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La construction d’une revendication du corridor méditerranéen par-delà les divergences régionales

contexte historique : évolutions et mise en œuvre d’une vision

1 Le corridor méditerranéen, une revendication de longue date

1.2 Le corridor méditerranéen : histoire d’une inadéquation entre structures territoriales et réseau de transport

1.2.1 La construction d’une revendication du corridor méditerranéen par-delà les divergences régionales

Le rapprochement entre la Catalogne et la région de Valence est mis en avant par les économistes des années 1930 au nom de leurs intérêts communs. Toutefois, les régions méditerranéennes espagnoles sont marquées par des identités régionales fortes et par des revendications autonomistes203. La Catalogne et la Communauté valencienne sont les actrices de tensions géopolitiques historiques qui les opposent à la centralisation madrilène d’une part, et l’une à l’autre d’autre part. Dans ce contexte, le corridor méditerranéen est au centre d’un jeu politique entre deux régions suivant historiquement des voies différentes.

Jusqu'au début du XVIIIe siècle et jusqu’à l’unification du Royaume d’Espagne en 1707, la Catalogne et la région de Valence appartiennent au Royaume d’Aragon, distinct du Royaume de Castille avec lequel il est fréquemment en conflit204. Historiquement, les deux régions appartiennent donc à la même entité territoriale. De ce fait, elles partagent un pan d’histoire commune, marqué notamment par une opposition partagée, du point du vue politique et militaire, au Royaume de Castille, et en particulier à Madrid. Or l’unification du Royaume d’Espagne s’est faite autour de Madrid. Dans ce contexte, les revendications de la Catalogne et de la région de Valence se fondent sur le principe d’une spécificité linguistique, culturelle et identitaire héritée par opposition à une domination castillane205 qui aurait forgé l’unité

203 Barbara Loyer, Géopolitique de l’Espagne, Paris, Armand Colin, 2006, 335 p.

204 César Vidal et Federico Jiménez Losantos, Historia de España, Barcelona, Planeta, 2011, 238 p ; Fernando García de Cortázar et José Manuel González Vesga, Breve historia de España, 6. ed., Madrid, Alianza Editorial, 2012, 853 p.

205 Pere Bosch i Gimpera, Anselmo Carretero y Jiménez et José Ramón Arana, Cataluña, Castilla, España, México, Ediciones de « Las Españas », 1960, 122 p.

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nationale en imposant artificiellement la centralité madrilène206. L’existence d’un axe littoral historique reliant les anciennes provinces du Royaume d’Aragon entre elles, constitue l’un des piliers de la justification du corridor méditerranéen, et c’est cette opposition entre l’axe littoral et la Castille, dépositaire de la centralité politique actuelle, qui imprègne aujourd’hui encore les revendications.

Pourtant, la Catalogne et la région de Valence affirment diversement leur spécificité en Espagne, et leur relation n’est elle-même pas exempte de tensions. Les deux territoires sont marqués historiquement par une affirmation régionale qui se traduit par l’expression, à des degrés divers, de revendications autonomistes, voire indépendantistes, en particulier au cours des XIXe et XXe siècles. Le catalanisme et le valencianisme sont deux postures politiques différentes, quoique leurs objectifs et leur idéologie soient proches. Ils naissent tous deux au XIXe siècle, dans le contexte de la Guerre d’Indépendance espagnole, en réaction au sentiment d’identité espagnole qui se forge alors dans l’opposition à l’invasion des troupes napoléoniennes207. Toutefois, leurs modalités d’expression et leurs déclinaisons sont variables, et ne se recouvrent que partiellement (cf. Figure 7). En effet, les origines du catalanisme et du valencianisme se trouvent toutes deux dans le romantisme du début du XIXe siècle, autour des questions de langue, de patrimoine culturel et de traditions, et l’évolution des deux courants se fait de manière parallèle au cours du XIXe208. Autour de 1875, au moment de la Restauration bourbonienne, ils se déclinent en plusieurs branches, régionalistes, autonomistes, fédéralistes… qui toutes prônent à des degrés divers une plus grande autonomie régionale dans le cadre de l’État espagnol209. Ce n’est qu’au début du XXe siècle, après le « désastre de 1898 » marquant la fin de la puissance coloniale espagnole, que se développent en Catalogne et à Valence de véritables tendances nationalistes, qui divergent dans les deux régions. La Catalogne connaît en effet dans les années 1930 la montée en puissance de courants indépendantistes revendiquant un État catalan dans les frontières de la région, voire dans les frontières d’une grande Catalogne allant jusqu’à Valence au sud et jusqu’au Roussillon au nord. Au même moment, à Valence, le parti autonomiste qui se

