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Inventorier le monde : interactions entre savoirs indigènes et britanniques dans les grandes avancées cartographiques dans les grandes avancées cartographiques

les eaux souterraines ?

1.2 Milieu du XIX e siècle : la construction de la gouvernementalité par les sous-sols

1.2.2 Inventorier le monde : interactions entre savoirs indigènes et britanniques dans les grandes avancées cartographiques dans les grandes avancées cartographiques

Les études des eaux souterraines de cette période se constituent dans le sillage d’une réinvention de la géographie au cours du XVIIIe siècle. La naissance des États-Nations et de leurs Empires suscitent de nouveaux besoins, et l’apparition des corps d’ingénieurs civils qui aménagent e t délimitent les territoires.

Les grands projets de cartographie réalisés dans l’Inde coloniale sont d’autant plus intéressants qu’ils sont portés par les puissances européennes, à une époque où des pans entiers du territoire métropolitaine ne font pas l’objet de mesure ni de représentation. La première carte du Royaume Uni ne sera produite que 20 années suivant celle de l’Inde. À l’époque, des cartes locales (côtes, comtés) ou spécifiques (fortifications, ports) existent certes, mais elles sont réalisées par des arpenteurs, équipés de chaînes, de bâton et d’équerre, outils qui ne permettent pas le relevé extensif. Vers 1760, les premiers relevés extensifs britanniques débutent au Bengale, alors qu’il n’existe aucune carte

47 harmonisée ou détaillée des Iles Britanniques. 200 soldats britanniques sont mobilisés, sans formation technique, dans les levés terrestres.

Terminée en 1783, la première carte du Bengale est jugée trop précise par l’historien Kapil Raj pour ne s’être basée que sur les techniques britanniques rudimentaires de l’époque (Raj, 2015). Les méthodes de cartographies modernes, loin d’être exportées par une puissance européenne, sont une invention élaborée sur le territoire colonial. La carte est un objet lié aux équipées des décennies précédentes : explorations de Cook dans le Pacifique entre 1768 et 1779, suivie de celle de Humboldt et Bonpland ; savants commandités par Napoléon durant la Campagne d’Egypte. « C’est une époque où géographes

cartographes astronomes et botanistes inventorient la Terra Incognita : détroits, îles et continents entiers, dans l’intérêt de leur pays… et bien sûr, de la science 17» (Schaffer, 2015).

De ces explorations sont produites des cartes, propriétés des souverains et des compagnies commerciales européennes. Indépendamment de leur fonction d’usage et de leur niveau de précision, elles assurent une fonction de prestige, et sont parfois exposées dans les collections royales comme le seraient des objets d’art. Les cartes peuvent devenir leur propre référent : emblème de puissance, de conquête passée ou à venir.

Si les relevés routiers maritimes sont utilisés dans la navigation entre l’Europe et l’Asie depuis le XIIIe siècle, les entreprises de cartographies n’apparaissent en Europe de l’Ouest que tardivement : ports et comptoirs commerciaux étant situés sur les côtes maritimes et aux embouchures, l’arrière -pays ne fait pas l’objet d’un travail d’arpentage. Les cartes établies sont basées sur les récits des missionnaires, qui eux-mêmes s’appuyaient sur les connaissances de guides locaux.

Avec les victoires militaires britanniques et la prise du Bengale, la conquête territoriale apporte de nouveaux besoins cartographiques (représentation des terres cultivables, routes, frontières, etc.). La réalisation de la première carte du Bengale en 1783 est un épisode d’intégration de savoirs locaux à une entreprise impériale documenté.

Le cartouche en bas à droite représente la coopération entre élites locale et britannique : un lettré indien offre des manuscrits à l’allégorie Brittania, entourée de soldats indiens. Au premier plan du cartouche figurent les instruments de mesure de l’arpenteur. À l’arrière -plan figurent un paysan en train de labourer ainsi qu’un porteur chargeant un navire de marchandises

La réalisation de cette carte fut attribuée à James Rennell, ingénieur-topographe en chef du Bengale, formé sur le tas au levé côtier et portuaire en métropole avant son départ à la Compagnie Anglaise des

