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B — L’opération subséquente de qualification juridique

Dans le document La régularisation en droit administratif (Page 64-70)

74. — Le constat d’irrégularité est une opération de qualification juridique (1). En prenant en considération les apports des théories positivistes de l’interprétation ², cette assimilation conduit à voir le constat de l’irrégularité comme une décision et non comme une simple des- cription de ce qui est. Il s’agit, en d’autres termes, d’un acte de volonté (2).

1. Le constat de l’irrégularité comme opération de qualification juridique 75. — Dans sa thèse, Charles VAUTROT-SCHWARZ définit avec beaucoup de clarté et de précision la qualification juridique comme « l’opération du raisonnement juridique qui consiste à faire entrer un objet dans une catégorie juridique, préétablie ou non, dans le but

1. Cf. supra nº 70.

2. Nombre d’auteurs font explicitement un lien entre les opérations d’interprétation et de qualification. Cf. en ce sens Xavier BIOY, « Quelles lectures théoriques de la qualification ? », Diritto Pubblico, 2015, p. 11 et s. et Patrick WACHSMANN, vº « Qualification » in Denis ALLAND, Stéphane RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p. 1280.

d’ouvrir l’application à l’objet ainsi qualifié du régime juridique ou de l’effet de droit attaché à la catégorie en cause. » ¹ Le constat de l’irrégularité d’une règle ou d’une situation administra- tive peut, en ce sens, être analysée comme une opération de qualification : les objets irréguliers constituent une catégorie juridique à laquelle s’applique un régime particulier.

76. — D’une part, le constat de l’irrégularité fait entrer un objet dans une catégorie juridique préétablie. Une catégorie, dans le langage courant comme dans le langage juridique, est un ensemble d’objets répondant à des critères déterminés. Ainsi, dire d’un acte, d’une norme ou d’une situation qu’elle est irrégulière, de la même manière que dire d’un bien qu’il fait partie du domaine public, d’un agissement qu’il est constitutif d’une faute ou d’une activité qu’elle est un service public, c’est le faire entrer dans une catégorie particulière qui rassemble des ob- jets présentant un ou plusieurs caractères communs. Le critère de la catégorie « objet irrégulier » est la dissemblance entre ses composantes et une règle.

77. — D’autre part, le constat de l’irrégularité a pour but d’ouvrir l’application à l’objet ainsi qualifié de règles particulières. Charles VAUTROT-SCHWARZ parle de « déduction des conséquen- ces légales » : « la conséquence de la qualification juridique est d’ouvrir l’application du régime juridique ou de l’effet de droit attaché à la catégorie juridique dans laquelle l’acteur du droit a fait entrer l’objet à qualifier. » ²

Quelles sont les conséquences attachées au fait qu’un objet est irrégulier ? Évoquons, sans souci d’exhaustivité, quelques conséquences du constat de l’irrégularité d’un acte administratif — outre la couverture du vice à laquelle le juge peut parfois se livrer ³. La conséquence la plus évidente du constat de l’irrégularité est, lorsqu’il est opéré en excès de pouvoir, de permettre au juge de faire disparaître l’acte contesté devant lui par voie d’action. Le constat de l’irrégula- rité a également pour conséquence, lorsqu’il est prononcé à la suite de conclusions formées par voie d’exception contre une disposition édictée par une administration, de conduire le juge à ne pas l’appliquer au litige et à considérer l’acte contesté par voie d’action comme dé- pourvu de base légale — à condition, évidemment, qu’il ne soit pas contraire à la disposition contestée par voie d’exception.

De même, l’article L. 242-1 du code des relations entre le public et l’administration dispo- se que « l’administration est tenue d’abroger expressément un acte réglementaire illégal ou

1. Charles VAUTROT-SCHWARZ, La qualification juridique en droit administratif, op. cit., p. 23. 2. Ibid., p. 185.

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dépourvu d’objet, que cette situation existe depuis son édiction ou qu’elle résulte de circons- tances de droit ou de fait postérieures, sauf à ce que l’illégalité ait cessé. » L’acte réglementaire illégal dispose de la sorte d’un régime particulier. Le constat de l’irrégularité, qui peut être fait par l’administration ou par le juge administratif, fait naître une obligation d’abroger l’acte en question. Il existe également un régime particulier concernant les actes créateurs de droit illé- gaux, prévu aux articles L. 242-1 et -3 du même code.

