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Du développement d’une monoculture fromagère à l'arrivée d’une crise laitière

patrimoine fromager

2.2. Du développement d’une monoculture fromagère à l'arrivée d’une crise laitière

L'Italie est l'une des nations qui fait le plus usage des SIQO dans la production et la valorisation de ses produits. La Sardaigne n'y fait pas défaut puisque l'essentiel de sa production fromagère est associée à une labellisation. Si son patrimoine révèle une importante diversité fromagère, je montrerai dans un premier temps comment le Pecorino Romano s'y révèle aujourd'hui prédominant, effaçant la diversité de productions (i). Dans un second temps je resituerai cette configuration du bassin au regard du contexte de crise laitière qui menace la survie de l'élevage ovin (ii).

2.2.1. Une diversité fromagère fragilisée par la spécialisation autour du Pecorino Romano

L’élevage de brebis laitière en Sardaigne compose la part essentielle des activités agricoles insulaires. Il s’agit d’un élevage tourné vers la production de fromages fabriqués essentiellement dans des industries laitières (Pirisi et al., 1996). Les éleveurs sont aujourd’hui de manière prédominante principalement des apporteurs laitiers. Les laiteries ont fortement pesé sur l'orientation des choix productifs. Il convient ici de distinguer deux types de structures: les sociétés privées et les coopératives. Si, dans les années 2000, leur répartition était équivalente, aujourd’hui la production des coopératives est prédominante, représentant 67% des volumes de lait traités (Laore, 2011).

« Le modèle coopératif s’est imposé notamment en réponse à la crise laitière, pour donner plus de pouvoir aux éleveurs dans leurs relations aux entreprises de transformation, c’est un peu le même schéma pour l’agneau vis-à-vis des abattoirs » (Directrice CONTAS, Nuoro).

La Sardaigne compte un patrimoine fromager très diversifié mais la production de Pecorino Romano s'est imposée. Il représentait environ 2, 57 millions de litres de lait en 2010. Le Pecorino Sardo (dolce e maturo), revenu sur le marché à partir de 1993, et dont la production s’établit aujourd’hui à 190 000 litres de lait, reste résiduel. La production de Fiore Sardo est quant à elle en régression et ne représente que 45 800 litres de lait (Laore, 2011). Malgré la relance de ces deux productions, elles se sont depuis affaiblies et ne représentent en 2011 que 9% de la production totale, alors que le Pecorino Romano, malgré des fluctuations annuelles, se maintient à des niveaux stables (figure 17). Le développement spectaculaire du Pecorino Romano résulte d’un abandon progressif de cette production dans la région de Rome qui en constitue le bassin d’origine. Les industries du Latium se sont implantées à partir du début du XXème siècle, voyant dans cette région pauvre, peu industrialisée et qui a laissé une place importante à l’élevage, une spectaculaire opportunité. Ces tomes d’une quinzaine de kilos, d’affinage long et associés à une longue conservation sont propices au développement d’une filière industrielle de grande ampleur qui s’est construite autour du marché américain, principal marché d’exportation. Malgré l’affaiblissement de ce débouché, il représente toujours 49% du marché.

Figure 17 : Répartition de la production par type de fromage en Sardaigne (Laore, 2011)

La diversité fromagère insulaire, notamment le Pecorino Sardo et le Fiore Sardo, qui sont deux fromages à pâte dure, a fait plus récemment l’objet d’une réhabilitation. Le Fiore Sardo est une production essentiellement fermière qui s’est consolidée autour de la revalorisation des savoirs anciens et de la réappropriation de l’identité des fromages sardes, souvent en opposition aux

