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La notion de corridor : entre approches théoriques et construction institutionnelle

1 Une notion évolutive, à la croisée des disciplines

1.3 Problèmes de contenu et extension : de quel corridor parle-t-on ?

1.3.1 Approche scalaire des corridors

Si l’on définit comme corridor un axe articulé par des flux et pouvant être concerné aussi bien par des problématiques urbaines qu’économiques ou politiques et par des enjeux d’aménagement du territoire, la question de l’échelle à laquelle on peut le considérer et l’analyser est posée.

À très petite échelle, de vastes corridors de transport de marchandises et de personnes existent ou ont existé à travers le temps. C’est le cas des grands axes transcontinentaux comme la Route de la Soie ou le Transsibérien, aujourd’hui réactivés autour de projets reliant l’Europe à l’Asie, comme le train « Yixinou » (contraction en chinois de Yiwu-Xinyang-Europe) qui a circulé en novembre et décembre 2014, devenant la plus longue liaison ferroviaire de l’histoire avec plus de 13 000 km parcourus en 21 jours à travers 8 pays91. Au-delà de la performance et du symbole, ce convoi s’apparente à une opération de communication mettant en scène l’intensification des échanges entre les deux espaces, et à un volontarisme ferroviaire mettant en avant le faible coût du rail pour le fret et le gain de temps ainsi obtenu. L’expérience est présentée dans les médias comme un prélude à l’ouverture d’une liaison régulière, bien qu’il soit encore permis de douter de sa réalisation. De même, les Amériques se sont dotées d’un grand axe routier parcourant les deux continents du nord au sud, la Panaméricaine, ponctuée de grandes villes nodales et correspondant à un axe important de commerce. La logique de corridor s’inscrit alors dans la quête d’une échelle très petite pour penser les relations commerciales et les flux, logique avant tout marchande.

À l’échelle continentale, le projet qui a donné lieu à de nombreuses études sur les corridors en Amérique du Nord est le corridor Canada-États-Unis-Mexique (parfois nommé Canamex) incarnant les relations commerciales au sein de l’Aléna92. En Afrique, le corridor du Cap au

91 Vincent Gibert, « Voici le nouveau plus long trajet du monde en train », Le Huffington Post, 24 nov. 2014 ;

Fortune duda que la « Ruta de la seda » ferroviaria entre España y China tenga sentido económico,

http://www.radiocable.com/fortune-duda-ruta-tren-esp-china5323.html , 26 décembre 2014, (consulté le 23 janvier 2015) ; Francisco José Moya, « La línea de tren más larga del mundo », El Periódico, 24 nov. 2014 ; Elizabeth Ramírez Restrepo, « El tren ‘Yixinou’ abre una línea directa de mercancías entre China y España », El

País, 9 déc. 2014.

92 Ken A. Eriksen et Kenneth L. Casavant, « Indentifying Needed Transportation Investment, by Corridor, to Support NAFTA Trade Flows in Washington State » dans Barry E. Prentice (dir.), Proceedings of the 31st

Annual Conference of the Canadian Transportation Research Forum: Transport Gateways and Trade Corridors, Saskatoon, University of Saskatchewan Printing Services, 1996, p. 662‑676 ; Amiy Varma et Nabil Suleiman, « NAFTA and Truck Configurations: a Framework for assessments » dans Barry E. Prentice (dir.),

Proceedings of the 31st Annual Conference of the Canadian Transportation Research Forum: Transport Gateways and Trade Corridors, Saskatoon, University of Saskatchewan Printing Services, 1996, p. 647‑661 ; Jean-Paul Rodrigue, Stephen Blank et Brian Slack, The Geography of Transport Systems, New York, Routledge, 2013, 416 p.

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Caire est perçu comme structurant depuis la colonisation du continent, si bien que deux projets, routier et ferroviaire, avaient été lancés par les Britanniques le long de cet axe. La volonté de recréer de la continuité le long de ce corridor est d’ailleurs régulièrement réaffirmée93, au nom de l’intérêt commercial qu’il représente pour les puissances coloniales d’abord, puis pour les firmes transnationales exploitant les ressources, mais également au nom de son intérêt géopolitique dans un contexte de tensions internationales. En Asie, les corridors du Grand Mékong, qui relient le sud de la Chine à la péninsule indochinoise en traversant le Laos, le Vietnam, le Cambodge et la Thaïlande, participent également de cette logique94. Du Traité de Rome95 aux RTE-T96, la mise en œuvre des corridors transeuropéens s’inscrit bien également dans une perspective continentale. Par ailleurs, l’idée de « corridor de développement » se situe dans la droite ligne de la rhétorique des effets structurants, où les axes de transport efficaces sont censés faciliter la liaison entre les sites de production et de consommation et favoriser le commerce, donc l’insertion dans une économie mondialisée. Il s’agit d’un instrument au service de la puissance économique et commerciale. C’est également ce concept qui a été promu par les organisations internationales pour créer des dynamiques de développement macro-régional fondées sur l’intensification des axes de transport dans certaines régions du monde comme en Asie97 ou en Afrique98. À travers ces exemples, la logique marchande d’intégration par le commerce apparaît primordiale. Dans les années 1980, le concept a évolué vers celui de « corridor de commerce » en mettant au centre le potentiel des territoires, c’est-à-dire en partant du constat de l’existence d’activités économiques et d’un besoin d’amélioration du réseau pour créer des infrastructures qui

