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B — Une distinction dépourvue de critère précis

Dans le document La régularisation en droit administratif (Page 144-150)

177. — La distinction du fond et de la forme de l’action normative est souvent perçue comme évidente. L’identification d’un critère permettant de la mettre en œuvre n’est donc pas recherchée. Ainsi la séparation de la légalité externe et de la légalité interne reste-t-elle, malgré son emploi très courant, obscure et peu commode. Les auteurs qui la fondent explicitement

1. Cf. supra, nº 167 in fine. 2. Cf. supra, nº 164.

sur l’opposition du fond et de la forme ¹ ne disent généralement pas ce qu’ils entendent préci- sément désigner par là, ni en quoi tel élément — comme la compétence de l’auteur ou les motifs de la décision — relève d’une catégorie plutôt que de l’autre.

Nous pensons que l’outil théorique permettant de distinguer la forme et le fond de la ma- nière la plus claire a été donné par Hans KELSEN. Celui-ci enseignait qu’« il faut distinguer entre l’acte de commander, de prescrire ou d’édicter la norme (qui est un acte de volonté et a donc le caractère d’un événement c’est-à-dire d’un être — Sein) et le commandement, la pres- cription, la norme, en tant que signification de cet acte — c’est-à-dire en tant que devoir-

être… » ². Une norme est ainsi dite « viciée » dans le cas où ces éléments — l’acte de comman-

der ou la norme qu’il contient — méconnait une règle préexistante : soit la prescription ou la permission posée est elle-même contraire à une règle de droit — le fond —, soit la manière dont cette prescription ou cette permission a été introduite dans l’ordre juridique est contraire à une règle préexistante — la forme. Cependant, malgré l’apparente clarté de ce critère de distinction du fond et de la forme, cette séparation est relative et simplificatrice car ces deux éléments interagissent.

178. — En premier lieu, le concept d’habilitation rend difficilement pensable la distinc- tion de la forme et du fond. Le fait que la compétence soit considérée comme un élément formel des actes normatifs s’explique parfaitement. En effet, la question de savoir si une nor- me n’est pas entachée d’incompétence peut être ramenée à celle de savoir si l’énoncé qui en est le support a été formulé par un organe désigné. Autrement dit, la compétence pour édicter une norme peut être résumée à un problème de pure forme : celui de la signature d’un texte par le bon auteur. Cependant, les irrégularités de fond peuvent être analysées comme des cas d’incompétence, c’est-à-dire comme des irrégularités de la forme. En effet, le contenu d’un acte est irrégulier s’il est contraire à une règle qui lui est supérieure. Cette irrégularité peut être considérée comme une modification de la règle supérieure — consistant à lui adjoindre une

1. Ce qui n’est pas toujours le cas. Comme le développe Mathilde SAUSSEREAU dans sa thèse, la plupart des auteurs définissent les deux catégories par leurs éléments, ce qui n’enseigne rien sur le critère qui permet de les distinguer. (Les classifications des cas d’ouverture du recours pour excès de pouvoir, op. cit., p. 176 et s.). Cf. par ex., René CHAPUS définit la légalité interne comme celle qui entache le contenu, les motifs ou le but de l’acte (Droit administratif général, op. cit., p. 1039, nº 1230). Or une classification ne peut se faire sans critère, sans quoi elle n’est qu’une répartition arbitraire et sans valeur explicative d’éléments du réel.

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exception — par une autorité ne disposant pas d’une habilitation pour ce faire ¹. La notion de compétence se rattache ainsi tant au fond qu’à la forme des actes, ce qui rend leur distinction malaisée ².

179. — En deuxième lieu, le fond des actes conditionne leur forme. Plus précisément, les règles encadrant l’identité de l’auteur, la forme et la procédure d’édiction de l’acte résultent de la règle qu’il contient. L’incompétence de l’auteur résulte de la norme qu’il a édictée, c’est-à- dire du contenu de l’acte en cause ³. Par exemple, le conseil municipal est l’autorité habilitée par l’article L. 2241-1 du code général des collectivités territoriales pour édicter les actes de gestion du domaine public ; c’est après avoir déterminé que tel est l’objet d’un acte du maire d’une commune qu’il peut être qualifié de « pris par une autorité incompétente ». De la même façon, si les formes ou les procédures suivies pour édicter une norme sont entachées d’un dé- faut, c’est parce que son contenu est d’une certaine sorte. Ainsi l’administration doit-elle suivre une procédure contradictoire parce que le contenu de sa décision est fixé « en considération de la personne » ⁴ ou motiver sa décision parce qu’elle « inflige une sanction » ⁵.

