors transeuropéens.

La complexité institutionnelle européenne, la pluralité des échelons, l’accroissement des relations entre les différents niveaux de décision, le renforcement constaté de la participation du secteur privé dans les grands projets, ainsi que l’évolution vers des formes de lobbying de plus en plus présentes sont au centre de la gouvernance en matière de corridors européens. Dans cette perspective, les corridors apparaissent en Europe comme une boîte noire de l’aménagement dans laquelle s’inscrivent de manière forte les évolutions de la pensée territoriale, qui président aux projets européens, ainsi que les mutations de la gouvernance territoriale.

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