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L’indifférence de la nature du vice dans la détermination de son caractère remédiable

Dans le document La régularisation en droit administratif (Page 123-127)

154. — Nous nous interrogerons dans cette section sur l’influence de la nature du vice sur son caractère remédiable. L’expression « nature du vice » est parfois employée par le juge ad- ministratif pour motiver le recours à un procédé de régularisation. Dans le contentieux des contrats administratifs, le Conseil d’État indique en effet qu’il revient au juge de prendre sa décision — qui peut éventuellement être la poursuite de l’exécution de la convention après adoption d’une mesure de régularisation — « après avoir pris en considération la nature de l’illégalité commise » ¹. De même, il arrive que l’expression soit employée s’agissant de la régu- larisation de contrats de recrutement d’agents publics ². Le juge ne donne cependant jamais de précision sur son contenu, alors que cette expression est en soi particulièrement indétermi- née. La nature du vice pourrait être appréhendée de trois manières.

La première, très concrète, pourrait se rapporter au motif précis de l’irrégularité constatée dans un cas d’espèce. La nature de l’irrégularité, ses propriétés, ne concernerait que l’objet qui en est affecté, dans une hypothèse donnée : tel contrat a été signé alors que l’assemblée délibé- rante de la collectivité n’a pas été suffisamment informée sur une caractéristique essentielle de l’opération ³, tel permis de construire est contraire à une disposition du plan local d’urbanis- me ⁴ ou encore telle autorisation environnementale a été délivrée sur la base d’un avis rendu par un organe ne disposant pas d’une autonomie réelle ⁵.

La deuxième perspective, plus abstraite, se rapporterait à des catégories d’irrégularités, quoique encore assez spécifiques : déterminer la nature d’une irrégularité consisterait alors à la faire relever de l’une des catégories traditionnelles élaborées à partir des différents éléments de

l’acte normatif. La nature d’un vice serait déterminée en fonction de ce qu’il entache la compé- 1. C.É., Ass., 16 juill. 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, req. nº 291545 ; préc. ; C.É., Ass., 28 déc. 2009, Commune de Béziers, req. nº 304802 ; préc. C.É., 21 févr. 2011, Société Ophrys et a., req. nº 337349 ; préc. Dans la décision Département de Tarn-et-Garonne, le Conseil d’État parle de la « nature du vice » (C.É., Ass., 4 avr. 2014, req. nº 358994 ; préc.).

2. C.É., 27 oct. 2010, M. Georges, req. nº 321469 ; Rec., p. 423 ; D.A., 2011, nº 1, comm. 5, comm. Fabrice MELLERAY. Le Conseil d’État précise que « le contrat n’était, en raison de la nature de l’irrégularité retenue par le juge des référés dans les motifs de son ordonnance, pas susceptible de faire l’objet d’une régularisation ».

3. Cf. pour ex. supra, no 137.

4. Par ex. : C.É., 7 mars 2018, Mme Bloch, req. nº 404079 ; Rec., p. 65 ; A.J.D.A., 2018, p. 1051, concl. Xa- vier DOMINO.

5. C.É., 27 mai 2019, Ministre de la Cohésion des territoires et société MSE La Tombelle, req. nos 420554 et 420575 ; A.J.D.A., 2019, p. 1135.

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tence de l’auteur de l’acte, la procédure qui a été suivie pour l’édicter, la forme qu’il revêt, le contenu même de la règle dont il est porteur ou les motifs — tantôt objectifs, tantôt subjectifs — pour lesquels il a été adopté.

La troisième perspective, plus abstraite encore, reposerait sur une classification des élé- ments de l’acte normatif selon qu’ils relèvent du fond ou de la forme. Déterminer la nature du vice reviendrait alors à dire qu’il affecte le fond ou la forme de l’acte normatif.

155. — Contrairement à la régularité des actes normatifs — créés de manière unilatérale ou conventionnelle —, celle des actes et des situations matériels élaborés par les administra- tions publiques est un sujet qui préoccupe assez peu la doctrine de droit public. Charles EI- SENMANN y consacre quelques développements dans ses cours ¹, à propos desquels Jacques PETIT explique que « sans aller jusqu’à dire qu’une théorie de l’acte administratif matériel est impossible, il faut reconnaître qu’elle ne saurait ouvrir de vastes perspectives et qu’en somme il y a assez peu à dire » ². Pour cette raison, il n’existe pas de catégorisation doctrinale des vices qui peuvent affecter ces actes et situations matériels.

