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Forces et faiblesses du modèle diffusionniste dans la compréhension de la création d’institutions scientifiques création d’institutions scientifiques

coloniales croisées

1.4.1 Forces et faiblesses du modèle diffusionniste dans la compréhension de la création d’institutions scientifiques création d’institutions scientifiques

L’histoire de la science et de l’émergence des institutions scientifiques dans le monde emprunte souvent aux travaux de Georges Basalla. L’historien propose une grille d’analyse que l’on qualifie de diffusionniste : si les institutions scientifiques émergent initialement sur le continent européen, leur diffusion géographique survient ensuite dans la plupart des pays. Au niveau local, ces étapes de diffusion et d’émulation ont une chronologie contingente, liée à l’histoire particulière des États, mais suivant un modèle d’imitation et d’adaptation général (Basalla, 1967).

Le modèle diffusionniste propose une grille d’analyse suivant plusieurs temps d’institutionnalisation scientifique. Dans une première phase, que l’on peut qualifier de précoloniale, les sociétés savantes européennes accumulent des connaissances nouvelles, tout particulièrement dans les sciences naturelles, via les grands voyages d’exploration. Une deuxième phase se constitue via les structures administratives coloniales. Dans les périphéries coloniales, des individus sur place poursuivent des tâches sommaires d’inventaire ou de collecte d’information, qui répondent aux besoins des organisations des centres européens. La division du travail scientifique suit une ligne sociologique claire entre praticiens locaux et européens. La formation scientifique locale reste faible, la communauté de scientifiques trop réduite en nombre pour assurer sa reproduction. L’indépendance de l’Inde, en 1947, transforme un territoire colonial, avec une administration afférente, en pays en voie de développement. Une troisième phase se caractérise par l’émergence d’une conscience nationale, et la reconnaissance de l’utilité de l’activité scientifique pour la Nation, concrétisée sous la forme d’un soutien de l’État à la recherche. La science n’étant pas autarcique mais internationale, les

63 échanges internationaux se réorganisent sur la base d’échanges collaboratifs de pays à pays, qui prennent la forme d’accords bilatéraux, organisés autour des intérêts de la communauté scientifique locale.

Le modèle diffusionniste propose une périodisation générale des phases de création des organisations scientifiques en France et en Inde ; les impensés normatifs de cette grille de lecture des événements passés ont depuis été relevés et questionnés. On les retrouve dans une mise en récit eurocentrée, qui fait de la science, strictement occidentale, un moteur ainsi qu’une justif ication morale de l’expansion impériale. Le miroir inversé de ce récit consiste à prendre la science pour objet d’une critique postcoloniale de l’impérialisme. Une autre approche considère que la science possède un projet politique intrinsèque, qui se développe de manière prédatrice. Une forme compétitive de savoir, qui a su transformer son environnement en une zone de combat, adaptée à sa propre poursuite, dans laquelle elle dispose d’un avantage sur les autres formes de savoir (Seth, 2009).

Les hypothèses de départs de ces études développent une rhétorique qui n’est pas sans avoir un certain pouvoir de séduction, avec des métaphores marquantes pour l’esprit. On peut penser à l’image employée par l’historien Kohler qui décrit le processus de diffusion de la science comme le mode de croissance envahissant et rampant d’une plante invasive (Kohler, 2002). Nous avons cependant préféré nous tenir à distance de ces travaux, dans la mesure où suivre une telle grille d’analyse comportait le risque de produire un récit artificiel, où cette conception du caractère hégémonique et impérialiste de la science aurait été plaquée sur l’hydrogéologie.

L’analyse de la littérature montre que les études les plus probantes pour notre sujet tendent à adopter des perspectives circulatoires et interactives de la production scientifique. Contrairement au modèle de Basalla, la globalisation de la science occidentale n’y est pas considérée comme une simple diffusion depuis les centres européens, mais comme le produit d’interactions répétées, ayant participé à la production de nouveaux savoirs (Schaffer & all, 2009). Loin des effets d’annonce de manifestes portant le risque de rester stérile, l’étude plus modeste de ces interactions permet pourtant d’amorcer une redéfinition de l’histoire des sciences et des frontières. Suivant cette logique, nous revenons dans les pages suivantes sur des séquences d’échanges transversaux qui illustrent la circulation des savoirs et des techniques, ainsi que le rôle du transfert géographique dans la production de connaissances hydrogéologiques.