93 F.A. Frost et T. Shanka, « Cape to Cairo - Can the dream be realised? », art cit.

94 C. Taillard, « Un exemple réussi de régionalisation transnationale en Asie orientale », art cit.

95 Traité de Rome instituant la Communauté européenne, Rome, 1957.

96 Commission européenne, The Core Network Corridors. Trans European Transport Network 2013, op. cit. ; Parlement européen, « Décision n°1692/96/CE de Parlement européen et du Conseil, du 23 juillet 1996, sur les orientations communautaires pour le développement du réseau transeuropéen de transport », Journal Officiel des

Communautés européennes, 23 juillet 1996, no L228 ; Commission européenne, TEN-T priority axis and projects

(maps), Bruxelles, Commission européenne, 2004, 73 p ; Commission européenne, Connecting Europe Facility. Investing in Europe’s Growth. 2014-2020, Bruxelles, Commission européenne, 2012, 26 p.

97 C. Taillard, « Un exemple réussi de régionalisation transnationale en Asie orientale », art cit ; François Gipouloux, « Hong Kong, Taiwan et Shanghai: Plate-formes logistiques rivales du corridor maritime de l’Asie de l’est », Perspectives chinoises, 2000, vol. 62, no 1, p. 4‑12 ; Guy Faure, « La Banque asiatique de développement et l’intégration régionale en Asie », Études internationales, 2007, vol. 38, no 2, p. 229‑249.

98 B. Steck, « West Africa facing the lack of traffic lanes », art cit ; Jérôme Lombard et Olivier Ninot, « Connecter et intégrer: les territoires et les mutations des transports en Afrique », Bulletin de l’Association de

Géographes Français, 2010, no 1, p. 69‑86 ; N’Guessan N’Guessan, La problématique de la gestion intégrée des

corridors en Afrique subsaharienne, New York, Banque mondiale et Commission économique pour l’Afrique,

2003, 63 p ; Jean-François Pelletier, L’intégration des corridors dans les chaînes d’approvisionnement

internationales: Analyse de cas africains, Thèse de doctorat, Université Paris-Est, Champs-sur-Marne, 2012,

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facilitent l’intégration économique des territoires traversés. La logique marchande devient alors dominante.

À cela s’ajoutent des corridors nationaux inscrits dans une logique d’aménagement du territoire national, pilotés selon des modes de gouvernement ou de gouvernance variables dans l’espace et dans le temps. Deux logiques dominent : soit ces corridors émanent du constat d’une réalité des échanges, comme pour le corridor BosWash99, et apparaissent alors comme une confirmation de l’existant par sa description fonctionnelle, soit ils ont pour vocation de créer une dynamique le long d’un axe donné comme au Canada100 ou dans de nombreux pays européens101, et ils sont alors le produit d’une certaine vision de l’organisation du territoire. Cette logique préside notamment à la constitution des réseaux de transport nationaux dans les pays centralisés.

Par ailleurs, la logique de corridor se décline également à l’échelle régionale. Cette échelle est traversée par deux modalités qui répondent à des objectifs différents. D’une part, à un niveau intra-étatique, les corridors régionaux, comme le corridor Trans-Pennine au Royaume-Uni102, obéissent à une logique d’aménagement du territoire, afin d’atteindre des objectifs économiques ou d’équité territoriale. D’autre part, les corridors régionaux transfrontaliers, comme ceux qui traversent la dorsale européenne103 obéissent à des objectifs géopolitiques d’intégration ou de coopération, et mobilisent des processus de gouvernance plus complexes parce qu’ils mettent en jeu des souverainetés nationales différentes.

Enfin, la notion de corridor peut également se décliner à l’échelle métropolitaine. Le corridor métropolitain apparaît alors comme une forme particulière de corridor régional, exprimée à l’échelle d’une vaste agglomération. Il s’inscrit dans le cadre d’analyse du Transit Oriented

99 Peter Spearritt, « The 200 km city: Brisbane, the gold coast, and sunshine coast », Australian Economic

History Review, 2009, vol. 49, no 1, p. 87‑106 ; S. McNeil, M. Oswald et D. Ames, A Case Study of the

BOSWASH Transportation Corridor, op. cit. ; M. Oswald, Evaluating the Current State of the BOSWASH Transportation Corridor and Indicators of Resiliency, op. cit.