On doit toutefois relever que l’irrégularité d’une situation factuelle découle d’un vice qui affecte la décision prescrivant ou permettant sa réalisation ³, bien qu’il ne soit pas possible de

1. Charles EISENMANN, Cours de droit administratif, op. cit., t. II, p. 559 et s.

2. Jacques PETIT, « Charles Eisenmann et les actes matériels », R.D.P., 2016, nº 6, p. 390.

3. C’est le cas du versement d’une somme d’argent par un administré à une administration publique, fait matériel qui est toujours la mise en œuvre effective d’une norme, contenue par exemple dans un titre exécutoire (par ex. C.É., 11 déc. 2006, Mme Mas, req. nº 280696 ; prec.) ou dans une décision de récupération d’indu (C.É., Sect., 16 déc. 2016, Mme Guionnet, req. no 389642 ; Rec., p. 555, concl. Jean LESSI ; A.J.D.A., 2017, p. 272, chron. Louis DUTHEILLET DE LAMOTHE, Guillaume ODINET) et, réciproquement, du versement d’une somme d’argent par une administration publique à un particulier, qui découle de l’exécution d’un acte juridique décidant l’attribution d’une subvention (par ex. C.É., Sect., 1er juill. 2016, Commune d’Émerainville et a., req. nº 363047 ; préc.) de l’ouvrage public mal implanté, situation de fait résultant de la mise en œuvre d’une auto- risation, le plus souvent d’urbanisme (par ex. C.A.A. Marseille, 17 juin 2013, Société B.D. Immobilier, req. nº 11MA00384, où l’on peut lire que « la légalité de [la délibération d’un conseil municipal autorisant É.D.F. à installer un transformateur sur un terrain] commande la régularité de l’implantation du transformateur litigieux ») ou encore de la possession par l’administration de données à caractère personnel, découlant de l’acte juridique qui habilite la puissance publique à récolter ces données (même lorsqu’il n’existe pas matériellement : C.É., 4 juin 2012, Section française de l’O.I.P., req. nº 334777 ; Rec., tables, p. 932 ; J.C.P. Adm., juin 2012, nº 415, note Charles-André DUBREUIL).

faire de cette idée un principe absolu ¹. Par conséquent, les vices qui affectent les situations matérielles se rapportent plutôt à un défaut de base juridique valide. L’acte matériel tient ainsi une place secondaire en droit administratif ² : lorsqu’il est étudié par la doctrine de droit ad- ministratif, celle-ci explique en substance qu’il n’a d’intérêt que lorsque des conséquences juri- diques sont attachées à sa survenance ou qu’il trouve sa source dans un acte juridique. Cela montre, selon Benoît PLESSIX, « à quel point l’acte administratif impose sa prééminence sur le fait » ³.

La façon dont la légalité de ces situations est généralement appréciée — c’est-à-dire à tra- vers la légalité de la norme qui en prescrit ou en permet la survenance — trouve son fonde- ment dans le fait que le droit administratif est un droit de compétence et que l’administration n’agit, y compris matériellement, que lorsqu’elle dispose et se prévaut d’un titre pour ce faire. Ainsi Benoît PLESSIX explique-t-il :

C’est tout l’objectif du principe de soumission de l’Administration au droit : celle-ci ne doit pas procéder directement à l’application de la loi, par des opérations matérielles immédiates ; au contraire, elle doit d’abord prendre en considération les situations fac- tuelles que présuppose l’application du droit positif, afin d’édicter un acte par une décla- ration de volonté préalable, par laquelle elle exprime juridiquement son intention d’agir, et à l’aune de laquelle sera jugée l’opération matérielle qui en découle. ⁴

Cette explication est qualifiée par Jacques PETIT de « perspective kelsénienne » : elle revient à concevoir les actes matériels comme des actes de « réalisation du droit », selon une expres- sion de Roger BONNARD ⁵, « consistant dans l’accomplissement effectif de ce qui est prescrit ou autorisé par lui […]. En d’autres termes, les actes matériels sont des prestations de services ou de choses accomplies en vertu et en exécution de normes juridiques et se présentent com- me le stade ultime du processus de concrétisation de l’ordre juridique. » ⁶ Cela ne signifie bien

1. Il arrive ainsi que le juge déclare l’illégalité d’une situation matérielle en elle-même, sans se référer à l’acte qui en prescrit ou en permet l’apparition. C’est parfois le cas en matière d’implantation des ouvrages publics. V., par ex., la décision C.É., 13 févr. 2009, Communauté de communes du canton de Saint-Malo de la Lande, req. nº 295885 ; Rec., tables, p. 907 ; A.J.D.A., 2009, p. 1057, note David BAILLEUL. Est irrégulièrement implantée une cale d’accès à la mer au motif qu’elle a été construite sur un site inscrit à l’inventaire des zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique et à celui des zones importantes pour la conservation des oiseaux. Le Conseil d’État se prononce directement sur la situation matérielle et non sur l’acte juridique qui permet la constitution.