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1.4.2 Les carnets de la famille Limaye : sur les chemins des campagnes indiennes,

manuel d’hydrogéologie américain en poche

La section française de l’IAH utilise l’expression « hydrogéologue bourlingueur » pour qualifier les hommes effectuant le travail de cartographie et de prospection en territoires coloniaux. Ce profil de chercheur touche-à-tout se retrouve également dans l’Inde ante et post Indépendance de 1947. On note cependant des divergences étonnantes : du fait de l’expérience coloniale puis développementaliste, les hydrogéologues indiens sont exposés aux connaissances géologiques et hydrogéologiques de langues anglaises. Cette exposition se matérialise dans les activités concrètes et quotidiennes : matériel de prospection, manuels d’hydrogéologie… absents dans les expériences françaises.

On dispose des écrits de Limaye, témoin des activités de son père qui exerça des activités de prospection hydrogéologique, à son propre compte au début des années 1930, puis au sein de l’administration. Agronome de formation, Limaye père possédait quelques connaissances rudimentaires de géologie. Après ses études, il oriente les particuliers dans l’emplacement de leur puits d’irrigation et la prévision des débits. Ses domaines de spécialités restent tributaires d’un terroir géomorphologique spécifique : les trapps du Deccan (structures multicouches de lave en forme d’escalier), les plaines de basalte de l’Ouest de l’Inde, accompagnés de quelques excursions dans les pré-cambriens du Sud. Il est parfois sollicité pour revitaliser d’anciens puits, en creusant des capillarités horizontales ou bien en les approfondissant. Les premières années sont teintées de pastoralisme : Limaye père se déplace d’un lieu à l’autre en charrette à bœufs, ou tout simplement à pieds. Il est parfois payé en nature par les paysans (Limaye, 2015).

On retrouve à l’époque le processus de stabilisation des activités et de leurs appellations. D’après l’auteur, son père se qualifiait lui-même de « géologue des eaux souterraines » (groundwater

geologist) tandis que les paysans faisant appel à lui l’appelait « le sourcier diplômé » (educated water-diviner). Sa correspondance administrative mentionne toutefois « l’intérêt des sciences hydrogéologiques pour la prospection des eaux souterraines ». On trouve cependant des occurrences

plus tardives de l’expression « géo-hydrologie » jusqu’à la fin des années 1960.

Son calendrier s’aligne sur celui des saisons. Il met à profit les 4 mois de mousson, pendant laque lle on ne le sollicite plus, pour poursuivre ses observations des couches basaltiques, notamment la porosité des inter-couches volcaniques. Il rédige des articles scientifiques et grand public. Prégnance de la gangue minière sur les connaissances scientifiques des eaux souterraines, ses premiers articles sont publiés dans le Journal of Geological, Mining and Metallurgical Society of India (Limaye, 1940). Au

65 cours des années 1940, il est sollicité par les administrations locales chargées du développement rural, qui faisaient autrefois appel à des géologues anglais pour les programmes d’accès à l’eau potable. Il travaille pendant une dizaine d’années sur un périmètre comprenant entre « 60 et 80 villages », à charge d’en superviser les puits, de la prospection en amont à leur entretien en aval. Les ouvrages, creusés à la force des bras, mesurent « entre 2 à 3 mètres de diamètre, et 8 ou 9 mètres de

profondeur ». En parallèle, sa clientèle s’élargit à des industriels, sur des travaux qui différent des puits

de subsistance : des forages (plutôt que des puits creusés à la dynamite), équipés de pompes. Mesurant entre 1 à 1,5 mètre de diamètre, entre 25 et 30 mètres de profondeur, ces puits nécessitaient deux mois de travaux (Limaye, 2016).

Les écrits de Limaye montrent l’influence de la géologie américaine sur les professionnels, via la diffusion des manuels contemporains. Limaye mentionne ainsi qu’un manuel par un professeur américain constitue une référence incontournable dans la décennie 194025. Sobrement intitulé «

Groundwater », l’ouvrage a été écrit par C.F Tolman, alors professeur de géologie économique

(economic geology) à Stanford. Comprendre les outils et savoirs liés aux eaux souterraines dans l’Inde de cette époque nécessite de faire quelques incursions dans l’histoire de l’hydrogéologie américaine. On peut ainsi consulter le manuel de Tolman et sa préface, à vocation programmatique.

