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Du puisatier au savant : les savoirs artisans des eaux souterraines sont-ils objets de patrimoine ou d’histoire des sciences ? objets de patrimoine ou d’histoire des sciences ?

les eaux souterraines ?

1.1.1. Du puisatier au savant : les savoirs artisans des eaux souterraines sont-ils objets de patrimoine ou d’histoire des sciences ? objets de patrimoine ou d’histoire des sciences ?

« De tout temps, les hommes ont fait usage des eaux souterraines ». Beaucoup d’articles de qualité portant sur les eaux souterraines débutent par cette incise, pourtant devenu l’archétype des introductions paresseuses. Pour la France, on fait généralement mention de vestiges antiques laissant trace d’un savoir d’extraction de l’eau vieux de plusieurs milliers d’années : « dès l’antiquité, en Gaule

comme en bien d’autres régions du monde, l’eau souterraine fut une source d’approvisionnement en eau des cités et des villages très répandue […] L’utilisation des eaux de sources auxquelles étaient attribuées des vertus « médicinales » voire magiques, est aussi très ancienne, le plus souvent prêtées aux « Romains », mais certainement antérieure ». Dans le chapitre Inde de l’Histoire de l’Hydrogéologie, la formule englobe la Préhistoire : « creuser des puits pour répondre aux besoins domestiques et d’irrigation s’est pratiqué en Inde depuis des milliers d’années 10». Elle fait même se rejoindre Antiquité et époque contemporaine au-delà des siècles, les techniques ancestrales compilées dans des manuscrits religieux étant liées par un trait d’union aux superstitions présentes : « Les consignes des textes sacrés sont encore aujourd’hui observées et utilisées par les astrologues.

C’est la raison pour laquelle les sourciers savent où trouver de l’eau sous nos pieds quand les cours d’eau se tarissent.»

10 “well digging for getting domestic and irrigational water supply has been practiced in India for thousands of

35 Plutôt que de tourner en dérision cette figure de style, on peut mettre en avant les difficultés d’analyse qu’elle masque : quelle différence de nature existe entre les modes d’extraction des eaux souterraines des siècles précédents de ceux de l’époque contemporaine ?

Cette question est celle de la délimitation des époques à considérer. Est-il possible d’étendre la chronologie des objets étudiés sans perdre la pertinence de la comparaison ? Quel est alors l’objet de la comparaison ? Le problème se pose lorsque l’on tente d’étudier les savoirs liés aux eaux souterraines en amont et en aval des révolutions scientifiques : le corpus inclut ainsi des savoirs dits traditionnels et scientifiques. Il est intéressant de constater que cette distinction est du registre de l’évidence dans les chapitres de l’Histoire Mondiale de l’Hydrogéologie. Chacune des contributions par pays tend à considérer dans une première partie synthétique les traces archéologiques d’usage des eaux souterraines et les occurrences notables de grands travaux d’adduction de l’eau des sources réalisés dans les époques successives pour lesquelles on dispose d’archives témoignant des activ ités des pouvoirs de l’époque : princes, royautés, empires, ayant donné lieu à des travaux d’historiens. Une césure claire considère les savoirs et pratiques liées aux eaux souterraines survenus à partir du XIXe siècle.

Le chapitre dédié à la France semblerait constituer une exception, si on considère qu’il mentionne les travaux consacrés au sujet des savants de l’Époque Moderne. La distinction entre savoirs traditionnels et science est cependant claire dans la rédaction des titres : « des connaissances savantes détachées

des savoirs pratiques ». Les travaux mentionnés sont des considérations théoriques, déconnectées du

régime général d’usage des eaux souterraines, qui demeure l’apanage des artisans. Même en s’appuyant sur l’apparition d’un traitement scientifique des eaux souterraines, le caractère artificiel de la rupture chronologique demeure : les recherches visant à comprendre le comportement des eaux souterraines sont réalisées par des hommes de science, sans connexion aucune avec les activités des artisans puisatiers.

