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La mémoire filiale ou ancestrale des objets

3-2 La symbolique des couleurs

7- La mémoire filiale ou ancestrale des objets

La mémoire de l’objet sous-entend tout élément figurant dans l’histoire du personnage qui lui fait rappeler un proche décédé. L’objet dans ce cas-là n’est pas décoratif mais il a vocation à remplacer, à combler un vide ressenti après la perte d’un être cher. Cette relation personnage/objet remplace l’absence, et ce, par le toucher, par l’odorat et fait surgir des réminiscences chez le personnage. A cet égard, il est à noter la présence d’analepses qui rapprochent ou font fusionner deux circonstances temporellement éloignées, ainsi qu’en témoigne le personnage : « Le vrai sommeil de mes pères

m’enveloppa, […] je vois, j’entends, je sens la présence des êtres […]. Je flotte entre deux mondes »110. A cet égard, Marta CARAION explique :

« L'objet de mémoire individuelle est à la fois fétiche et relique : il se substitue à l'être disparu, donnant à l'absence la forme d'une présence. L'objet comble le manque, dévie l'attention et vaut pour la personne dont il est le souvenir, tout en signifiant l'irrémédiable perte »111.

Cette citation rappelle manifestement le lit du grand-oncle perdu dans Malicroix. Ce meuble sert à rappeler le mort auprès du personnage, invoquant ce proche disparu qui l’avait longtemps utilisé, ainsi que l’avoue le personnage :

« C’était le lit d’un mort ; on n’en pouvait douter. Là on avait étendu le vieux Malicroix, les mains jointes. […] pris que j’étais par la vue si concrète de ce lit de fer. Elle me retenait dans cette présence funèbre ; et de ce meuble, peint en gris, aux maigres formes, me venait

110Henri BOSCO, Malicroix, Op.cit., p. 24. 111

une sensation de réalité telle, qu’à distance, je le touchais. Ce contact, pourtant imaginaire, me hérissait la chair d’épouvante : ce lit, c’était le mort lui-même »112.

Le lit est pour le personnage un objet de l’horreur lui rappelant son grand-oncle ou précisément un mort. Ce faisant, comment a-t-il pu se mettre dans un lit de mort, un lit d’un corps sans âme, au visage pâle et au corps raide. George PEREC déclare à ce propos :

« Le lit est donc l’espace individuel par excellence, l’espace élémentaire du corps, celui que même l’homme le plus criblé de dettes a le droit de le conserver : les huissiers n’ont pas le pouvoir de saisir votre lit ; cela veut dire aussi, et on le vérifie aisément dans la pratique, que nous n’avons qu’un lit, qui est notre lit ; quand il y a d’autres lits dans la maison ou dans l’appartement, on dit que ce sont des lits d’amis, ou des lits d’appoint. On ne dort bien, parait-il, que dans son lit »113.

Le lit, à ce niveau, ne saurait appartenir à plusieurs personnes. C’est dans cette optique que le personnage est mal à l’aise, non seulement ce n’est pas son lit mais celui-ci appartient à un mort. Ainsi, cette couchette recèle une double contrainte : la première est celle de son étrangeté et la seconde est celle de sa mémoire, de son passé, de ce qui était antérieur au personnage, notamment quand il déclare : « Je fus, en ce lit inconnu de mon

corps et qu’un autre longtemps avait hanté »114. Dans Malicroix, il est clair que le lit est un objet qui se prête à deux représentations inconciliables, George CESBRON atteste que « Le lit est d’abord le lit de la mort, le lit funéraire, objet d’une sorte de vénération

morbide et captivante, et à la fois objet de peur, d’une crainte singulière »115.

A ce niveau, le narrateur évoque des termes tels que « Présence funèbre », « Peint en gris », « Je le touchais » (en parlant du mort), « Hérissait la chair d’épouvante », « Le mort lui-même ». Ce lexique s’apparente à la frayeur et à l’effroi. En outre, la couleur grise est symbole de deuil et de tristesse. Selon Le Dictionnaire des symboles :

112

Henri BOSCO, Malicroix, Op.cit., pp. 21-22.

113Georges PEREC, Espèces d’espaces, Galilée, Paris, 2000, pp. 33-34. 114Henri BOSCO, Malicroix, Op.cit., p. 25.

115George CESBRON, Recherches sur l’imaginaire, cahier XIV, quinze essais de lecture anthropologique du

« La couleur grise, faite en égales parties de noir et de blanc, désignerait dans la symbolique chrétienne, selon F. Portal, la résurrection des morts […]. C’est la couleur de la cendre et du brouillard. Les Hébreux se couvraient de cendre pour exprimer une intense douleur. Chez nous, ce gris cendre est une couleur de demi-deuil »116.

