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compromis technocratiques

1.6.4 La modélisation mathématique : outil de gestion prévisionnelle

1.6.4.1 Modèles analogiques

Au milieu du XXe siècle s’opère un déplacement de l’étude du comportement des nappes, de l’observation in situ à celle qui s’effectue en laboratoire.

La rencontre de l’hydrogéologie avec une autre discipline, la modélisation, dans la décennie 1960, donne lieu à la fin de la décennie aux modèles mathématiques modernes, amplifiés plus tard par la micro-informatique.

Les efforts d’expérimentation débutent à l’aide de maquettes en plexiglas et de feuilles de papier calque empilées, suivant des principes analogiques. Les méthodes analogiques consistent à reproduire les phénomènes hydrauliques en leur substituant un autre phénomène physique, qui obéit à la même équation. il existe une analogie entre le courant circulant dans des feuilles conductrices et la piézométrie des nappes. On substitue à l’écoulement en milieu poreux celle de la circulation des courants électriques, qui répond aux mêmes calculs, et dont la réalisation réduite est moins coûteuse et plus pratique en laboratoire. À titre d’exemple, le BRGM en 1971 utilise du papier semi-conducteur pour son modèle Télédeltos.

On dispose pour cette époque d’archives et des témoignages des acteurs impliqués dans cette évolution. Yes Emsellem et Pierre Pouchan sont revenus dans un entretien pour le SIGES Aquitaine sur leurs travaux de modélisation hydrogéologique65. Leur collaboration débute en Aquitaine avec le professeur Henri Schoeller, et mène à la réalisation des premiers modèles multicouches. À l’époque, Henri Schoeller avait déjà lancé l’alerte sur les risques d’intrusion saline : les rabattements importants de la nappe Eocène risquaient d’engendrer une intrusion d’eau saline dans l’aquifère et les nappes superficielles irriguant les vignobles bordelais Bakalowicz, 2013).

65 « Histoire des modèles numériques », SIGES Aquitaine. www.sigesaqi.brgm.fr/L-histoire-des-modeles-numeriques.html

115 D’après Emsellem, les échanges avec les hydrogéologues de Bordeaux et leurs connaissances de l’hydrogéologie descriptive permettent de passer des modèles analogiques aux premiers modèles mathématiques. Les simulations se complexifient : limitées d’abord aux eaux souterraines, elles intègrent les effets d’infiltration, de drainage et les relations avec les eaux de surface. En 1965 est produite la première modélisation hydrogéologique, portant sur le s nappes des Sables Inférieurs de l’Eocène Moyen. S’ensuit une collaboration entre 1965 et 1971 entre services techniques de l’État (Ministères de l’Agriculture et de l’Equipement), BRGM, Agence de l’eau, université de Bordeaux, l’École Nationale Supérieure des Mines de Paris (ENSMP), afin d’étendre le travail de modélisation à l’ensemble des aquifères de la région.

Après son expérience bordelaise, Yves Emsellem effectue un stage au département informatique de la Société Grenobloise d'Études et d'Applications Hydrauliques (SOGREAH66). Sous son impulsion, l’Ecole des Mines se dote en 1967 d’un laboratoire d’hydrogéologie mathématique, intégré au Centre d’Informatique Géologique. Il y avait suivi les cours de Hubert Pélissonnier, professeur de géologie à l’ENSMP67. Ghislain de Marsily rejoint le Centre d’Informatique Géologique. Il contribue ensuite à faire entrer l’hydrogéologie et sa modélisation à l’Académie des Sciences.

Les modèles développés sont initialement de régime permanent, c’est-à-dire sans considération temporelle. Ils ne permettent pas de suivre l’évolution des nappes qui peuvent être soumises à des augmentations de prélèvements. Pour répondre à ce problème, un nouveau type de modèle, dit de régime transitoire ou non-permanent, a été proposé et réalisé pour la première fois en France par le Service Géologique d’Alsace et Lorraine. Les modèles de régime permanent utilisent des électrodes pour figurer les zones d’alimentation et d’exutoire de l’eau souterraine, auxquelles sont appliqués des potentiels électriques relatifs aux niveaux piézométriques. L’ajout d’un condensateur sur ces points permet d’ajouter au modèle l’analogie d’emmagasinement. Cette innovation constitue une étape vers la modélisation de scénarios d’évolution des régimes d’exploitation.