industries laitières. Des anciennes capanne43où étaient affinés les fromages, les structures de transformations se sont modernisées et répondent aujourd’hui aux normes sanitaires exigées par l’Europe (figure 18). Toutefois cette diversification du patrimoine fromager autour de la revalorisation de l'origine ne peut seule répondre à la crise notamment en raison de débouchés limités, comme le faisaient déjà remarquer des travaux de recherche plus anciens. « On ne saurait pour autant, voir, dans un renforcement de la production de fiore aux dépens de celle de pecorino, un remède à la crise. Cela entraînerait un surcroît de travail pour le pâtre qui se heurterait vite à un problème de commercialisation encore plus délicat que celui du pecorino, car le marché du fiore est très limité » (Bergeron, 1969, p. 16).Ces trois productions (Pecorino Romano, Pecorino Sardo, Fiore Sardo) bénéficient de SIQO, dont les effets attendus en termes de production d’une rente économique sont difficilement réalisés. L'enjeu consiste au travers de cette diversification du patrimoine fromager, à limiter les dépendances marchandes vis-à-vis du marché US tout autant que celles liées aux industries laitières. Toutefois seul le Pecorino Romano assure encore une sécurisation des débouchés et continue ainsi à faire écran aux productions alternatives. A côté de ces fromages emblématiques cohabitent aussi des fromages de lactosérum comme la Ricotta, qui à l’image de la Corse (Brocciu) est une composante importante des préparations alimentaires comme les raviolis ou aussi utilisé pour la production de différentes pâtisseries. Plus récemment, depuis 2010 environ, la valorisation de fromages frais durant l’été est une trajectoire vers laquelle, les producteurs, coopératives et industries s’investissent.

Figure 18 : Cave d'affinage fermière du Fiore Sardo (Lacombe, Sassari)

Exploitation de type aziendale, ou fermière. La famille y fait de l’accueil touristique où elle

43 Le terme capanne est d'usage générique et désigne dans le langage courant en Sardaigne les habitats temporaires dont faisaient usage les bergers, s'inscrivant dans la vie pastorale traditionnelle. L'architecture la plus courante est

valorise le Fiore Sarde en été, d’affinage long, ainsi que les agneaux de lait.

Afin de comprendre l’émergence et la réhabilitation du patrimoine ovin aujourd’hui, il convient de revenir sur la crise laitière, symbole d’une spécialisation qui arrive en bout de course et qui menace à terme le développement de la filière ovine. C’est en effet en réaction à cette crise qu’un redressement productif, comprenant la valorisation de la viande ovine, s’amorce peu à peu et autour duquel le centre AGRIS44, principal organisme de recherche-développement de la région, s’investit en tant qu’institution relayant la politique locale en termes d’élevage.

2.2.2. La crise laitière, entre déclin et résistance de l’élevage ovin

Le patrimoine ovin sarde, indissociable d’une culture millénaire associée à l’élevage, est aujourd’hui menacé par une crise laitière qui a atteint son paroxysme en 2010, année où des révoltes paysannes ont interpellé l’opinion publique. Les bergers descendus de la Barbaggia sans leurs bêtes ont témoigné de cette contestation qui met en cause la logique industrielle, accusée de banaliser la production insulaire et de fragiliser la pérennité de la filière. Des cristallisations se focalisent autour de certaines industries comme l'une des plus grandes de Sardaigne, celle des frères Pinna, accusés d'avoir recours aux importations de Roumanie qui viennent concurrencer la production insulaire. Ces bergers s'institutionnalisent peu à peu autour

44AGRIS : Agence pour la recherche en agriculture de la Sardaigne. Créée en 2008, elle relève de la région autonome de Sardaigne.

du Movimiento pastori sardi dans la perspective d’agir en faveur de l’identité locale de la production et de donner du pouvoir aux éleveurs longtemps dominés par l’industrie laitière. La Sardaigne, et plus spécifiquement la région intérieure conserve un héritage de résistance qui se manifeste en référence à l'émergence de dépendances vis-à vis d'un centre. Le mouvement « muraliste » est un témoin de l’histoire largement imprégné d’évènements historiques contestataires autour du monde des bergers et qui nous renseigne sur le poids socioculturel de l’élevage sarde (figure 19) (Cozzolino, 2014), mais aussi de sa fragilité. Dans cette région qui représente le bassin de production laitier le plus important d’Italie, le prix du lait est devenu le symbole de la fin d’un modèle technico-économique. L’ « or blanc », descendu à 0,60 euros/l, ne permet plus de rentabiliser les coûts de production alors qu’en 1985 il était encore payé l’équivalent d’1 euro (courrier international, n°1045, 2010). Cette fragilité économique résulte de l’affaiblissement progressif d’une rente fromagère qui s’est structurée autour de l’industrialisation du Pecorino Romano.: Globalement, la stratégie d’exportation d’un produit conventionnel vers le marché américain, associé à des investissements massifs dans la modernisation des exploitations, ne permet plus de financer l’outil de production.