2. Le mot est employé par Benoît PLESSIX, in Droit administratif général, op. cit., p. 977. 3. Ibid., p. 976.

4. Benoît PLESSIX, Droit administratif général, op. cit., p. 976.

5. Roger BONNARD, Précis de droit administratif, 4e éd., Paris, L.G.D.J., 1943, p. 36. 6. Jacques PETIT, « Charles Eisenmann et les actes matériels », R.D.P., 2016, nº 6, p. 395.

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évidemment pas que tout acte matériel — c’est-à-dire, en somme, toute action ou résultat d’une action humaine — n’est que l’exécution d’une norme ; une telle position serait absurde. En revanche, l’action administrative matérielle en particulier peut être comprise comme la mise en œuvre concrète de décisions prises par les organes de l’administration française. C’est ainsi que nous la concevrons, s’agissant de son éventuelle régularisation.

156. — Nous montrerons dans cette section que, contrairement à ce qu’affirme une partie de la doctrine de droit administratif, la nature de l’irrégularité n’est pas déterminante pour évaluer le caractère régularisable d’un objet, que cette nature dépende de ce que l’élément vicié relève du fond ou de la forme de l’acte normatif (I), ou de l’élément de l’acte normatif qui est vicié (II). En somme, le recours à un procédé correcteur n’est pas conditionné d’une manière

générale à la nature du vice. Toute irrégularité peut, sauf exception particulière, être purgée.

I. — L’inopérance de la distinction entre vice formel et vice substantiel

157. — La formulation la plus communément enseignée de la distinction du fond et de la forme, s’agissant des actes unilatéraux ¹, est celle de François GAZIER. Sa proposition ² a été reprise par la Section du contentieux dans sa jurisprudence Société Intercopie du 20 février 1953 ³. Cette classification, unanimement reprise par les auteurs de manuels de droit admi- nistratif et peu discutée ⁴, oppose les vices de légalité externe — c’est-à-dire entachant la for- me, soit l’incompétence, le vice de forme stricto sensu et le vice de procédure —, à ceux de légalité interne — c’est-à-dire entachant le contenu, soit la violation directe de la règle de droit, les motifs de fait ou de droit erronés et le détournement de pouvoir ou de procédure ⁵.

1. Pour un historique des différentes versions de cette distinction, cf. Michel DUBISSON, La distinction entre la légalité et l’opportunité dans la théorie du recours pour excès de pouvoir, op. cit., p. 63 et s. ; Fabrice MELLERAY, vº « Recours pour excès de pouvoir (moyens d’annulation) », Répertoire de contentieux administratif, Dalloz, 2014, nos 6 et s.

2. François GAZIER, « Essai de présentation nouvelle des ouvertures du recours pour excès de pouvoir en 1950 », É.D.C.É., 1951, p. 77 et s.

3. C.É., Sect., 20 févr. 1953, Société Intercopie, req. nº 9772 ; Rec., p. 88.

4. Les travaux critiques à son endroit sont peu nombreux : Geneviève KOUBI, Réflexions critiques à propos de la distinction entre légalité externe et légalité interne de l’acte administratif unilatéral, thèse, Montpellier I, 1984 ; Mathilde SAUSSEREAU, Les classifications des cas d’ouverture du recours pour excès de pouvoir, op. cit., 2002.

5. Pour l’assimilation de la distinction « légalité externe – légalité interne » à la distinction « forme – fond », cf. François GAZIER, op. cit., p. 77.

On ne retrouve pas une telle classification dans le droit des contrats administratifs. Domi- nique POUYAUD, s’inspirant également de la séparation du fond et de la forme ¹, ainsi que du mode de réflexion du juge administratif ², a proposé une classification des irrégularités enta- chant les contrats publics, qui ne s’est cependant imposée ni en doctrine, ni en jurisprudence. Pierre BOURDON estime ainsi, de manière excessive, qu’« il n’existe aucune présentation des causes de nullité du contrat propre au droit administratif. » ³ Nous reformulerions cette opi- nion de la manière suivante : il n’existe pas de présentation des causes de nullité du contrat administratif admise de manière suffisamment générale.

La distinction du fond et de la forme, telle qu’elle est appliquée aux procédés de régularisa- tion, sera ici discutée. Elle nous semble entachée de deux défauts majeurs, qui nous condui- rons à l’écarter : elle n’a pas, contrairement à ce qui est parfois avancé, d’influence concrète sur le caractère remédiable d’un vice (A) et son caractère vague la rend peu propre à l’étude de notre objet (B).

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