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Grande vitesse ou vitesse élevée ? L’étoile, l’axe et la priorité aux voyageurs

contexte historique : évolutions et mise en œuvre d’une vision

2 Avatars récents d’un projet ferroviaire au long cours : retour sur trente ans de planification

2.1 Le corridor méditerranéen dans les plans d’infrastructures espagnols

2.1.2 Grande vitesse ou vitesse élevée ? L’étoile, l’axe et la priorité aux voyageurs

Le projet de corridor méditerranéen est souvent confondu avec un projet de ligne à grande vitesse qui relierait les principales villes littorales à la frontière française et au réseau de TGV, comme le proposent les documents de planification successifs depuis 1987. Or la grande vitesse n’est que l’une des facettes du projet. En outre, la destination de la ligne à grande vitesse projetée a varié au fil du temps : trafic de passagers uniquement ou transport mixte du fret et des voyageurs d’une part, construction d’une ligne aux standards internationaux ou amélioration de l’infrastructure ibérique existante d’autre part.

L’idée d’un corridor méditerranéen à grande vitesse émerge lors des premiers projets d’un réseau AVE en Espagne, au milieu des années 1980256. En 1995, le Ministerio de Fomento annonce la réalisation du corridor méditerranéen à grande vitesse257 et en 1997, il propose de l’aménager pour une circulation des trains à 350 km/h258 avec une mise en service prévue au début des années 2000, ce qui en aurait fait la LGV la plus moderne d’Europe. Le corridor méditerranéen était alors présenté comme une priorité :

« Le corridor méditerranéen qui passe par Murcie, Alicante, Valence, Castellón, Tarragone, Barcelone et Gérone jusqu’à la frontière française a un caractère structurant, de colonne vertébrale, avec une grande influence sur l’activité productive espagnole. Le MOPTMA259

investira dans les infrastructures ferroviaires un total de 200 milliards de Pesetas, ce qui améliorera notablement l’un des axes espagnols qui accueillent le plus grand nombre de voyageurs et de marchandises260. »261

Pourtant, l’extension du réseau d’AVE depuis l’inauguration de la première ligne en 1992 s’est faite de manière radiale, comme en témoigne le tracé du réseau actuel (cf. Carte 7),

256 Ministerio de Fomento, Plan de Transporte Ferroviario, op. cit.

257 J.L. Ordóñez, « Inversiones en infraestructura ferroviaria para el corredor mediterráneo. Lazos de hierro », art cit.

258 M. de Álamo, « Finalizada la primera fase del corredor mediterráneo para velocidad alta. A todo tren », art cit.

259 Il s’agit du Ministère des Travaux publics, des Transport et de l’Environnement.

260 “El corredor mediterráneo, que transcurre por Murcia, Alicante, Valencia, Castellón, Tarragona, Barcelona

y Girona hasta la frontera francesa, tiene un carácter vertebrador y estructurante, de gran influencia en la actividad productiva española. El MOPTMA invertirá en infraestructura ferroviaria un total de 200.000 millones de pesetas, que mejorarán notablemente uno de los ejes españoles con mayor número de viajeros y mercacías.”

261 J.L. Ordóñez, « Inversiones en infraestructura ferroviaria para el corredor mediterráneo. Lazos de hierro », art cit, p. 23.

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résultat d’un relatif consensus politique262 et d’une période de prospérité économique propice aux grands projets263.

Carte 7- Construction du réseau espagnol à grande vitesse

Ce réseau est calqué sur le schéma des réseaux ferroviaire conventionnel et autoroutier, très centralisés. Il s’inspire dans sa logique du modèle français de convergence des branches du réseau vers la capitale. Le corridor méditerranéen viendrait donc rompre avec ce schéma radial. La mise en place de la grande vitesse en Espagne est décidée par le gouvernement González en 1986 pour relier l’Andalousie à Madrid. À cette époque, la création d’une LGV – quelques années après la mise en service du premier TGV français et au moment de l’entrée de l’Espagne dans la CEE – l’emporte sur la modernisation de la ligne existante pour la réalisation du « nouvel accès ferroviaire » andalou. Il s’agit en effet de raccourcir considérablement les temps de parcours grâce à une ligne moderne, à haut niveau de service, et au tracé beaucoup plus direct que la ligne historique. En 1988, le gouvernement lance le

262 Ander Audikana, La politisation de la grande vitesse espagnole (1986-2011): construction d’un mythe,

production d’un consensus, émergence d’une controverse, Thèse de doctorat, Université Paris-Est,

Champs-sur-Marne, 2012, 423 p ; Ander Audikana, « Les territoires de l’Europe en interaction : l’hispanisation basque de la grande vitesse ferroviaire », Grenoble, Congrès AFSP : Formes et effets du changement local en politique, 2009 ; Carmen Bellet et Aaron Gutiérrez, « Ciudad y ferrocarril en la España del siglo XXI. La integración de la alta velocidad en el medio urbano », Boletín de la Asociación de Geógrafos Españoles, 2011, no 55, p. 251‑279.

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« contrat du siècle »264 pour l’achat du matériel roulant, contrat finalement partagé entre Siemens et Alsthom. C’est à ce moment-là qu’est fait le choix d’un réseau AVE à écartement européen265, ce qui engage l’Espagne dans la gestion de deux réseaux distincts, dont l’interconnexion n’est possible que par le truchement des équipements permettant le changement d’écartement des essieux, développés en Espagne depuis 1969 pour la liaison avec la France, et adaptés au réseau à grande vitesse à partir de 1992266.