Après avoir vu que le constat de l’irrégularité est une opération de qualification, il nous reste à définir la nature d’une telle opération.

2. La qualification d’objet irrégulier comme acte de volonté

78. — L’opération de qualification juridique peut être décrite au moyen des concepts déve- loppés par les théoriciens positivistes à propos de l’interprétation. C’est ainsi qu’a procédé Charles VAUTROT-SCHWARZ dans sa thèse.

L’auteur commence par critiquer les deux positions radicales qui ont été développées sur la qualification juridique, comme d’ailleurs sur l’interprétation : considérer cette opération com- me un pur acte de connaissance, ou la considérer au contraire comme un pur acte de volonté. Il propose ensuite une position médiane convaincante, et qui renvoie à celle évoquée plus haut pour décrire l’interprétation :

Si la qualification juridique vise à faire entrer un objet dans une catégorie juridique, elle se déroule, quel que soit l’acteur du droit qui s’y livre, en deux phases : la première consiste à déterminer les qualifications juridiques possibles, et la seconde à choisir, parmi ces qualifications juridiques équipossibles, la qualification juridique que l’on donnera fi- nalement à l’objet à qualifier. ¹

Ainsi, l’opération de qualification comporte un acte de connaissance, puis un acte de vo- lonté. Ce point de vue est également développé par Véronique CHAMPEIL-DESPLATS : « la qualification est un processus complexe par lequel les juristes décident ou non d’attribuer tel “nom (catégorie juridique) à une chose ou à une situation (un fait)”, afin de leur associer des effets ou des conséquences juridiques » ². L’auteur ajoute que « la détermination de cette caté- gorie, pas plus que les faits, ne s’impose d’elle-même. » ³

1. Ibid., p. 219. Cf. supra, no 72.

2. Véronique CHAMPEIL-DESPLATS, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Paris, Dalloz, 2014, coll. « Méthodes du droit », p. 358. Nous soulignons.

Dire qu’un acte, une norme ou une situation sont irréguliers c’est, en définitive, décider qu’ils le sont, et non simplement mettre en lumière une donnée préexistante. Le constat de l’irrégularité a ainsi plus un caractère descriptif et constitutif ¹. Nous ne suivons donc pas les enseignements de Prosper WEIL, qui expliquait que l’acte juridictionnel a le caractère d’un « acte d’intelligence, car il fournit une réponse à la question de la légalité de la décision atta- quée » ², ou ceux de Jean DE SOTO, selon lequel « il est bien exact que le dispositif [d’une décision juridictionnelle] contient, s’il est fait droit à la demande, “l’acte considéré est annulé”, mais c’est une expression vicieuse. Mieux vaudrait dire “l’acte considéré est nul”, car c’est le droit objectif et non le juge qui crée la nullité. » ³

79. — En déclarant qu’un objet n’est pas conforme aux règles juridiques qui lui sont appli- cables, un observateur opère un choix en fonction de préférences subjectives, qui relèvent pour l’essentiel de nécessités rhétoriques. Ce choix est pourtant masqué par l’apparente neu- tralité du syllogisme du juriste. Pierre BRUNET parle ainsi de « l’importance politique qu’il y a à présenter le raisonnement des juges [et cela vaut, selon nous, pour les autres acteurs de l’or- dre juridique] comme syllogistique : la conclusion à laquelle ils parviennent n’est pas le fait d’une création volontaire et subjective mais le fruit d’une connaissance rationnelle et objective » ⁴.

Selon certains auteurs, que Véronique CHAMPEIL-DESPLATS qualifie de « radicaux », « ce n’est pas la qualification des faits qui détermine les conséquences et la solution juridique mais, à l’inverse, une solution préalablement envisagée qui détermine la qualification des faits » ⁵. Cette opinion est confirmée par les affaires qui présentent des cas complexes à juger, dans lesquels les qualifications « légal » et « illégal » sont également possibles.

1. La même analyse est développée par Marc PELLETIER in Les normes du droit fiscal, Paris, Dalloz, 2008, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », p. 501 : « la mise en évidence de la conformité ou de la non-conformité des notions contenues dans ces catégories de normes n’a pas de portée déclarative mais une portée constitutive ».