La modélisation est aussi l’œuvre de structure du secteur privé. La SOGREAH développe un laboratoire de modèles physiques afin de contribuer à ses activités d’études et de construction dans le domaine de l’hydraulique. Après des travaux initiaux sur maquettes, deux chercheurs du laboratoire hydraulique, Danel et Sauvage de Saint Marc, font appel à François Bazin pour réaliser des outils de calcul suivant le modèle analogique. Au début des années 1960, SOGREAH crée le premier modèle

66 Crée en 1923, le Laboratoire Dauphinois d’Hydraulique devient la SOGREAH en 1955.

67 On trouve des sources contradictoires. D’après celles de la SOGREAH, Emsellem a fait un stage dans leur structure au début de la décennie 1970, alors qu’il créé pour l’IAH le laboratoire d’hydrogéologie

116 mathématique pour caractériser le Chott-el-Chergui en Algérie. Elle modélise plus tard le Cénomanien de Touraine.

La mise au point de ces modèles analogiques est effectuée durant la décennie 1955-1965, sur des zones de faible étendue, et pour des phénomènes d’écoulement classiq ues. D’autres organismes utilisent quelques années plus tard ces méthodes analogiques. Les grands aquifères sont progressivement modélisés. DICA réalise en 1965 le premier modèle mathématique dédié un aquifère français, celui des Sables verts de l’Albien du Bassin de Paris. GEOEXPERT s’occupe de la Nappe de Beauce, la Plaine du Roussillon, l’Infra-Toarcien en Poitou-Charentes, la Nappe de la Craie dans le Nord. La société GEOHYDRAULIQUE établit le premier modèle de l’aquifère du continental intercalaire du Sahara. Le Service Géologique d’Alsace-Lorraine (SGAL) crée le plus gros modèle analogique de l’époque pour simuler les pompages au voisinage des travaux du barrage de Gamsheim sur le Rhin.

Suivant le phénomène de complexifications des simulations décrit par Emsellem pour les travaux de modélisation des aquifères bordelais, l’équipe de la SOGREAH poursuit l’analyse mathématique des phénomènes physiques d’écoulement dans les milieux couvrant l’ensemble du cycle de l’eau (ruissellement, pluie, captage AEP, réseaux d’adduction) suivant les méthodes d’intégration graphique. Des maquettes sont réalisées pour l’étude de phénomènes de recharge de nappe, de rabattements des niveaux de la nappe autour d’un puits, de drainage des sols, ainsi que pour la rétention de polluants.

1.6.4.2 Modèles numériques

Dans les années 1960 et 1970, le développement de la gestion prévisionnelle des eaux souterraines est étroitement lié à celui des outils informatiques utilisés en hydrogéologie quantitative. Les modèles numériques vont progressivement remplacer les modèles analogiques avec l’apparition de la micro-informatique. L’apparition de la micro-informatique, qui se substitue aux ordinateurs à temps partagé, conduit à des modèles de plus en plus performants. Ils permettent des approches analytiques des structures et des comportements hydrodynamiques des nappes à toutes échelles, en 2D e t en 3D.

L’évolution technique de la modélisation des nappes s’accompagne d’un rassemblement des savoirs disciplinaires des eaux souterraines, suivant le témoignage d’Emsellem lui-même : « L’hydrogéologie,

l’agronomie et l’hydrologie, au départ séparées, se sont rassemblées avec l’économie et la démographie, brisant l’hydro-schizophrénie administrative qui considérait eaux de surface et eaux souterraines séparément. »

117 Les modèles se développent dans l’accroissement des paramètres pris en comptent : ils incluent les connaissances des banques de données des Agences de l’Eau et du BRGM, les prélèvements et rejets urbains, industriels et agricole, ainsi que les investissements. Mais aussi dans leur périmètre d’étude : « il n’y avait plus de limite ! Le gigantisme a été de pair avec l’étude fine ». GEOLAB réalise pour l’Agence de l’Eau Seine-Normandie un modèle croisant

eaux de surface et eaux souterraines sur

110 000 km2

. La modélisation aujourd’hui se poursuit à des échelles sans commune mesure avec les premières expérimentations, concernant des territoires internationaux dé passant le million de kilomètre carré (aquifère Guarani). On y retrouve trace des projets pionniers : le modèle de l’ensemble du Sénégal produit par l’Observatoire du Sahara et du Sahel de la décennie 2000 reprend la logique créée dans la décennie 1960 en Aquitaine.

