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QUATRIEME CHAPITRE L’héritage familial

2- Héritage matériel

Le thème de l’héritage est aussi évoqué dans Malicroix. Le protagoniste Martial de Mégremut hérite d’une maison de son grand-oncle maternel Cornélius de Malicroix, située dans une île. Le testament se présente sous forme de conditions, d’ailleurs, Sandra BECKETT explique que « Le rôle que le mort attend de son héritier est expliqué d’une

manière très précise par Cornélius de Malicroix […]. Par l’intermédiaire »380 du notaire. C'est-à-dire qu’il doit se plier à des exigences, autrement dit souffrir pour le mériter. En effet, il est d’ailleurs obligé de séjourner dans une île en solitaire pendant des mois pour bénéficier du patrimoine. A cet égard, le testament mentionne que

« Martial de Mégremut ne pourra prendre possession définitive de ces biens, qu’il n’ait accepté et rempli, de son plein gré, les suivantes obligations, […]. Mégremut viendra dans l’île et habitera ma maison, […] Mégremut s’engage d’honneur à demeurer dans l’île sans jamais en sortir, pendant trois mois, à dater de son arrivée »381.

Dans cette optique, le personnage doit être digne des Malicroix afin de mériter l’héritage. Il doit faire ses preuves et ce en demeurant trois mois dans l’île et sans en sortir. Lui qui avait hérité du sang des Mégremut. A cet égard, le futur héritier déclare : « Les

Mégremut, dont vient mon père, doux et patients, ont lentement occupé l’âme calme de la famille où je suis né. Et je leur dois quelque douceur »382. Le personnage hérite de la

douceur des Mégremut, néanmoins, il se sent aussi Malicroix, et aux dépens de cette famille absente qu’il n’a jamais connue, il confie :

« Je me sentais Mégremut à leur contact, car ils ont la douceur très communicative. Mais, resté seul, je redevenais Malicroix avec une sorte d’ivresse clandestine et une étrange appréhension. Car ce Malicroix inconnu de tous, caché au plus noir de moi-même, me semblait plus vivant que tous les Mégremut qui m’habitaient avec aisance »383.

380Sandra BECKETT, La Quête spirituelle chez Henri Bosco, Librairie José Corti, France, 1988, p. 54.

381Henri BOSCO, Malicroix, Op.cit., p. 81.

382Ibid., p. 14. 383

Dans ce monologue, le personnage, dans une phase où il apprend à se connaître progressivement, se rend compte qu’il n’est pas que Mégremut, et d’une certaine manière, par le truchement de cette prise de conscience, il découvre qu’il mérite d’hériter des Malicroix.

Arrivé à destination, le personnage prend possession des lieux et visite cette maison autrefois propriété de son grand-oncle. Au fond de la pièce, il repère quelque chose des plus intimes : le lit du défunt. Ce lit, où se trouvait un mort, lui paraît effrayant. Épouvanté, il s’écrie : « Et aussitôt je fus pris d’une étrange crainte, celle du lit. C’était le lit d’un

mort ; on en pouvait douter. Là on avait étendu le vieux Malicroix, les mains jointes »384. Dans cette description, l’obsession du protagoniste et son imagination font surface à la vue de ce lit sans âme. Dans cette maison, la nuit tombe et le personnage se voit malgré lui prendre ce lit pour se reposer, mais en avançant vers lui, il aperçoit « Une mince

couverture de laine bourrue reposait sur le matelas. Du haut en bas du lit, elle épousait un creux, celui du corps et, sur le traversin, l’endroit où elle fléchissait indiquait la place de la tête »385, et la frayeur s’accentue. Dans une autre séquence, il évoque l’oreiller du grand- oncle :

« Pourtant, on l’avait bien tirée après l’enterrement, et elle ne faisait pas un pli. Mais, sous tant de simplicité, on devinait le cadre rigide et les membres mystérieux du lit funèbre. C’était là comme un être obscur, immobilisé par la mort, et qui reposait. Je n’en pouvais détacher le regard. Car il avait un sens, visible et caché à la fois, mais un sens achevé qui ne pouvait passer de sa forme immuable à mon esprit. C’était le lit de l’accomplissement, le support du sommeil fini, le second corps inhabité de celui qui l’avait creusé, à longueur de nuit, de son poids humain, et peut-être d’un songe amer »386.

