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A — L’opération préalable d’interprétation

Dans le document La régularisation en droit administratif (Page 60-64)

69. — Le constat de l’irrégularité implique une opération préalable d’interprétation (1). Or l’interprétation juridique est une opération hybride, entre acte de connaissance et acte de volonté (2)

1. Le constat de l’irrégularité comme opération nécessitant une inter- prétation

70. — L’irrégularité résulte d’une opération de comparaison entre, d’une part, un état de chose prescrit et, d’autre part, un acte, une norme ou une situation de fait. Cet acte, cette norme ou cette situation de fait est irrégulière si elle s’écarte de l’état de chose prescrit tandis qu’elle est régulière si elle lui est semblable. L’irrégularité est donc par essence relative. Comme l’écrit Jean-François LAFAIX, « ce n’est pas telle ou telle propriété de l’acte qui constitue l’irré-

gularité, mais cette propriété en rapport aux normes supérieures la prohibant. C’est la relation qui constitue l’irrégularité » ¹. Nous préciserons la nature des deux termes de cette relation.

Le premier terme de la relation est une norme. Or, comme l’expliquent les théoriciens po- sitivistes, une norme est la signification d’un énoncé — c’est-à-dire une phrase ou un ensem- ble de phrases —, et l’accession à cette signification est ce que l’on appelle « interprétation » ². La norme est donc le fruit de l’interprétation d’un énoncé. Par exemple, l’interprétation de l’énoncé « les constructions, même ne comportant pas de fondations, doivent être précédées de la délivrance d’un permis de construire » ³ permet d’identifier une norme selon laquelle il est en principe interdit de construire sans avoir préalablement obtenu une autorisation admi- nistrative pour ce faire. Par conséquent, le constat d’une irrégularité — qui est le résultat d’une comparaison entre une norme et un objet — est lui-même déterminé par une opération d’interprétation.

Le second terme de la relation peut être de deux types. Il peut d’abord s’agir d’une situa- tion factuelle. Dans cette hypothèse, s’il n’y a pas lieu de se livrer à une opération d’inter- prétation, la situation de fait est nécessairement l’objet d’une appréciation. L’observateur considèrera par exemple qu’une certaine portion de la réalité correspond à une construction, à une fraude, à une activité commerciale ou encore au versement d’une prestation sociale. Le second terme de la relation peut également être une norme. Le constat de l’irrégularité peut évidemment concerner le contenu normatif d’une décision ou d’un contrat. Dans cette hypo- thèse, s’ajoute à l’interprétation de l’énoncé de référence l’interprétation de l’acte contrôlé — c’est-à-dire l’interprétation des dispositions de la décision ou des clauses du contrat.

1. Jean-François LAFAIX, Essai sur le traitement des irrégularités dans les contrats de l’administration, op. cit., p. 325. Cf. également : Michel DUBISSON, La distinction entre la légalité et l’opportunité dans la théorie du recours pour excès de pouvoir, Paris, L.G.D.J., 1958, coll. « Bibliothèque de droit public », t. 14, p. 65 : « Une irrégulari- té, en effet, n’a pas d’existence indépendante en soi. C’est une notion relative… »

2. Hans KELSEN parle de « signification d’un acte de volonté » (Théorie générale des normes, 1979, PUF, trad. Olivier BEAUD, Fabrice MALKANI, 1996, coll. « Léviathan », p. 2). Michel TROPER, discutant les travaux de Hans KELSEN, précise que « si c’est l’énoncé exprimant la norme qui n’est pas clair, la fonction de l’interprétation est de déterminer la signification non de la norme, comme le dit à tort Kelsen, mais seulement l’énoncé qui l’expri- me. Autrement dit, ce qui fait l’objet d’une interprétation n’est pas une norme, mais seulement un texte, dont la signification ne saurait être distinguée de celle de son contenu » (Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, 1994, coll. « Léviathan », p. 88). Ricardo GUASTINI précise, de la même manière, que « l’énoncé législatif est un texte qui n’est pas encore interprété, tandis que la norme est justement un texte déjà interprété. Donc dans la formule de l’énoncé interprétatif “‘T’ signifie S”, la variable “T” dénote une disposition légale, tandis que la variable “S” dénote une norme. La disposition légale est un énoncé qui fait l’objet de l’interprétation, tandis que la norme est un énoncé qui est le produit, le résultat de l’interprétation » (« Interprétation et description des normes », in Paul AMSELEK (dir.), Interprétation et droit, Bruylant - PUAM, 1995, p. 94).