2. Prosper WEIL, Les conséquences de l’annulation d’un acte administratif pour excès de pouvoir, Paris, Pédone, 1952, p. 8. Nous soulignons.

3. Jean DE SOTO, Contribution à la théorie des nullités des actes administratifs unilatéraux, op. cit., p. 236. 4. Pierre BRUNET, « Irrationnalisme et anti-formalisme : sur quelques pistes critiques du syllogisme normatif », Droits, 2004, p. 197.

5. Véronique CHAMPEIL-DESPLATS, Méthodologies du droit et des sciences du droit, op. cit., p. 359. Cf. égale- ment Neil MACCORMICK, Raisonnement juridique et théorie du droit, Paris, PUF, coll. « Les voies du droit », p. 41.

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80. — Le concept de « cas complexe » nous semble pouvoir être illustré par l’affaire

Mme Vayssière, sur laquelle l’Assemblée du contentieux a rendu une décision le 19 juillet

2011 ¹. À l’origine de cette décision, une administrée demandait l’annulation pour excès de pouvoir d’une délibération de 2003 autorisant le maire de Montreuil à signer un bail emphy- téotique avec une association cultuelle pour la construction d’une mosquée sur une dépen- dance du domaine privé. Parce que ce contrat prévoyait le versement d’un canon modique — ce qui n’a rien d’inhabituel s’agissant d’un bail emphytéotique —, la requérante demandait au juge de considérer l’opération comme une subvention à un culte, prohibée par l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905. Or, par une disposition adoptée le 21 avril 2006, le législateur a modifié l’article L. 1311-2 du code général des collectivités territoriales pour permettre la passation de baux emphytéotiques administratifs « en vue de l’affectation à une association cultuelle d’un édifice du culte ouvert au public » ². Cette disposition, à laquelle le législateur n’a pas conféré explicitement un caractère rétroactif, était-elle applicable aux contrats signés avant son adoption, comme le bail signé par la commune de Montreuil ?

La cour administrative d’appel de Versailles, saisie de cette affaire décida que le contrat ne pouvait se voir appliquer le nouvel article L. 1311-2 du code général des collectivités territo- riales, mais, sans qu’il soit nécessaire de préciser ce point ici, qu’il ne constituait pas une sub- vention déguisée à un culte. Le raisonnement de l’Assemblée du contentieux est tout autre ³. Celle-ci commence en effet par affirmer que l’ordonnance du 21 avril 2006, qui n’a fait qu’ex-

pliciter la portée exacte de l’article L. 1311-2, était dotée une portée rétroactive. Elle poursuit

en indiquant qu’en créant le bail emphytéotique administratif, le législateur « a dérogé aux dispositions […] de la loi du 9 décembre 1905 ». Elle en conclut que « si la délibération par laquelle une collectivité territoriale décide de conclure un bail emphytéotique administratif en vue de la construction d’un édifice cultuel doit respecter les règles applicables à un tel contrat, les dispositions précitées de la loi du 9 décembre 1905 ne lui sont pas applicables ». Il ne s’agissait donc pas, en l’espèce, d’une subvention déguisée.

1. C.É., Ass., 19 juill. 2011, Mme Vayssière, req. nº 320796 ; Rec., p. 396 ; R.F.D.A., 2011, p. 978 et s., concl. Édouard GEFFRAY.

2. Article 3, VII, 3º de l’ordonnance nº 2006-460 du 21 avril 2006 relative à la partie législative du code général de la propriété des personnes publiques, modifiant l’article L. 1311-2 du code général des collectivités territoriales.

3. Pourtant, dans le sixième « considérant » de la décision, l’Assemblée emploie la formule « ainsi que l’a jugé la cour ». Ce motif mérite d’être comparé avec le deuxième « considérant » de l’arrêt d’appel, dans lequel la cour cite l’article L. 1311-2 sans mentionner l’ajout qui résulte de l’ordonnance du 21 avril 2006 : C.A.A. Versailles, 3 juillet 2008, Commune de Montreuil-sous-bois, req. nº 07VE01824 ; A.J.D.A., 2008, p. 2188.