Ainsi, le passage cité plus haut dans Malicroix ne désemplit pas d’expressions, de termes qui renvoient à la terreur, à la peur et au deuil, faisant vivre au lecteur ce moment horrifiant. En revanche, ce lit qui, au départ, était si repoussant, si effrayant, change complètement d’apparence. D’ailleurs, le protagoniste se l’approprie, se sent heureux et n’hésite point à se confier :

« Je m’allongeai sur le lit, où le vrai sommeil de mes pères m’enveloppa […]. Je restai un moment allongé sur mon lit […]. Je ne reprends une connaissance diurne de ma vie que par des sensations successives qui viennent, enveloppées dans un sentiment de bien-être grandissant, et de retour heureux »117.

George CESBRON souscrit à cette conception et avance le propos suivant :

« Ensuite chose étrange, le lit repoussant et terrifiant devient accueillant, prend visage plus humain. Il devient un microcosme intime de la maison : l’homme y trouve par le sommeil le repos ; il oublie ses maux, fait abstraction du monde extérieur pour y retrouver une paix tant physique qu’intérieure »118.

Dans cette perspective, le lit est valorisé, c’est un lit confortable. Propice à la méditation, ce dernier provoque pour le personnage un repos de l’âme, il oublie ses problèmes et ses peurs quotidiens. A l’instar de la maison, ce meuble destiné au coucher joue un rôle protecteur, d’une façon différente de celle de la maison certes, mais il prémunit le personnage épuisé qui a le moral toujours en action et analyse tout ce qui l’entoure. S’allonger sur ce lit pour ensuite retrouver un sommeil apaisant lui provoque une sensation exaltante. Ainsi, la maison et le lit reflètent le même retentissement dans la vie

116

Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Le Dictionnaire des symboles, Robert Laffont S.A et Jupiter, Bouquins, Paris, 1982, p. 487.

117Henri BOSCO, Malicroix, Op.cit., pp. 24-25.

118George CESBRON, Recherches sur l’imaginaire, cahier XIV, quinze essais de lecture anthropologique du

du personnage principal, mais « La différence entre la maison et le lit est caractérisée par

l’état de veille ou celui du sommeil. Mais tous deux favorisent une ″intimisation″ »119

. Aussi étonnante que cette situation puisse paraître, d’un moment à l’autre, le lit provoque une sensation et son contraire : au début il est effrayant mais il devient apaisant.

Dans Les Balesta, Melchior a perdu son grand amour Elodie. Pour conjurer ce mal- être, le personnage se met à façonner le visage de la statue d’une vierge qu’il possédait, lui attribuant l’apparence de la femme qu’il a perdue. Le personnage espérait à travers cette entreprise faire ressusciter sa bien-aimée dans les moindres recoins de la maison. Une autre amie de Melchior entre dans sa maison et, face à cette statue, reste sans voix : « Elodie

encore vivante, mais prise dans une idée surnaturelle, celle de la vierge elle-même »120. Cette situation est tellement inédite que sa sœur Philomène ne peut demeurer sans exprimer son admiration : « Mon Dieu, s’écria Philomène stupéfaite, mais c’est Elodie !

Elodie déguisée en Sainte Vierge ! »121.

De ce fait, les personnages utilisent et/ou confectionnent des objets de substitution afin de combler cette absence et sentir une présence qui les apaise et concourt à permettre de retrouver ces moments fugaces de bonheur vécus jadis en compagnie de cet être cher à jamais perdu.

Il existerait même des entités abstraites qui remplacent le personnage, qui ont un rôle, une importance et même des actions à savoir le « Don » évoqué dans Les Balesta et

Sabinus ou encore le secret. Cette description fera l’objet d’une analyse au cours du

prochain chapitre.

119George CESBRON, Recherches sur l’imaginaire, cahier XIV, quinze essais de lecture anthropologique du

chant du monde de Jean Giono et de Malicroix d’Henri Bosco, Op.cit., p. 97.

120Henri BOSCO, Les Balesta, Op.cit., p. 226. 121

Dans notre corpus, le narrateur est souvent le personnage principal. Dans de nombreux passages, il évoque sa solitude, quand bien même il est en compagnie d’une personne, il ne ressent pas la nécessité d’entamer une quelconque conversation avec elle. Néanmoins, dans Les Balesta et Sabinus, le narrateur exclut tout état de solitude. Tel est précisément le propos du prochain sous-chapitre.