• Aucun résultat trouvé

QUATRIEME CHAPITRE L’héritage familial

1- Héritage immatériel

Dans Les Balesta, la narration s’amorce en révélant qu’au sein du cercle familial subsiste un secret que cette dernière traîne durant des années. Ce narrateur dévoile tardivement ce dont il s’agissait. Il évoque un héritage abstrait appelé « Don », ayant un pouvoir que détiennent les Balesta, un héritage ancestral consistant en une faculté qui se transmet de génération en génération :

« Rien fort probablement ne serait arrivé si, il y a un peu plus de cent ans, n’avait pas existé dans notre famille cette chose étrange à laquelle il m’est difficile de trouver un nom. Car tous ceux qu’on lui a donnés ne me paraissent pas lui convenir. Il avait bien fallu, toutefois, désigner d’un mot cette chose qui faisait alors partie de nos biens. On peut même affirmer qu’elle en était le lot le plus inaliénable. On l’appelait d’ordinaire : "le Don" »368.

Les enjeux de cet héritage y sont patents. En effet, le personnage le décrit comme faisant partie de leurs « Biens », un « Lot » loin d’être négligeable, ne pouvant être cédé ou vendu, c’est finalement un héritage qui est un bien propre aux Balesta. Une maison, un terrain, des bijoux, en tant qu’héritage, peuvent bien être vendus et partagés. Néanmoins, le « Don » est un legs « Inaliénable » dans le sens où il n’appartient qu’aux Balesta. Un détail saisissant fait surface quand il le remonte à « Il y a un peu plus de cent ans ». Pourquoi le personnage évoque-t-il un héritage, un souvenir séculaire ? Est-t-il un fardeau pour lui ? Hélène MAURUD MÜLLER s’interroge : « Le passé est-il un poids trop lourd

qui écrase toute velléité de développement personnel ? »369. Une autre acception le définit

comme étant « Un don surnaturel que Dieu confère à quelqu’un pour le salut et la

fascination des autres »370. Or, pour le protagoniste, c’est un attribut menaçant voire une malédiction, il souligne qu’« On l’appelait d’ordinaire : "don". Mais ce mot, je l’ai dit, ne

368

Henri BOSCO, Les Balesta, Op.cit., p. 13.

369 Hélène MAURUD MÜLLER, Filiation et écriture de l’Histoire chez Patrick MODIANO et Monika

MARON, Op.cit., p. 266.

370Fortuné Barthelemy DE FELICE, Encyclopédie, ou dictionnaire universel raisonné des connaissances

lui convenait pas »371. Par le truchement de cette confidence, le personnage dénote d’un phénomène qui existe dans sa famille et qu’on appelait le don. N’ayant pas une dénomination appropriée, ce don demeure néfaste et donc présente un contraste avec la connotation méliorative que revêt ce terme.

Ce malaise est perceptible, un mal-être qui pèse sur le personnage, ce n’est plus un don mais une adversité. Et cela même pour le reste de sa famille. Cette chose qui sort de l’ordinaire qui, selon le protagoniste, est « Une crainte bizarre, et qui ne manquait pas

d’envahir aussitôt celui qui l’énonçait »372. Ce don comme un tabou dans la famille,

notamment quand le narrateur déclare : « La preuve en est qu’on évitait de le prononcer,

même en famille, à plus forte raison devant les étrangers. S’il advenait qu’on dût le dire, cela se faisait toujours à voix basse, en deçà des lèvres, sourdement. Il inspirait une crainte »373.

Ce sentiment de mal-être qui gagne le personnage laisse penser que ce « Don » n’est nullement une fierté ou un mérite pour lui et pour le reste des Balesta. Ils ne le prononcent qu’en cas de force majeure et sur un ton confidentiel. A ce niveau, pourquoi cet héritage est-il aussi effrayant ? Il convient de souligner que seulement deux romans de BOSCO laissent place à ce don maléfique à savoir Les Balesta et Sabinus.

Le don est un motif que nous avons déjà développé lors du deuxième chapitre. Ainsi il a joué un rôle de repoussoir contre les Balesta qui, autrefois, l’utilisaient comme une arme contre l’ennemi. Dans ce cas de figure, l’héritage du don donne lieu à deux représentations inconciliables. En effet, initialement, dans leur famille, il est perçu comme une prière, semblait jouer au profit des Balesta puisqu’il leur suffisait de la réciter à la faveur de quelques incantations pour que la magie opère. Justine illustre cette

371Henri BOSCO, Les Balesta, Op.cit., p. 13.

372Ibid. 373

représentation en dénonçant par jalousie la relation du personnage principal Melchior avec une autre fille nommée Elodie, ce qui précipite leur séparation. Les Balesta remarquant la tristesse d’un des leur (le protagoniste), se sentent dans l’obligation de punir Justine. Ainsi le don

« S’était manifesté brutalement. Il avait frappé droit au cœur les Chabillet. Jamais il ne visait ailleurs. On le savait, ce ne fut pas une surprise. La méchanceté de Justine, ses sournoises machinations, l’exil d’Elodie, la douleur et la maladie de Melchior, autant de causes. Comment en douter ?...Elles avaient tiré de son sommeil cette puissance équivoque et impitoyable, où s’alliait à la justice la cruauté de la vengeance »374.