Sceptique, Martial imagine des choses à l’instant où il s’approche de ce lit et se demande s’il n’est pas destinataire d’un message mais qui semble indéchiffrable, pourtant

384Henri BOSCO, Malicroix, Op.cit., p. 21. 385Ibid., pp. 21-22.

386

quand il le décrypte, il l’appelle « Le lit de l’accomplissement ». Par ces aveux, « Le lieu

de l’intimité n’est pas tant la maison que sa miniaturisation : le lit »387. Ce lit de mort

repoussant et angoissant sentait les funérailles, si bien qu’il chassait le sommeil, ainsi que le protagoniste l’affirmait : « Veiller, veiller toute la nuit, pensais-je, il n’y a que cela à

faire »388.

Puis, paradoxalement, le lit devient tout à coup accueillant inspirant le repos, la paix de l’âme et la sérénité quand le personnage confie au lecteur : « Je m’allongeai sur le

lit, où le vrai sommeil de mes pères m’enveloppa […]. Un sommeil qui n’est plus qu’un état de bien-être moral et corporel. J’en jouis longuement, cette nuit-là »389. Ces révélations inattendues et contradictoires bouleversent le lecteur ; au départ le lit était repoussant mais devient un havre de paix, attestant de son appartenance aux Malicroix. Dès lors, un sentiment de protection rassure Martial qui redoutait de passer un séjour dans une maison hostile devenue accueillante. C’est ainsi qu’il avoue :

« Sans que je pusse la comprendre, je voyais que la pensée haute qui habitait cette maison, maintenant, descendait en moi, était devenue ma substance. Et je n’en cherchais plus le sens, puisqu’elle était mon être même. C’est à mon être désormais, murmurais-je dans cet état d’immatérielle vie de l’âme, qu’il faudra demander le secret de ces lieux »390.

D’emblée, le personnage prend possession des lieux, dont le lit qu’il fait sien, avant même de le recevoir en héritage. Il suivra l’évocation de souvenirs reçus comme héritage, particulièrement quand il déclare : « Ce sont d’autres souvenirs que ceux de ma

vie antérieure dont se forme ma vie nocturne. Ils m’appartiennent cependant comme une

387

George CESBRON, Recherches sur l’imaginaire, cahier XIV, quinze essais de lecture anthropologique du

chant du monde de Jean Giono et de Malicroix d’Henri Bosco, Op.cit., p. 97.

388Henri BOSCO, Malicroix, Op.cit., p. 22. 389Ibid., p. 24.

390

sorte d’héritage fabuleux sur lequel j’ai toujours dormi et d’où s’élèvent quelquefois ces présents incompréhensibles »391.

La différence qui existe entre le lit et la maison est que ce dernier appartient à la nuit, et la maison au jour, d’ailleurs Jean GIONO explique que « Les sensations et leurs

éléments vont développer l’intimité déjà existante du lieu (que ce soit la maison-mère ou le lit-berceau du sommeil) et du moment de l’éveil à la vie »392. Ainsi la maison représente

aux yeux du personnage « L’éveil à la vie », et le lit un compagnon de la mort. Les deux héritages semblent si proches mais si contradictoires en réalité. Pour résumer, le passage du lit indésirable à un lit accueillant témoigne de la peur du personnage en arrivant dans la maison de son grand-oncle. Le protagoniste avait peur de l’inconnu, de cette maison qui semblait si étrangère au début et devient subitement le lieu hospitalier et bienveillant qu’il a toujours connu. Cette analyse nous permet de conclure que le personnage, en prenant possession des lieux, et principalement du lit du défunt, se sent aussitôt à son aise, cela est le signe qu’il porte en lui le sang des Malicroix, l’héritage le confortant dans son appartenance à cette famille.

La représentation de la mort, de l’héritage et plus précisément du testament est aussi significative dans Les Balesta. En effet, dans ce roman, une voisine proche du personnage principal Melchior s’éteint, et c’est au protagoniste de bénéficier de ses biens. Les propos suivants l’attestent : « En ce cas, la baronne n’ayant plus aucun héritier

naturel, vous êtes libre de léguer ces biens, par exemple à une œuvre pie »393. En revanche, sa compagne Ameline fait preuve de cupidité. D’ailleurs,

391Henri BOSCO, Malicroix, Op.cit., p. 24.