« Ce livre fait état de la naissance d’une nouvelle science qu’il s’attache à décrire : le croisement de données scientifiques concernant la présence, la mobilité et les actions des eaux souterraines, ainsi que les propriétés hydrologiques des matériaux saturés, baptisé ‘hydrologie des eaux souterraines’ par O. E Meinzer26. »

Qualifié de« Père de l’hydrogéologie » aux États-Unis, O. E Meinzer figure dans les remerciements du livre, ainsi que J. F Poland, très connu aux États-Unis pour avoir théorisé le phénomène d’affaissement des sols causé par l’extraction des eaux souterraines durant ses activités à l’USGS. C’est également Poland qui fait office d’échelle humaine témoin sur une photographie destinée à illustrer l’affaissement du sol de la Central Valley en Californie.

25“The book Groundwater by C.F. Tolman (1937) was the Bible for all hydrogeologists at that time” (p62) (Limaye, Groundwater Exploration in India Using Hydrogeologiccal & Resistivity Method in Past 60 years, 2016)

26« this book records the birth and describes the development of a new science: coordinated scientific data regarding the occurrence, motion, and activities of subsurface water, and the hydrologic property of water-bearing materials, christened by O.E. Meinzer ‘Groundwater hydrology’ »

66 Ce cliché constitue-t-il un lieu de mémoire ? Par métonymie, il présente un des premiers lieux saturés de couches d’activités et de signifiants pour les hydrogéologues américains. Au-delà du premier cercle, la photographie est un exemple de construction de la visibilité d’un phénomène invisible : l’affaissement causés par la disparition de l’eau dans les micropores des sédiments se produit de façon uniforme, sans faille qui serait décelable à l’œil nu. Sur la photographie, le pôle électrique permet de matérialiser une jauge inversée de l’affaissement du sol provoqué par l’extraction des eaux souterraines. Poland lui-même, nous l’avons vu, sert d’étalon humain : l’ordre de grandeur n’est plus simplement une abstraction. À l’arrière-plan, s’étale l’immensité des champs irrigués. C’est la force du cliché : un diagnostic est posé (l’affaissement des sols), incarné à échelle humaine. Une relation de cause à effet est posée, désignant l’irrigation des grandes fermes californiennes comme responsable : un problème public vient de se constituer.

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Figure 2: Le célèbre cliché de Joseph Poland posant à proximité d’un poteau téléphonique qui marque l’affaissement des sols de la vallée San Joaquin de 1925 à 1977 (© USGS)

68 Les outils et savoirs hydrogéologiques en Inde sont à cette époque fortement tributaire des publications et des travaux américains contemporains. Dans un contexte éditorial plus vaste, le manuel de Tolman demeure pendant plus de 20 ans l’unique manuel d’hydrogéologie de langue anglaise. Les publications plus tardives ont des optiques moins géologiques que l’ouvrage de Tolman. Le

Groundwater Hydrology de David Keith Todd, qui parait en 1959, est plus dédié aux ingénieurs qu’aux

géologues de formation27. Plus tard, le manuel Hydrogeology publié par Davis et De Wiest en 1966 a une optique plus mathématique que descriptive des comportements des eaux souterraines.

Dans les décennies 1940 et 1950, les activités de Limaye continuent de s’apparenter à des observations de géologie naturaliste. Son travail emprunte à la topographie pour l’inventaire des puits, la présence de pierres et sable dans les cours d’eau, l’étude des strates et de leur usure… point que l’on retrouve également parmi les actifs français de l’époque.

Des outils apparaissent dans ses activités, importés d’Angleterre, pour les enquêtes de prospection hydrogéologique, d’apparence rudimentaire. On trouve mention d’un boîtier équipé de bobines électriques et d’une aiguille aimantée28. Cependant, une recherche croisée avec les archives du GIS ne permet pas de retrouver trace de ses boîtiers, ni de leurs fournisseurs britanniques. On peut, sans prendre de risque, inférer que ces boîtiers avaient pour fonction de déceler des anomalies conductrices, c’est-à-dire la présence d’eau, conductrice de courant électrique. D’après Limaye fils, le succès de ces machines demeure hasardeux. Il est probable que leur réussite devait largement plus au travail d’observation naturaliste préalable qu’à un phénomène de transmission géo-sismique. Le diagnostic à porter semble proche de celui de méthodes alterscientifiques, tels les outils utilisés par les sourciers afin d’amplifier le magnétisme des eaux souterraines : l’ensemble des connaissances sensibles du praticien permet de créer une illusion d’efficacité.

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