206 G. Bel i Queralt, España, capital París, op. cit. ; G. Bel i Queralt, España, capital París, op. cit.

207 C. Vidal et F. Jiménez Losantos, Historia de España, op. cit. ; Benoît Pellistrandi, Histoire de l’Espagne des

guerres napoléoniennes à nos jours, Paris, Perrin, 2013, 657 p.

208 Jaume Claret Miranda et Manuel Santirso, La construcción del catalanismo: historia de un afán político, Madrid, Los Libros de la Catarata, 2014, 238 p ; Alfons Cucó Giner, Orígenes del valencianismo político, Mémoire, Universidad de Valencia, Valencia, 1965, 119 p.

209 José Antonio Martínez Serrano et Vicente Soler, « Autonomías: Un siglo de lucha. El valencianismo político. Orígenes de una reivindicación. », Historia 16, 1978, extra, p. 64‑ 69 ; Alfons Cucó Giner, El valencianismo

politico: 1874-1939, Barcelona, Ariel, 1977, 256 p ; Alfons Cucó Giner, Estatutismo y valencianismo, Valencia,

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développe et auquel appartient Ignasi Villalonga, ne réclame pas l’indépendance210. Alors que les entrepreneurs valenciens, mus par leur intérêt économique, mais également par le contexte autonomiste, demandent la réalisation d’un corridor ferroviaire, la Catalogne connaît un essor nationaliste211. D’où des relations distendues entre les deux régions que les acteurs économiques tentent de rapprocher au nom d’intérêts communs. Le discours de Romà Perpinyà peut être réinterprété à la lumière du contexte des années 1930 comme une tentative de rassurer Valence face aux premiers élans d’un nationalisme catalan expansionniste.

Figure 7- Catalanisme et valencianisme

Ce n’est que dans les années 1960 et 1970 que le nationalisme valencien se renforce, autour de deux courants. L’un est porté notamment par l’écrivain Joan Fuster212 qui rejoint le courant pancatalaniste exprimé par l’idée des Paisos Catalans, les Pays catalans qui auraient une

210 F. Ribas, « Ignasi Villalonga, el valencianisme moder. », art cit ; R. Valls, « Ignasi Villalonga i el valencianisme », art cit.

211 Enric Ucelay-Da Cal, « Catalan Nationalism, 1886-2012: An Historical Overview », Pôle Sud, 1 juillet 2014, vol. 40, no 1, p. 13‑28 ; Xavier Torres i Sans, « Identitat i vocabulari: nació, terra i pàtria a la Catalunya dels Àustria », Pedralbes: revista d’història moderna, 2003, no 23, p. 41 ; Cyril Trépier, Analyse géopolitique de

l’indépendantisme en Catalogne, Thèse de doctorat, Université Paris-VIII / Universitat de Barcelona,

Saint-Denis / Barcelone, 2011, 534 p.

212 Vicent Sanchis, Valencians, encara: cinquanta anys després de Joan Fuster, 1a edición., Barcelona, Proa Edicions, 2012, 253 p.

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langue, une identité et une culture en partage. L’autre prend corps autour de l’idée de Paisos Valencians, expression d’un valencianisme anticatalan213. Les divergences entre ces courants tendent à s’accroître au cours du temps et expliquent la relation ambiguë qu’entretiennent les deux régions, entre proximité naturelle et face-à-face politique214. Dans ce contexte, le corridor méditerranéen peut être perçu de différentes manières, soit comme la volonté de structurer par un axe de communication le territoire d’une grande Catalogne, soit comme un objet permettant aux deux régions de s’accorder, autour d’un projet commun inscrit dans le réseau national espagnol, au-delà de leurs divergences politiques, au nom d’une cohérence économique :