392George CESBRON, Recherches sur l’imaginaire, cahier XIV, quinze essais de lecture anthropologique du

chant du monde de Jean Giono et de Malicroix d’Henri Bosco, Op.cit., p. 97.

393

« Elle savait, mieux que Melchior, héritier, l’importance de l’héritage que la baronne avait transféré de sa tête à la tête de Melchior. Il était de poids. Melchior, pour sa part, ne manquait pas de biens. Il vivait dans l’aisance et, sans thésauriser, étant de goûts modestes, lesdits biens augmentaient peu à peu chaque année. Elle en avait supputé la valeur. Ils méritaient qu’on prît quelque peine à les prendre »394.

Ameline est un personnage maléfique qui néglige Melchior, bien qu’il lui donne toute son affection et va jusqu’à quitter les siens pour elle, parce que ces derniers ne l’aimaient pas. Melchior, vieux et malade, suscite la convoitise d’Ameline qui souhaite l’épouser afin de devenir son héritière puisqu’« Elle ne tendait à rien d’autre. Mariage

blanc, […] car son esprit calculateur savait que l’on peut asservir, si l’on sait s’y prendre, plus étroitement en caressant l’âme qu’en donnant du plaisir au corps. Et puis Melchior était bien vieux »395.

Plus loin, le narrateur explique qu’Ameline « Fut attirée, comme la plupart d’entre

nous, par les biens matériels de ce monde et manœuvra dès lors en utilisant les ruses humaines. L’intérêt qui la stimula ne différait pas d’un désir commun au vulgaire »396. Ce personnage est décrit comme démoniaque dans la mesure où Ameline manipule Melchior. Ce dernier, par amour et en dépit de sa maladie, accepte de se marier avec elle en secret, trahissant ses proches qui l’avertissaient des manigances de sa compagne. En effet, il s’agissait d’« Un mariage quasiment secret. Ce mariage, on le dévoilerait, en temps voulu,

aux Balesta réduits à l’impuissance […]. La fuite et la trahison de Melchior donneraient un coup désastreux à la famille »397. Par cette alliance, et à cause d’un héritage, Ameline a

détruit toute une famille autrefois unie. Un héritage que même les voisins les plus riches convoitaient. En effet, « Ce Melchior, il en a de la chance ! Disaient les plus riches,

394Henri BOSCO, Les Balesta, Op.cit., p. 293. 395Ibid., p. 294.

396Ibid. 397

calculant au mieux. Ce n’est pas à moi qu’elle arriverait une telle aubaine ! »398. Ameline laisse Melchior la plupart du temps seul en train de souffrir, puis il décide un jour de la quitter pour rejoindre les siens. Au milieu de ces derniers, le personnage principal succombe à sa maladie et « La liquidation de son héritage fut réglée le 10 février. Aux

Aubignettes, on perdit la maison familiale. Cruelle perte, surtout pour Philomène. Jamais plus on ne la revit sur place »399. Ces propos témoignent de la cruauté de l’amante du protagoniste ; d’ailleurs la grande famille Balesta se voyait dépossédée de son domaine, et Philomène qui égayait le village par sa présence, n’est plus revenue dans les lieux.

Ainsi dans cette partie du roman, l’héritage est une source de problème, attirant parfois des convoitises qui les poussent à l’accomplissement d’actes irréversibles. L’héritage est représenté sous deux aspects antinomiques : dans un premier lieu, il semblait repoussant, effrayant et devient par la suite un héritage des plus désirés comme c’était le cas dans Malicroix. Par ailleurs, dans Les Balesta, Melchior qui avait un héritage considérable, devient vers la fin un supplice pour lui. Alors que dans une situation normale, ce legs serait un patrimoine attrayant.

Dans cette partie, nous avons mis l’accent sur la dualité de l’héritage matériel qui, d’une part, permet au personnage principal de se retrouver, de se redécouvrir, de renouer avec ses racines et son identité, lui apportant du réconfort; et d’autre part, est un facteur d’émiettement familial.

Cet héritage, bien qu’il soit matériel, débouche sur la problématique de la transmission du nom. A ce titre, bien évidemment Martial est un Mégremut, mais il hérite d’un Malicroix, ainsi va-t-il changer de nom ou du moins le ressentir ?

398Henri BOSCO, Les Balesta, Op.cit., pp. 298-299. 399