180. — En troisième lieu, la forme des actes influence leur fond.

D’abord, hormis les hypothèses de compétence liée, l’agent administratif dispose nécessai- rement, quoique de manière variable, d’une marge de manœuvre. Le point de vue très « objec- tiviste » d’André CALOGEROPOULOS nous semble devoir être nuancé. Selon cet auteur, « si l’intérêt public doit être servi objectivement par un acte déterminé, la volonté de l’agent pu- blic doit prendre nécessairement appui sur une réalité objective, sans intrusion d’éléments qui

1. C’est d’ailleurs une idée bien ancrée en doctrine qu’à l’incompétence peuvent être rattachés tous les autres vices, ce qui rend sa définition difficile. Cf. notamment Guillaume TUSSEAU, Les normes d’habilitation, op. cit., p. 539 : « Chaque cas d’ouverture peut être appréhendé comme un vice affectant une composante de la norme d’habilitation. » Cf. également : ibid., p. 535, spéc. nº 1004. Cf. aussi Fabrice MELLERAY, vº « Recours pour excès de pouvoir (moyens d’annulation) », Répertoire de contentieux administratif, Dalloz, 2014, nº 7.

2. On signalera notamment que, face à cette difficulté, Michel DUBISSON a proposé une classification des règles relatives « au fond des pouvoirs d’un organe » dans laquelle l’un des éléments, qu’il appelle « contenu de la norme », réunit l’incompétence et la violation de la règle de droit. La distinction entre la légalité et l’opportunité dans la théorie du recours pour excès de pouvoir, op. cit., p. 78 et s.

3. Cf. notamment André CALOGEROPOULOS, Le contrôle de la légalité externe des actes administratifs unilaté- raux, op. cit., p. 19 : « Ce qui permet de juger si un organe a ou non le pouvoir d’adopter un acte, c’est la norme édictée par l’organe en cause. »

4. Art. L. 121-1 du code des relations entre le public et l’administration. 5. Art. L. 211-2 du même code.

ont leur source dans les sphères psychologiques personnelles » ¹. Certes les organes adminis- tratifs ne peuvent agir que dans le cadre des compétences qui sont les leurs — dont la satisfac- tion de l’intérêt général est l’un des aspect —, mais il n’en résulte nullement que, dans toutes les situations, une décision et une seule est admissible. Autrement dit, dans une situation concrète, il existe plusieurs manières de respecter les bornes fixées par une compétence. Les règles de compétence peuvent donc influer sur le contenu de l’acte normatif. Les organes ad- ministratifs n’étant pas incarnés par des programmes informatiques, l’attribution d’une com- pétence à un organe plutôt qu’à tel autre est de nature à faire varier son exercice effectif — c’est-à-dire la production de normes nouvelles. Cette variation est évidemment fonction du degré de précision des normes qui déterminent l’habilitation de l’organe.

Ensuite, les règles relatives aux procédures et aux formes stricto sensu déterminent le mode d’élaboration et par conséquent le fond des normes administratives. Comme l’expliquait Édouard LAFERRIÈRE, « à chacune des formalités correspond, dans la pensée du législateur, un moyen d’éviter une erreur, d’empêcher une injustice, d’assurer la maturité et l’opportunité de la décision ; de telle sorte que l’acte n’est présumé correct que si toutes les formes requises ont été observées » ². Ainsi le déroulement d’une procédure contradictoire peut-il permettre à l’administration de réduire ou d’augmenter le quantum d’une sanction qu’elle comptait infli- ger à un agent public. De manière encore plus nette, on peut mentionner les procédures de passation des marchés publics, dont le déroulement va déterminer un élément essentiel du contrat : l’identité du cocontractant de l’administration.