Si l’opposition entre savoirs artisanaux et savoirs scientifiques organise les comparaisons d’une époque à l’autre, ce trope est tout aussi actif quand il s’agit de comparer l’état des connaissances d’un territoire à l’autre sur la même période. L’opposition entre sciences et savoirs communs opère en diachronie comme en synchronie. Il est d’autant plus intéressant de se pencher sur cette distinction qu’elle a longuement servi de justification à une opposition entre sociétés dites traditionnelles et sociétés dites développées. Cette opposition est toujours active aujourd’hui : la France étant un pays particulièrement surreprésenté dans l’histoire de l’hydrogéologie, le différentiel de production scientifique entre les deux pays demeure tout au long du XXe siècle. Un simple chiffre permet d’illustrer ce différentiel suivant une enquête du Journal of Hydrogeology : si on compte 6 Français dans la liste

36 des 32 éminents hydrogéologues, un seul est Indien (Chilton, Howard et al., 2016). À l’invers e de la France, l’hydrogéologie indienne reste hors des circuits internationaux. À ne considérer que le prisme des apports scientifiques sous ses critères standards, on risque de produire une vision anamorphosée d’une histoire des régimes d’usages et d’organisation des eaux souterraines. À moins d’y souscrire, les enjeux derrière l’idée préconçue d’un pays au tempérament dit scientifique, face à un autre qui aurait plusieurs décennies de retard de développement sur le premier, nécessitent d’être clairement exposés.

Dans un article portant sur les rapports entre sciences et savoirs traditionnels, Otto Sibum inclut une gravure représentant des puisatiers indiens, afin d’en donner le commentaire suivant : « pour les

ingénieurs et scientifiques du 19e siècle, cette technologie manuelle remontant à l’Antiquité égyptienne et indienne symbolise l’état primitif de développement technique des civilisations non occidentales 11» (Sibum, 2015). Durant l’époque des empires coloniaux, les sociétés européennes justifiaient l’entreprise de colonisation en faisant valoir la supériorité de leurs savoirs. L’opposition entre une poignée de sociétés (essentiellement européennes) ayant des sciences modernes et celles n’en disposant pas constitue une stratégie de distinction culturelle globale (Daston & Vidal, 2003).

Ces situations de rencontres conflictuelles entre sociétés, loin de constituer un phénomène nouveau, ne se limite pas à une opposition entre sociétés occidentales et non-occidentales, puisque la division entre savoir traditionnel et science moderne se joue aussi en Europe. Sibum affirme ainsi que l’opposition entre savoirs traditionnels et science est constitutive de l’histoire des sciences dans l’Europe Moderne. Cette opposition s’exprime par un rapport hiérarchique entre travail intellectuel et travail manuel, entre Savoir et Faire. (Shapin & Shaffer, 1993).

Il est d’autant plus difficile d’interroger cette opposition qu’elle trouve une origine lointaine, depuis la division aristotélicienne entre épistémè et technè. Une distinction transformée en évidence, reflet d’un ordre social hiérarchisé entre des catégories socio-professionnelles claires : la distinction entre travail intellectuel et travail manuel a été historiquement reflétée dans la distinction sociale entre ceux qui les pratiquent. Cette distinction, en opérant, occulte l’existence d’un savoir gestuel (Sibum, 1998), créé par les actions performatives. Le geste manuel ne se répèterait pas dans une succession stérile, mais est lui-même porteur de savoir. L’occultation de ce savoir gestuel permet de définir la connaissance comme un savoir désincarné, détaché de son lieu de production comme des chaînes de sa diffusion et de sa préservation. Dans l’histoire, la préférence accordée au savoir écrit, aux dépens des pratiques

11 Sibum, Otto (2015) « Sciences et savoirs traditionnels », in Raj, Kapil, Sibum, Otto (eds.), Histoire des sciences et des savoirs, Tome 2, Paris, Seuil, 2015, p.284.

37 manuelles, a ainsi façonné une vision commune de la science comme un savoir universel, autonome et théorique.

1.1.2. Rattacher l’histoire des savoirs liés aux eaux souterraines à l’histoire des

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