Figure 8- Logiques d’évolution du réseau AVE

264 José Antonio Navas et Álvaro Tizón, « El “contrato del siglo” de Renfe se reparte entre Alsthom y el grupo liderado por Siemens », El País, 24 déc. 1988.

265 Vicent Torres, « ¿AVE o Ferrocarril? », Boletín CF+S, 2005, no 28, p. http://habitat.aq.upm.es/boletin/n28/avtor.html.

266 Si les dispositifs permettant le changement d’écartement des essieux, donc le passage des trains d’un réseau à l’autre, existent depuis 1969, ils supposent l’acquisition d’un matériel roulant adapté. En outre, pour les trains de fret, le processus de changement d’écartement est plus long et implique un temps d’attente important à la frontière française.

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Le choix de relier Séville – plutôt que Barcelone – à Madrid en 1992 est lié à des considérations de rénovation du réseau d’une part, et à une préoccupation pour l’équilibre du territoire d’autre part. En effet, le trajet ferroviaire entre la capitale et le sud du pays était très long et de mauvaise qualité, et l’Andalousie demeurait l’une des régions les moins développées du pays, à l’inverse de la Catalogne. La seconde ligne permet de relier Madrid à Saragosse et Lérida en 2003, puis à Barcelone en 2008, et la troisième – la ligne Madrid-Levante – raccorde Valence à la capitale en 2010 (puis Alicante en 2013), renouant avec une logique métropolitaine : ce sont les deuxième et troisième agglomérations du pays qui sont ainsi desservies. C’est sous le gouvernement Zapatero que la priorité aux axes centralisés sur Madrid est réaffirmée, lorsque le Président du Gouvernement du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) promet de relier toutes les capitales de province en AVE avant 2020267. Deux ans plus tard, Mariano Rajoy, alors Président du PP268, reprend la même proposition au nom de la cohésion territoriale269. Dans ces logiques, la possibilité d’un corridor méditerranéen à grande vitesse semble s’effacer, sans toutefois disparaître entièrement (cf. Figure 8).

Dans la logique énoncée par les gouvernements successifs d’une liaison de l’ensemble des capitales de province à Madrid à grande vitesse avant 2020, les quatre premières LGV inaugurées sont des radiales, formant une étoile autour de la capitale. Trois de ces branches et leurs prolongements relient les régions méditerranéennes, et leurs tracés semblent tenir compte de la revendication du corridor méditerranéen. En effet, la ligne Madrid-Barcelone-France fait un détour par Tarragone et bâtit ainsi un tronçon littoral à grande vitesse entre cette ville et la frontière française. La ligne Madrid-Levante, relie d’une part Valence en prévoyant une extension possible de la LGV vers le nord jusqu’à Castellón et d’autre part Alicante avec une extension vers Murcie et Almeria. Cependant, Valence et Alicante étant connectées à Madrid par deux branches différentes de la ligne, la continuité du réseau entre les deux villes n’est pas assurée à grande vitesse. Enfin, la ligne Madrid-Séville, dont une branche relie Malaga, est également en cours d’extension vers l’est le long du littoral. Les radiales à grande vitesse sont donc le support de tronçons susceptibles de faire partie d’un corridor méditerranéen développé par petites touches, comme pour affirmer que la logique radiale n’est pas contradictoire avec celle du corridor méditerranéen. Toutefois, le fait que ces

267 Ramón Muñoz, « Zapatero promete unir todas las capitales de provincia por AVE y autovía en 2020 », El

País, 12 juill. 2005.

268 Mariano Rajoy devient Président du Gouvernement en 2011, dans un contexte de crise et de restrictions budgétaires qui l’amène à reconsidérer ses priorités en matière d’infrastructures.

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tronçons littoraux soient développés comme des extensions d’autres projets pose un triple problème. Premièrement, c’est le signe d’un manque de volonté politique au niveau national pour le développement du corridor ferroviaire méditerranéen en tant que tel. Deuxièmement, chacune des lignes radiales étant inscrite dans sa propre temporalité et les lignes littorales en étant – à l’exception du tronçon Tarragone-Barcelone – des extensions, la mise en service des LGV littorales ne se fait pas de manière synchronisée, et elle est souvent retardée, comme c’est le cas de la liaison de Castellón et de celle de Murcie. Troisièmement, ces retards ainsi que l’appartenance des extensions à des radiales impliquent de fortes discontinuités sur l’axe littoral, comme entre Castellón et Tarragone ou entre Murcie et le réseau littoral andalou.

La politique d’aménagement du territoire par la grande vitesse ferroviaire, tout en affirmant l’importance du corridor méditerranéen et en donnant des gages par la mise en œuvre de quelques tronçons, fait ainsi le choix de casser le projet de corridor en le fragmentant. Ceci a pour effet d’en différer la réalisation, mais également de briser la solidarité des régions littorales dans la revendication du corridor méditerranéen en accordant à chacune séparément son accès à la grande vitesse ferroviaire assorti d’un tronçon littoral permettant de relier les principales villes de chaque Communauté autonome. Dans le même temps, l’argumentaire politique justifiant l’absence de continuité de la LGV littorale s’appuie sur l’existence d’une liaison déjà bien assurée par l’Euromed malgré des imperfections de parcours, et sur les difficultés techniques et les coûts de la construction d’une LGV au sud d’Alicante. Les dernières propositions semblent, dans le contexte actuel de crise économique, faire la part belle à l’amélioration de l’infrastructure existante au détriment d’un projet plus visible d’AVE. Dans ce contexte, la perspective d’implanter la grande vitesse (alta velocidad) sur le corridor méditerranéen semble plus lointaine, et c’est la circulation des trains à vitesse élevée (velocidad alta)270, sur le réseau conventionnel qui est privilégiée.

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