Les exigences formelles interviennent également dans la détermination du contenu de l’ac- te. Comme l’explique Guy ISAAC :

L’obligation de motiver ne constitue pas seulement une garantie de forme, mais bien une garantie de fond ; elle a, en effet, une influence sur le contenu de l’acte lui-même, en interdisant dans une large mesure la précipitation et l’erreur. L’obligation de faire figurer les motifs noir sur blanc et par écrit conduit l’administration à évaluer la portée des textes qu’elle applique et l’état de la situation de fait. ³

Nous relèverons enfin qu’avec les vices de procédure ayant privé le requérant d’une garantie, ceux qui ont eu une influence sur le sens de la décision contestée sont les seuls à entrainer son

1. André CALOGEROPOULOS, op. cit., p. 29. Nous soulignons.

2. Édouard LAFERRIÈRE, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. 2, 2e éd., Paris, Berger-Levrault, 1896, p. 520.

3. Guy ISAAC, La procédure administrative non contentieuse, Paris, L.G.D.J., 1968, coll. « Bibliothèque de droit public », t. 79, p. 547.

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annulation ¹. Régularités de forme et de fond sont ainsi liées : « À travers le vice de forme [au sens large] et par le moyen du vice de forme c’est la légalité générale, ou plus précisément la légalité matérielle, de l’acte qui est contrôlée et assurée. » ²

181. — La forme et le fond sont interdépendant. Charles EISENMANN enseignait que « ce que l’on appelle couramment un acte, c’est en réalité quelque chose d’extrêmement complexe ; presque toujours, c’est un tout formé de multiples éléments, la réunion d’une série d’actes élémentaires, d’une série de fragments ou d’éléments d’actes. » ³ L’acte normatif est un enchevêtrement d’éléments ; les séparer ne peut se faire qu’imparfaitement. La même remar- que peut être faite, non pas à propos de l’acte mais des règles qui lui sont applicables : comme l’explique Marie-José GUÉDON, « la légalité est une, […] indivisible » ⁴. L’identification des causes du recours pour excès de pouvoir est ainsi un outil pédagogique et réthorique ⁵, per- mettant de simplifier tant la présentation du droit que la rédaction des mémoires déposés devant le juge administratif et des décisions de celui-ci.

182. — D’un point de vue théorique, la distinction du fond et de la forme n’est donc pas satisfaisante en général ; elle ne l’est pas non plus du point de vue de l’étude de la régularisa- tion. Il résulte de l’interdépendance des éléments de fond et de forme que cette distinction n’est pas propre à déterminer si un acte peut être régularisé ou non. Elle n’est pas non plus satisfaisante pour expliquer la manière dont il peut être procédé à une régularisation. Nous l’illustrerons en mentionnant deux affaires dont le Conseil d’État a eu à juger.

La première est l’affaire M. Titran jugée en 2001 ⁶. Le Conseil d’État était saisi d’une de- mande d’annulation du refus du Garde des Sceaux d’abroger deux arrêtés mettant en œuvre un système de gestion automatisée des procédures au sein des tribunaux de grande instance.

1. Pour l’expression la plus récente et la plus célèbre de cette jurisprudence : C.É., Ass., 23 déc. 2011, Dantho- ny et a., req. nº 335033 ; préc.

2. Georges BERLIA, « Le vice de forme et le contrôle de la légalité des actes administratifs », R.D.P., 1940, p. 385.

3. Charles EISENMANN, Cours de droit administratif, Paris, L.G.D.J., 1983, t. II, p. 183.

4. Marie-José GUÉDON, « La classification des moyens d’annulation des actes administratif. Réflexion sur un état des travaux », A.J.D.A., 1978, p. 87.