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Il faut alors préciser ce que l’on entend par « interprétation » car le concept est équivoque ¹.

2. L’interprétation comme acte de connaissance et de volonté

71. — À la suite d’Hans KELSEN, les auteurs ont identifié deux opérations distinctes au sein de l’interprétation : l’interprétation comme acte de connaissance et l’interprétation com- me acte de volonté ². Dans sa Théorie pure du droit, l’auteur parle d’« interprétation scientifi- que » pour celle qui consiste en un acte de connaissance, et d’« interprétation authentique » pour celle qui consiste en un acte de volonté. La seconde serait une opération des organes habilités à produire des normes juridiques ³.

Une précision doit ici être faite : nous pensons que l’interprétation comme acte de volonté ne se réduit par à l’interprétation authentique telle que l’entend Hans KELSEN, c’est-à-dire l’interprétation par un organe doté d’une compétence juridique. Nous suivons ainsi Michel TROPER lorsqu’il explique que « ceux qui, comme les avocats, développent une argumentation dans le but d’établir qu’il existe pour un texte donné une signification et une seule, ne se li- vrent pas [nous dirions “pas seulement”] à une activité de connaissance ; comme les organes d’interprétation authentique, ils exercent des choix et expriment des préférences. » ⁴

En somme, l’interprétation peut être conçue comme un acte de connaissance — l’inter- prétation « cognitive » — ou comme un acte de volonté — l’interprétation « volitive ». L’in- terprétation volitive consiste simplement à ne retenir qu’une seule signification parmi toutes celles que nous donne l’interprétation cognitive.

1. Cf. Michel TROPER, vº « Interprétation », in Denis ALLAND, Stéphane RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p. 843 : « Il existe dans la littérature de la théorie du droit à propos de l’interprétation des conceptions très diverses. »

2. Hans KELSEN, Théorie pure du droit, op. cit., p. 339 et s.

3. Ibid., p. 340 : « L’interprétation par l’organe d’application du droit a toujours caractère authentique : elle crée du droit. Sans doute parle-t-on d’interprétation authentique seulement lorsque cette interprétation revêt la forme d’une loi ou d’un traité international, et a un caractère général, c’est-à-dire crée du droit… ».

4. Michel TROPER, Pour une théorie juridique de l’État, op. cit., p. 283. Le professeur Charles VAUTROT- SCHWARZ défend une opinion similaire à propos de l’opération de qualification juridique : toutes les qualifica- tions sont en partie des actes de volonté. Ainsi explique-t-il que « toutes les qualifications, même non authenti- ques […] n’en sont pas moins juridiques. Une fois opérée la détermination des qualifications juridiques équipos- sibles, tout acteur du droit choisit, parmi ce faisceau de qualifications, celle qu’il retiendra pour les besoins de son action ou celle qu’il défendra en cas de litige porté devant un juge ou un arbitre, et c’est en cela qu’elle est un acte de volonté » (La qualification juridique en droit administratif, Paris, L.G.D.J., 2009, coll. « Bibliothèque de droit public », t. 263, p. 222).

72. — Les théoriciens sont en désaccord sur le point de savoir si les interprétations cog- nitive et volitive sont exclusives l’une de l’autre ¹. Michel TROPER explique que « deux théories s’opposent : selon la première, elle [l’interprétation] est une fonction de la connaissance ; se- lon la seconde, dite réaliste, elle est une fonction de volonté. Si cette deuxième théorie est exacte, l’interprète dispose d’un pouvoir considérable, puisque c’est lui qui produit la norme qu’il est censé appliquer » ².