1.6.4.3 SOGREAH : R&D et modélisation

L’histoire institutionnelle de la SOGREAH est significative sur plusieurs points. Elle constitue un cas d’étude sur le rôle des ingénieurs dans l’avancement de la recherche en hydrogéologie. Elle est aussi représentative des entreprises privées développant leur propre secteur d’innovation et de développement. Elle illustre enfin la tendance économique générale de concentration des activités sur un cœur de métier au tournant des années 1980, lorsque la SOGREAH finit abandonner la production de ses logiciels de modélisation.

Le travail d’historiographie assuré par l’entreprise apporte des éléments d’information détaillés sur l’apparition des modèles physiques dans les études hydrogéologiques. Les premiers modèles numériques de simulation en hydraulique des eaux souterraines apparaissent au début de la décennie 1960 : des communications scientifiques signalant le développement des algorithmes ainsi que leurs applications pratiques par le groupe de travail dirigé à SOGREAH par Alexandre Preissmann sont présentées dans un colloque international en 1961. À son pic d’activité e n 1966, le département informatique de SOGREAH compte 120 informaticiens. Les équipes produisent en 1976, en copropriété avec des équipes italiennes, un logiciel de simulation aujourd’hui connu sous le nom de DEDALE 3D. Simulant les écoulements souterrains avec les trois dimensions spatiales (coordonnées horizontales X, Y et verticale Z), ce logiciel permet aussi de prendre en compte la présence de contaminant et les modifications d’écoulement qu’elle pourrait engendrer. DEDALE 3D fait l’objet d’une certain e fierté institu

tionnelle, décrit comme le point d’orgue de la vision des fondateurs de la SOGREAH :« il

118

apparaît que ce

logiciel représente l’aboutissement des objectifs de connaissance et représentation

des écoulements souterrains souhaité par Pierre Danel et François Bazin 68». Les activités de production suivent la tendance de regroupement de structures intra-européenne sur plusieurs années. Entre 1976 et 1986, la SOGREAH participe à la création de l’ensemble logiciel Système Hydrologue Européen avec des homologues européens, visant à représenter le cycle complet de l’eau. Ce progiciel d’hydrologie intégrée est connu aujourd’hui sous le nom MIKE SHE. Il est passé sous propriété du Danish Hydraulic Institute (DHI), et figure comme l’un des éléments de la suite logicielle MIKE destinée au domaine de l’eau.

L’activité de production des logiciels et leur commercialisation reste tributaire des évolut ions économiques générales et la direction stratégique vers des économies d’échelle au tournant des années 1980. La SOGREAH développait des logiciels de calcul, aux interfaces peu maniables, qui nécessitaient un temps de maîtrise au coût d’accès élevé, réservé à des spécialistes des organismes. Avec l’apparition de la micro-informatique, les demandes des clients évoluent vers des logiciels clé en main, disposant des interfaces confortables. Cette évolution implique des travaux en amont et en aval très coûteux en temps et en ressources (on pense aux fonctions de contrôle garantissant une utilisation par des non spécialistes). Face au désengagement financier de l’État, l’entreprise ne peut concurrencer avec des grands groupes internationaux qui distribuent leurs licences à des tarifs préférentiels ou gratuitement. Elle abandonne ses activités de production d’outils ( réfraction sismique, résistivité, puis logiciels) et se recentre sur la production d’études. Ces tendances macro-économiques et leurs conséquences différenciés pour les structures ayant développé ces produits se retrouvent dans la littérature institutionnelle produite. D’un côté les plaquettes commerciales de la DHI vante une suite MIKE qui offre « un accès facile à plus de 40 ans de recherche et plus de 1000 hommes-années de

développement. Nos outils logiciels sont reconnus dans le monde comme le standard préférentiel dans le domaine de la modélisation de l'eau. Ils sont utilisés par les professionnels dans 130 pays ».

Inversement, les auteurs revenant sur l’épisode de la SOGREAH (intégrée au groupe Alsthom, puis Alcatel-Alsthom, avant de redevenir indépendante en 1998 par rachat de type LMBO) déplorent les tendances macro-économiques passées et l’abandon par le groupe de ses savoir-faire sur ce secteur d’activité : « après une forte concurrence et une dispersion des savoir-faire et des énergies au niveau

national entre les bureaux d’études privés, les bureaux semi-étatiques et les universités ou les grandes écoles, il ne reste rien de français dans les logiciels ‘standards’ utilisés par les bureaux d’étude français.

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Est-il encore possible d’associer ces différentes forces vives pour créer et produire des outils français pour le futur ? 69».

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