5. Cf. par ex. : François GAZIER, « Essai de présentation nouvelle des ouvertures du recours pour excès de pouvoir en 1950 », É.D.C.É., 1951, p. 83 : « une même irrégularité selon la manière dont elle est décelée et dénoncée peut bien souvent constituer aussi bien une incompétence qu’un défaut de base légale, un vice de procédure qu’un détournement de pouvoir, un détournement de procédure qu’une erreur de fait. »

6. C.É., 27 juill. 2001, M. Titran, req. no 222509 ; Rec., p. 411 ; A.J.D.A., 2001, p. 1046 et s., chron. Mattias GUYOMAR, Pierre COLLIN.

L’argumentation du requérant était la suivante : lorsque l’avis de la CNIL sur un projet de traitement automatisé d’informations nominatives est défavorable, sa mise en place en l’état ne peut résulter que de l’adoption d’un décret pris sur avis conforme du Conseil d’État ¹ ; or si en l’espèce la CNIL a rendu un avis favorable à la mise en place du système de gestion auto- matisé des procédures, elle l’a assorti de réserves concernant le délai de conservation des don- nées et la mise à jour des informations qui n’ont pas été prises en compte par le Garde des Sceaux. Dans son arrêt, le Conseil d’État admet le recours mais, plutôt que d’annuler immé- diatement les arrêtés du ministre, il lui octroie un délai de deux mois soit pour modifier leurs dispositions en prenant en compte les réserves émises par la CNIL, soit pour faire adopter un décret reprenant les mêmes dispositions sur avis conforme du Conseil d’État. Il s’agit donc essentiellement d’un vice formel : la mise en place d’un tel système ne relevait pas d’un simple décret mais d’un décret pris après avis conforme du Conseil d’État. Cependant, ce vice formel peut être supprimé par une intervention de fond, c’est-à-dire la modification des dispositions édictées.

La seconde est l’affaire Association Bois-Guillaume Réflexion, sur laquelle le Conseil d’État a rendu une décision le 27 novembre 2013 ². Nous en avons déjà évoqué les faits : le maire de la commune de Bois-Guillaume avait délivré un permis de lotir à un syndicat intercommunal d’aménagement dont certaines prescriptions — l’aménagement d’une voie d’accès au lotisse- ment — concernait la commune voisine de Bihorel. L’autorisation était donc entachée d’une incompétence, qui est généralement conçue comme un vice formel et non substantiel. En l’occurrence, la régularisation est passée par l’édiction d’un permis modificatif du maire de la commune de Bois-Guillaume, les deux communes ayant fusionné. Mais en admettant que la fusion des communes n’ait pas eu lieu, deux autres modes de régularisation, moins commodes cependant, auraient pu être imaginés : le maire de la commune de Bihorel aurait pu adopter un permis de construire la voie d’accès au lotissement, ou le maire de la commune de Bois- Guillaume aurait pu édicter un permis modificatif dont les dispositions n’auraient pas concer- né le territoire de la commune de Bihorel, au prix d’une altération qui n’aurait pas bouleversé l’économie du projet. Dans cette dernière hypothèse, il serait remédié à un vice de forme par une modification du fond de l’acte normatif.

183. — Aucun vice n’est donc par nature irrémédiable. Un acte atteint d’une irrégularité grave ou substantielle peut parfaitement être régularisé. De même, le caractère formel ou sub-

1. Article 15 de la loi nº 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés. 2. C.É., 27 nov. 2013, Association Bois-Guillaume Réflexion, req. nº 358765 ; préc.

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stantiel d’une irrégularité ne conditionne pas la manière dont l’acte qui en est entaché est sus- ceptible d’être corrigé.

Le critère de l’élément vicié de l’acte à consolider ne permet pas non plus d’identifier une homogénéité fondamentale des procédés correcteurs. En somme, ces derniers paraissent pour le moment rétifs aux généralisations a priori.

II. — L’inopérance de la catégorisation des éléments de l’acte normatif

184. — À l’instar de la distinction entre vice de forme et vice de fond, la distinction des éléments de l’acte normatif — c’est-à-dire la compétence, la procédure, la forme, le contenu, les motifs et les mobiles — ne mérite pas d’être employée dans une étude de la régularisation. Nous verrons que son utilisation doctrinale a montré sa faible valeur explicative (A) et qu’elle n’impose aucune contrainte dans la mise en œuvre des procédés correcteurs (B).

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