« Les politiques de transport des pays voisins ont tendu à donner la priorité à l’apport des infrastructures dans la productivité et l’activité économique. Dans le cas espagnol, au contraire, l’objectif d’aménagement du territoire dans le cadre d’une préférence spécifique pour l’organisation du pouvoir politique – la centralisation – a dominé215. »216

Les autonomismes catalans et valenciens se manifestent, dans l’Espagne contemporaine, à différents degrés. Du point de vue institutionnel, les statuts de la Catalogne et de la Communauté valencienne diffèrent. En effet, la Catalogne est, avec le Pays Basque, l’une des deux communautés autonomes à se revendiquer le plus fortement comme des nations217 et à avoir obtenu – avec la Galice et plus récemment l’Andalousie – l’accession à un régime particulier leur conférant une plus grande autonomie218 en vertu de la Constitution espagnole de 1978 et du Statut autonomique de 1979. C’est en s’appuyant sur ces pouvoirs étendus et sur la place assumée de Barcelone dans le concert des métropoles méditerranéennes et même européennes, que la Catalogne revendique de manière de plus en plus pressante son indépendance219. La Communauté valencienne est quant à elle régie par le régime normal des

213 Lluis Català i Oltra, Fondaments de la identitat territorial amb especial atenció a la identitat nacional. El cas

valencià: discursos polítics sobre la identitat valenciana entre els militants de base del Bloc, EUPV i PSPV-PSOE, Thèse de doctorat, Universidad de Alicante, Alicante, 2012, 1023 p.

214 Juan Romero González et Miquel Alberola (dir.), Los límites del territorio: el País Valenciano en la

encrucijada, Valencia, Universitat de València, 2005, 327 p.

215 “Las políticas de transporte en los países de nuestro entorno han tendido a priorizar la aportación de las

infraestructuras a la productividad y a la actividad económica. En el caso de España, por el contrario, el objetivo de ordenación del poder político –la centralización– ha sido dominante”.

216 G. Bel i Queralt, España, capital París, op. cit., p. 21.

217 Montserrat Guibernau, « Spain: Catalonia and the Basque country », Parliamentary Affairs, 2000, vol. 53, no 1, p. 55‑68 ; Matthew W. Landers, Catalonia is a Country: World Heritage and Regional Nationalism, Master, University of Oregon, Eugene, OR, 2010, 125 p.

218 Fernando Domínguez García, « Los estatutos de autonomía de las Comunidades Autónomas: una aproximación a los principales debates doctrinales », Revista catalana de dret públic, 2005, no 31, p. 219‑246.

219 Joan Marcet et al., « 35 ans d’élections en Catalogne: de l’autonomisme à l’indépendantisme », Pôle Sud, 1 juillet 2014, vol. 40, no 1, p. 81‑97 ; Cyril Trépier, « L’indépendance de la Catalogne, un débat européen d’abord politique », L’Espace Politique, 2013, no 21, p. http://espacepolitique.revues.org/2828.

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communautés autonomes. Toutefois, l’affirmation identitaire valencienne, qui connaît un renouveau à partir des années 1970, se traduit dans la mise en scène de l’utilisation de la langue valencienne dans l’espace public et dans certains documents administratifs. Elle passe aussi par l’adoption dans la Communauté valencienne d’une loi220 sur les marques de son identité en avril 2015221.

L’unité supposée entre la Catalogne et Valence est une façade susceptible de se craqueler facilement. En effet, comme le montrait déjà dans les années 1930 le texte de Romà Perpinyià222, les rivalités entre Barcelone et Valence étaient nombreuses et la coopération des deux régions restait à construire. Pour cet auteur, le corridor méditerranéen était l’un des moyens d’y parvenir. En ce sens, il apparaît comme un « objet frontière »223, c’est-à-dire comme un objet autour duquel différents acteurs peuvent se retrouver et discuter, bien qu’ils soient de cultures différentes. Le corridor méditerranéen remplit toujours cette fonction et apparaît comme un moyen de dépasser les divergences entre Catalans et Valenciens en affirmant dans le temps une unité appuyée sur un argumentaire socio-économique.

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