100 A.K.Y. Ng, A.E. Velasco Acosta et T. Wang, « Institutions and the governance of transport infrastructure projects », art cit.

101 Cyprien Richer et al., « L’espace-temps du TGV Rhin-Rhône. Quatre images de l’évolution de l’accessibilité ferroviaire. », Images de Franche-Comté, 2011, no 43, p. 12‑ 15 ; Yves Crozet et François Dumont, « Retour sur les effets économiques du TGV. Les effets structurants sont un mythe (interview) », Ville, Rail et Transports, 2011, no 525, p. 48‑ 51 ; Guillaume Carrouet et al., « Les stratégies d’anticipation des « effets » territoriaux des grands équipements de transport : le cas du TGV Rhin-Rhône », Géotransports, 2013, no 1-2, p. 35‑ 50.

102 D. Chapman et al., « Concepts and definitions of corridors », art cit.

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Development (TOD) et de sa déclinaison, proposée notamment par Robert Cervero104, le Transit Oriented Corridor (TOC) qui propose de s’intéresser non pas aux nœuds des transports métropolitains, mais à des formes linéaires drainées par ces derniers. Cette approche reprend les théories de la ville linéaire de Soria y Mata105 ainsi que les réflexions sur l’organisation du tissu urbain autour des réseaux de transport, en particulier ferroviaires106. L’approche des corridors à l’échelle métropolitaine se développe dans le contexte des travaux menés sur le TOD107. Toutefois, si elle emprunte aux définitions des corridors à plus petite échelle, ses implications et ses logiques sont très spécifiques au milieu urbanisé et la placent sur un plan différent de celui des corridors de transport tels qu’ils sont définis par la littérature scientifique.

Corridor d’extraction Corridor de façade Corridor épine dorsale

Echelle intercontinentale Route de la Soie Panaméricaine Transsibérien

Echelle continentale Afrique de l’Ouest Pacific Rim Dorsale européenne

Echelle nationale Centerport Canada Way Façade japonaise Axe Rhin-Rhône

Echelle régionale Trans-Pennine Megalopolis Flandres-Hollande

Tableau 2- Les corridors selon leur échelle et leur type : quelques exemples

D’après Jean Debrie et Claude Comtois108, les échelles de référence des corridors sont liées à leur caractère de support d’intégration économique, si bien qu’à chaque échelle de référence correspond un niveau d’interaction qui implique des acteurs différents (cf. Tableau 2). Aux échelles nationales et continentales c’est la plupart du temps la volonté de traverser des espaces étendus et de relier entre elles des régions aux souverainetés différentes qui préside aux choix. Les organismes internationaux évoqués dans l’article sont des facilitateurs des coopérations régionales supra-étatiques (Aléna, Union européenne, Asean…) et de la prise de décision. Les organismes de coopération tels que la Banque mondiale interviennent sur le plan économique et politique pour définir des axes prioritaires de développement. Toutefois, il nous semble que l’analyse à petite échelle est insuffisante pour comprendre tant la genèse que

104 Robert Cervero, The transit metropolis: a global inquiry, Washington, Island press, 1998, 480 p ; Robert Cervero et John Landis, « Twenty years of the Bay Area Rapid Transit system: Land use and development impacts », Transportation Research Part A: Policy and Practice, 1997, vol. 31, no 4, p. 309‑333.

105 Arturo Soria y Mata, « La ciudad lineal », Diario El Progreso, 1882, vol. 10, p. 1815‑1876.

106 Gabriel Dupuy, L’urbanisme des réseaux: théories et méthodes, Paris, Armand Colin, 1991, 198 p ; Luca Bertolini et Tejo Spit, Cities on Rails: The Redevelopment of Railway Stations and their Surroundings, Londres, Routledge, 2005, 236 p.

107 Liu Liu, Les corridors urbains : quelles formes de transport de masse (train, tram-train, tramway) pour

quelles formes urbaines (multipolarité en chapelet ou idendité continue, ségrégation ou mixité dans la distribution des fonctions) ?,Université Lille 1, Lille, thèse en cours sous la direction de Philippe Menerault et

Alain L’Hostis.

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la mise en œuvre des corridors de transport. Ces derniers sont tout autant ancrés dans des réalités régionales ou locales, voire très ponctuelles, et à ce titre, les échelles infra-étatiques sont pertinentes pour penser l’ancrage territorial des projets. C’est à ces échelles qu’interviennent de nombreux acteurs de l’aménagement et de la gestion des corridors.

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