17 Schaffer, Simon, « Modernité et Métrologie », in Raj, Kapil, Sibum, Otto (eds.), Histoire des sciences et des

48 Indes orientales. La notice introductive de la carte mentionne les sources utilisées, qui montrent un emprunt à des savoirs locaux identifiables. On y retrouve le Miroir d’Akhbar (Ain i Akhbari), chroniques du règne de l’empereur moghol Akhbar par Al Fazl. L’auteur y décrit les provinces de l’empereur, ainsi que les différentes unités de mesure utilisées pour réaliser le cadastre impérial. L’ouvrage comporte également la description de méthodes pour déterminer longitude et latitude, ainsi qu’une table de coordonnées des lieux du monde les plus renommés de l’époque. Dès la fin du XIVe siècle, des manuels pour déterminer les coordonnées célestes et terrestres ont été traduits du persan et de l’arabe. Au XVIIIe siècle, le sous-continent indien dispose de plusieurs siècles d’exercices cartographiques : registres cadastraux, relevés routiers, d’annuaires décrivant les provinces sous forme tabulaire.

L’ingénieur-topographe en chef systématise l’usage de ces sources tout au long du projet. La carte de Rennell reçoit les félicitations de la Royal Society, qui appelle de ses vœux la réalisation d’une carte d’un tel niveau pour les Iles Britanniques. Un service de triangulation dédié à la Grande Bretagne et à l’Irlande (Principal Triangulation of Great Britain) est créé en 1791. Le Great Trigonometrical Survey of

India sera fondé en 1802. Pour collecter les données nécessaires à l’établissement des cartes, on crée

de nouveaux appareils d’optique. Mastodontes hauts de deux mètres et pesant près de cinq tonnes, les théodolites équipent le service de trigonométrie impérial. L’interaction culturelle avec des communautés de savants locales participe de l’essor de nouvelles pratiques scientifiques en Europe. Elle se poursuit tout au long du XIXe siècle avec la création de services administratifs dédiés à la mise en répertoire des espaces géographiques. La Grande Enquête Trigonométrique (Great Trigonometrical

Survey), dédiée à l’arpentage trigonométrique de l’Inde, participe au développement des techniques

géodésiques européennes.

L’inventaire du monde est loin d’être global et homogène : il suit le développement des voies de communication, la production des marchandises, les ouvertures ou fermetures permises par les puissances militaires et économiques. Il demeure également inégalitaire : tous les accomplissements du temps ne mènent pas à un savoir plus homogène, plus équitablement produit ou mieux partagé. Points d’avancée et de recul suivent, parfois entrent en contradiction, avec la formation des États, créant des techniques commerciales et politiques.

Les actions de l’Empire britannique pour inventorier la planète se perpétuent pendant le long XIXe siècle. Le développement de la télégraphie, tributaire de la précision des mesures des fonds marins, encourage la découverte du monde caché des océans. La Royal Society monte en 1872 la première expédition consacrée à la recherche en eaux profondes, le challenger HMS. De nouvelles disciplines se créent dans le sillage de cet inventaire. D’autres sciences de la terre connaissent une évolution

49 concomitante, pour lesquelles on rassemble des données sur une longue période (les chroniques) et de grandes distances.

Les développements de la géodésie sont également permis par la mise en place d’une chaîne de stations de mesures mondiales visant à collecter des informations électromagnétique s. La « croisade magnétique », pilotée par Sir Edward Sabine et d’autres savants britanniques de la Royal Society, vise à mesurer l’intensité et la variation du champ magnétique terrestre, via un réseau mondial d’observatoires étendu le long des frontières des colonies. La croisade fait progresser les sciences mathématiques et physiques mais aussi les informations nautiques de la Royal Navy.

Le XIXe siècle transforme le monde en laboratoire ; il s’agit aussi de le mettre en nombres. La quantité d’informations recueillie est traitée par des théories probabilistes qui permettent de traduire des observations singulières en moyennes. Des outils visuels complètent le traitement des phénomènes terrestres évalués selon des unités de mesure.

Le développement des capitaux impériaux et industriels du XIXe siècle entretient une relation étroite avec le développement scientifique. La hausse des investissements dans les musées et laboratoires, les institutions de sciences s’accompagne de prises de position en faveur de s sciences et des techniques qui se font de plus en plus pressantes avec l’essor des tensions entre les États -Nations. Les hégémonies militaires, industrielles et impériales, dont les rivalités s’intensifient, augmentent leurs investissements dans les laboratoires, institutions de sciences coloniales, créent des universités en Province au grand contentement des professions scientifiques.

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