Une position plus nuancée est défendue par Otto PFERSMANN, qui s’inspire directement de certains propos de Hans KELSEN dans sa Théorie pure du droit ³ :

[L’interprétation authentique] est la sélection entre plusieurs solutions entre lesquelles il est par hypothèse impossible de trancher par la voie du raisonnement puisque le raison- nement ne peut que démontrer que toutes ces solutions sont également admissibles. Il n’y a donc de ce point de vue aucune ambiguïté : l’interprétation scientifique ou doctrinale est bien un acte de connaissance, l’interprétation « authentique » est un acte de volonté à partir des résultats donnés par la voie de la connaissance. ⁴

L’interprétation suppose d’abord de déterminer l’ensemble des significations possibles d’un énoncé particulier — autrement dit l’ensemble des normes qui peuvent être rattachées à cet énoncé. L’observateur peut s’arrêter là, et il s’agit alors d’un pur acte de connaissance. Mais l’observateur peut aussi aller plus loin et décider que parmi les significations possible, une seule doit être retenue. Schématiquement, l’interprétation cognitive consiste à dire que « tel énoncé peut signifier ceci ou cela » tandis que l’interprétation volitive consiste à dire « tel énoncé est porteur de telle norme ». Ainsi l’interprétation peut-elle être conçue comme une opération en deux temps : l’un de connaissance, l’autre de volonté.

Comme nous l’avons dit, constater l’irrégularité d’un objet suppose une, voire deux opéra- tions d’interprétation. Le constat d’une irrégularité implique donc d’avoir retenu une signifi- cation parmi celles que peut revêtir un énoncé, d’avoir, en somme, identifié une seule norme. Parce que le constat de l’irrégularité d’une règle ou d’une situation suppose d’identifier une

1. Cf. par exemple l’article d’Otto PFERSMANN et la réponse de Michel TROPER dans le nº 50 de la R.F.D.C., p. 279 et s.

2. Michel TROPER, vº « Interprétation », in Denis ALLAND, Stéphane RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p. 843.

3. La position de Hans KELSEN est assez bien expliquée par Michel TROPER : « il faut distinguer entre l’inter- prétation authentique, celle qui émane d’un organe habilité à interpréter, et l’interprétation non authentique ou scientifique ; […] la seconde, qui est le produit d’une activité de connaissance, a pour objet de déterminer les diverses significations possibles de la norme supérieure, tandis que la première, qui est une fonction de la volon- té, consiste en un choix entre toutes les significations possibles » (Pour une théorie juridique de l’État, op. cit., p. 82).

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norme, il est à la fois un acte de connaissance — détermination de significations possibles — et un acte de volonté — détermination de la norme de référence et, le cas échéant, de la nor- me contrôlée.

73. — Nous avons dit que le constat de l’irrégularité implique toujours un acte d’inter- prétation ¹. Ce point mérite d’être nuancé car il arrive que le constat de l’irrégularité n’inter- vienne pas après l’interprétation d’un énoncé préexistant. Il arrive en effet que l’organe qui constate l’irrégularité vienne de créer ex nihilo la norme de référence du contrôle. C’est par exemple ce que fait le juge administratif français lorsque, dans la même décision, il pose un principe général du droit et considère que l’acte dont il est saisi ne lui est pas conforme. Il n’est pas nécessaire de débattre longuement de cette question pour la raison suivante : si l’in- terprétation d’un énoncé comporte un acte de volonté, la création d’une norme de référence est un pur acte de volonté. L’existence de telles hypothèses ne remet donc pas cause ce qui a été dit ci-dessus.

Le constat de l’irrégularité d’un objet suppose, en outre, une opération de qualification, qui implique elle aussi un acte de volonté.

Dans le document La régularisation en droit administratif (Page 60-64)