Ce passage illustre clairement le résultat quand Les Balesta font appel au don. De ce fait, selon eux, Justine n’a eu que le sort qu’elle méritait, en accumulant les conséquences de son acte jugé désobligeant. Elle doit se faire punir, le don dans ce cas précis agit vite et son effet est radical voire inexorable. D’ailleurs, « Le don ne châtiait pas

à demi. Il ne connaissait pas les péchés véniels. La moindre offense devenait tragique et inévitablement l’offensé voyait ce dieu obscur frapper l’offenseur. Il ne blessait pas, il tuait »375. Bien qu’il soit imprévisible, ce pouvoir veille toujours sur les Balesta. A travers cette approche, nous remarquons que jusqu’à présent le don est un phénomène qui joue en faveur des Balesta, il est une sorte de défense, une arme redoutable contre l’ennemi. Nonobstant, pour quelle raison le personnage principal et le reste de la famille le craignent- ils ?

Au fil des années, les choses semblent basculer, un autre personnage surgit. Ameline s’avère être plus démoniaque que ce que le don inflige. Les Balesta, face à cette femme, sont comme paralysés. En effet, ce personnage, selon Philomène, n’a pas de cœur, et c’est pour cette raison que le don, face à cette créature étrange, n’est plus en mesure de l’attaquer et se retourne, non seulement contre Philomène qui était la meneuse

374Henri BOSCO, Les Balesta, Op.cit., pp. 123-124. 375

de la prière, mais contre tout le village, dans le but de salir la réputation des Balesta. Ce rebondissement se manifeste par la séparation de Philomène de son frère Melchior qu’elle aimait passionnément.

A cet égard,

« Les paroles de la rupture, tant de Philomène que de Melchior, prenaient-elles une valeur de malédiction rituelle […]. Drame familial, encore invisible mais déjà présent, commençait à hanter leurs mémoires attentives à tous les signes. Personne n’en parlait, mais depuis un moment tous ne pensaient qu’à lui et, sans le nommer, ils s’interrogeaient sur son imminence. Le "Don" s’était-il éveillé et allait-il entrer en scène ? Contre qui ? Terrible question. Car jamais pour les Balesta une telle situation ne s’était présentée. Le "Don" avait toujours agi contre leurs ennemis, en leur faveur »376.

Auparavant, personne n’avait quitté la famille des Balesta, ils étaient toujours unis, la séparation de Melchior d’avec sa famille est le motif du déclenchement de la malédiction. Ainsi la famille se demandait : « Le "Don" allait-il se manifester, mais cette

fois contre nous-mêmes, et frapper, pour nous, l’un de nous ? Lequel ? Melchior ? Philomène ? Car Philomène aussi avait maudit, et maudire est un crime »377. Telles sont

les raisons qui poussent les Balesta à craindre le pouvoir du don, ce pouvoir, qui était auparavant un secours, n’assure plus cette protection. Ce pouvoir se retourne contre les Balesta et devient pour ainsi dire une malédiction.

Ce personnage maléfique dénonce le grand secret des Balesta et tout le voisinage craint cette famille. D’ailleurs, au cours d’un incendie survenu dans tout le village, ainsi que dans la forêt où se trouvait Philomène, les villageois soupçonnaient les Balesta, suite aux révélations faites par Ameline. L’héritage (Le don) a changé de signification : au début annoncé comme une protection, une justice, et vers la fin tout bascule et cet héritage prend fatalement les dehors d’un cauchemar.

376Henri BOSCO, Les Balesta, Op.cit., p. 309. 377

Nous retrouvons le même genre d’héritage, c’est-à-dire d’ordre immatériel qui se transmet de génération en génération. En parlant des Balesta, « Ils avaient donc construit

sur cet amour le grand édifice moral d’une famille tendre et soumise à des souvenirs, où le dévouement, la bonté, la piété filiale, formaient le plus sûr de leur tradition »378. Dans ce court passage, le narrateur nous informe qu’un Balesta reçoit pour legs de l’ « Amour », de la « Bonté » ainsi que de la « Piété ». Ces attributs font partie d’un héritage séculaire propre à cette famille.

Dans Malicroix, un passage évoque ce type d’héritage, en l’occurrence quand le narrateur déclare :

« J’appelle ce sommeil le sommeil de mes pères, parce que je n’y prends rien dans ma mémoire humaine pour y créer mes songes. Ce qui sort de moi vient d’ailleurs. Et ce sont d’autres souvenirs que ceux de ma vie antérieure dont se forme ma vie nocturne. Ils m’appartiennent cependant comme une sorte d’héritage fabuleux sur lequel j’ai toujours dormi et d’où s’élèvent quelquefois ces présents incompréhensibles. Ils sont très légers et me composent un sommeil qui n’est plus qu’un état de bien-être moral et corporel. J’en jouis longuement »379.

Dans ce passage, le personnage annonce que, chaque nuit, ses ancêtres lui produisent ses rêves. Sa vie nocturne vient d’ailleurs. Ce phénomène est qualifié « D’héritage fabuleux ». Chaque nuit, c’est le rendez-vous avec ses ancêtres, il s’endort et jouit de leur présence, il se laisse guider dans ses rêves, ou plus exactement ce sont les rêves qui viennent d’ailleurs. Cet héritage lui procure un bien-être physique et spirituel, un rituel nocturne qui se perpétue avec jouissance.

Par conséquent, l’héritage immatériel résonne de manière originale dans les trois romans : Les Balesta et Sabinus, comme dans Malicroix. Cela dit, il est loin d’être le seul héritage décrit. En effet, qu’en est-il de ce qu’il convient d’appeler héritage matériel ?

378Henri BOSCO, Les Balesta, Op.cit., p. 77. 379