Figure 19 : Mémoire à la lutte de Pratobello (Francesco del Casino, 1984, Orgosolo)

La lutte de Pratobello est un équivalent italien des évènements du Larzac. Il s'agit de révoltes qui ont animé la région du Gennargentu suite à un projet d'installation militaire dont la conséquence était d'exproprier les bergers et leurs familles. Elle anime encore la conscience collective du peuple sarde.

Malgré le label de qualité dont bénéficie le Pecorino Romano, il s’agit d’un produit d’usage courant, le plus souvent utilisé pour la cuisine de tous les jours sous forme de fromage râpé. Cette production industrielle ne permet dès lors pas une réelle différenciation marchande alors que parallèlement le marché a été irrigué par d’autres types de fromages de substitution, produits aux Etats-Unis, qui concurrencent le Pecorino Romano. Par ailleurs, les préférences tarifaires liées au régime européen d’aide aux exportations, qui avaient permis à la Sardaigne de structurer un marché d’export vers l’Amérique du Nord, ont été progressivement abandonnées (Natale et al., 2004). Les bergers dénoncent aussi le comportement des industries laitières, notamment l’ouverture d’usines en Roumanie qui vient concurrencer la production sarde du fait des faibles coûts de production. Parallèlement, le modèle d’investissement dans les exploitations est aujourd’hui fragilisé par un accroissement général des coûts de production, qui touche le prix de l’énergie, du fourrage ou du matériel agricole. A cela s’ajoute un affaiblissement des revenus liés aux coproduits de l’élevage ovin laitier, la viande d’agneau, la laine, qui participent à environ 30% des revenus des exploitations. Dans ce contexte de crise laitière, nombreux éleveurs sont en cessation d’activité et la situation n’encourage pas les jeunes générations à des reprises d’exploitations.

« On nous a encouragé à faire des efforts d’investissements, mais aujourd’hui avec le prix du lait on ne peut pas les rentabiliser, on n’arrive même plus à rembourser les emprunts, beaucoup de bergers arrêtent l’activité » (Eleveur, Sassari).

Cette activité pastorale intensive dont on interrogeait les capacités d’adaptation (Boutonnet, 1990), est aujourd’hui fragilisée, mais semble aussi dessiner un sursaut laissant entrevoir des changements. Il s’agit aujourd’hui de tout remettre à plat afin d’encourager un renouvellement d’un élevage ovin en péril mais qui continue de représenter un secteur pourvoyeur d’emplois important. Les pistes sont diverses et l’institut de recherche AGRIS est l’un des acteurs majeurs de ce changement, mobilisé sur différents fronts: reconquête de l’herbe, diversification fromagère, multifonctionnalité de l’agriculture, production fermière tout autant que la valorisation de l’agneau, sont des composantes incontournables de ce redressement productif.

Fromage en crise, agneau comme ressource de devenir ?

Le développement de l'industrie fromagère en Sardaigne a porté un effort considérable sur la modernisation de l'élevage ovin. Il a permis d'assurer une pérennité à cette activité menacée en assurant à la fois un renouvellement des systèmes d'élevage et une conquête du marché international des fromages. Ces choix ont pourtant tourné le dos au patrimoine régional, qu'il s'agisse de la diversité fromagère ou des agneaux de lait. Les dépendances qui se sont instituées

au fil du temps paralysent aujourd'hui gravement le développement et le maintien de la pastorizzia. Comment en permettre un nouveau sursaut? Face à une crise de la modernité, la réappropriation de l'identité de l'appareil productif est à l'ordre du jour. Il s'agit d'une part de faire valoir la diversité tout en se référant à l'origine, choix avorté jusqu'ici par le développement d'une monoculture fromagère autour du Pecorino romano. L'agneau st appelé à jouer un rôle clé dans cette dynamique de relance. Toutefois, j'ai pu montrer que sa place dans les cultures techniques a jusqu'ici été déterminée par les logiques laitières. Dès lors, la requalification du produit peut-elle s'en accommoder, notamment vu les relations d'interdépendance entre coproduits. Afin de mieux en rendre compte il s'agit ici de s'attarder plus précisément sur la production d'agneaux.

3. La production d’agneau en Sardaigne : tiraillement entre

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