Nous pensons que le Conseil d’État aurait tout à fait pu adopter la position inverse : juger que l’article L. 1311-2, tel que modifié — et non simplement tel qu’explicité — en 2006, n’était pas applicable à l’espèce, et donc que la passation d’un tel contrat constituait une sub- vention déguisée à un culte. Cependant, et cela n’a rien d’exceptionnel, la motivation de cette décision est rédigée de telle sorte que ni le choix, ni les raisons du choix fait par l’Assemblée ne sont exprimés, comme s’il s’agissait d’une évidence s’imposant à elle.

Or, comme cela ressort des conclusions d’Édouard Geffray, le choix du juge semble es- sentiellement fondé sur des raisons d’opportunité. Il s’agissait en effet de consolider « des pra- tiques qui existaient depuis de longues années » que, « par l’ordonnance du 21 avril 2006 ratifiée en 2009, le législateur a entendu régulariser » ¹. Nous relèverons au passage que l’em- ploi par Édouard Geffray du verbe « régulariser » est troublant. En effet, comment le législa- teur peut-il rendre régulières des pratiques qui, si l’on suit le raisonnement du rapporteur public et de l’Assemblée, étaient déjà admises sous l’empire de la rédaction ancienne de l’arti- cle L. 1311-2 du code général des collectivités territoriales, dont le législateur n’a fait qu’« ex- pliciter la portée exacte » ? Sans la régulariser, donc, le Conseil d’État a cherché à « sauver » la pratique consistant à donner des terrains à bail pour que des lieux de culte y soient construits. Il a donc mis en œuvre le raisonnement qui lui permettrait de le faire.

Dans cette affaire, la décision de qualifier le contrat de régulier et de rejeter les conclusions de la requérante est, comme l’ont fait remarquer certains auteurs ², clairement opportune. Dans leur chronique, Xavier DOMINO et Aurélie BRETONNEAU juge cette décision « plus op- portune dans les faits que rigoureuse en droit ». Ils considèrent toutefois qu’elle est légitime car « c’est aussi le rôle d’une juridiction suprême, lorsque cela lui apparaît justifié, que de prendre ses responsabilités en se défaisant des carcans de la stricte orthodoxie juridique pour aboutir à une lecture du droit plus cohérente, plus juste et contribuant le mieux à renforcer la sécurité juridique » ³.

La qualification de règle ou de situation irrégulière peut être analysée, in fine, comme une décision. Toutefois, seule la décision d’un organe juridiquement habilité est de nature à pro- duire des conséquences en droit.

1. Édouard GEFFRAY, concl. sur l’affaire Mme Vayssière, R.F.D.A., p. 980. Nous soulignons.

2. Étienne FATÔME et Laurent RICHER parlent d’un « raisonnement audacieux autant que finaliste » in « L’ar- rêt d’assemblée du 19 juillet 2011 Mme Vayssière et le BEA », A.J.D.A., 2011, p. 2010.

3. Xavier DOMINO, Aurélie BRETONNEAU, « Le sacré et le local », chron. sur C.É., 19 juill. 2011, Mme Vayssiè- re, Commune de Montpellier, Communauté urbaine du Mans, Fédération de la libre-pensée et de l’action sociale du Rhône et a., Commune de Trélazé (cinq affaires), A.J.D.A., 2011, p. 1677.

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II. — Le constat de l’irrégularité comme opération d’un organe habilité

81. — N’importe quel « acteur juridique » ¹ est en mesure d’interpréter un texte normatif ou de faire entrer un objet particulier dans une catégorie juridique. Cependant, toutes les interprétations et qualifications n’ont pas nécessairement de portée en droit ; elles ne sont pas toutes efficaces.

Le constat de l’illégalité peut être analysé en se fondant sur la distinction faite par Hans KELSEN entre interprétation authentique et interprétation doctrinale ², c’est-à-dire entre l’interprétation d’un organe d’application du droit, laquelle « crée du droit » ³, et l’inter- prétation d’un individu qui n’a pas d’habilitation juridique, laquelle n’est pas créatrice de droit ⁴. De la même manière, contrairement au constat authentique de l’irrégularité, le constat doctrinal ne produit pas de conséquence en droit (A). Cela ne signifie pas pour autant que le constat de l’irrégularité a un caractère normatif (B).

Dans le document La régularisation en droit administratif (Page 64-70)