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L’élevage ovin et caprin aujourd’hui : différenciation entre apporteur laitier et producteur fermier

concurrences et synergies entre coproduits

2.1. L’élevage ovin et caprin aujourd’hui : différenciation entre apporteur laitier et producteur fermier

Il s’agira de situer la place de l’élevage de petits ruminants dans le paysage productif régional. Dans un premier temps, je dresserai un panorama de la production régionale ovine et caprine en fournissant un ensemble de références technico-économiques (i). J'insisterai ensuite sur les différents types de productions fromagères, tant en termes de variétés de production, que de modes de transformation (ii). Dans un troisième temps, je caractériserai les modèles organisationnels qui régissent le fonctionnement de la profession laitière (iii). Enfin, j'envisagerai les similitudes, proximités relatives à ces deux espèces, ainsi que leur différences, notamment au regard des viandes de lait (iv).

2.1.1. Chiffres clés de l’élevage

Structurellement la production ovine est plus importante que la production caprine et toutes deux sont de manière prédominante implantées en Haute-Corse. Ces deux espèces animales sont largement marquées par des différences qui tiennent au statut de l’éleveur, avec une prédominance de fermiers chez les chevriers alors que l’on retrouve principalement des apporteurs dans le cas des élevages ovins. La Corse du Sud reste toutefois principalement marquée par la présence de producteurs fermiers (Tableau 2).

- La population ovine

La diminution de l’effectif ovin a été très forte depuis 10 ans (2000-2010) avec une baisse de l’ordre de 32%, passant ainsi de 725 à 496 exploitations détentrices d’ovins dont les 2/3 se situent en Haute-Corse. En 2011, le cheptel ovin était composé de 120 890 têtes dont 93 000 brebis mères (Agreste, recensements agricoles 2000 et 2010). La production laitière représentait 9,85 millions de litres, dont 67% était livrée aux industries. Toutefois, on constate une tendance forte à l’accroissement de la production fermière, passant de 22% en 2007 à 33% en 2011. La structure du bassin de production corse est plurielle puisque la livraison de lait représente 80% de la production de Haute-Corse alors que 70% de la production est destinée à la transformation fermière en Corse du Sud (Agreste, SAA 2011). 74% de la production de viande est associée à la production d’agneaux de lait, qui représentent 67 125 animaux, soit un équivalent carcasse de 416 tonnes. En 2011, la valeur de la production ovine totale hors subvention était estimée à 16, 9 millions d’euros dont 12, 8 millions représentés par la production laitière (Comptes de l’agriculture, 2011). La production laitière moyenne se situe aux alentours de 109 litres par brebis traite avec des disparités marquées de 63 à 152 litres (ILOCC SIEOL, 2011).

- La population caprine

Le nombre d’exploitations détentrices de caprins est passé de 342 en 2000 à 263 en 2010, ce qui correspond à une diminution de 23%. L’affaiblissement du nombre d’exploitants n’en a pas pour autant réduit les effectifs du cheptel puisque l’on est passé de 29 577 en 2000 à 31 321 en 2010, ce qui témoigne d’un accroissement de la taille des troupeaux (Agreste, recensements agricoles 2000 et 2010). Environ 70% du cheptel et 64% des éleveurs spécialisés se situent en Haute-Corse. En 2011, la production caprine représentait 4,62 millions de litres dont seulement 15% était livré auprès des industries laitières ce qui souligne une prédominance affirmée de l’orientation fermière des exploitations (Agreste SAA, 2011). La production de viande caprine en 2011 est composée pour 67% de cabris de lait (22 680), représentant 144 tonnes d’équivalent carcasse, mais les abattoirs n’ont enregistré sur cette période que des tonnages équivalent à 34 tonnes, soit seulement 16% de la production insulaire (DDCSPP). La valeur de la production caprine représente 11, 2 millions d’euros (Compte de l’agriculture, 2011). La production laitière annuelle par chèvre est de 196 litres. Cette moyenne doit être relativisée puisque l’on compte une large dispersion entre 88 et 310 litres (ILOCC SIEOL, 2011).

La production est associée à une gamme de fromages variée et ces différences tiennent principalement à des spécificités régionales. Alors que l’ensemble des fromages est aujourd’hui valorisé sous formes de marques privées, ou sur la base de la référence individuelle à l’éleveur lorsqu’il s’agit des fermiers, seul le Brocciu, fromage de lactoserum, partagé par l’ensemble des producteurs, dispose d’une appellation d’origine obtenue en 1983, et contrôlée depuis 1998. Le parcours de certification du Brocciu s’est révélé délicat puisqu’il était ici question de codifier une production régionale à l’échelle insulaire où plusieurs formes de qualification du produit cohabitaient (De Sainte Marie et al., 1995). Si les laiteries mobilisent le signe de qualité, les fermiers quant à eux, même s’ils sont associés à l’appellation, n’en font que très peu usage, notamment les chevriers. Le manque de contrôle associé à la mise en respect des prescriptions du cahier des charges en a, au moins localement, terni la réputation au regard de la diversité des qualités offertes.

« L’appellation Brocciu a profité aux industriels, moi j’en fais mais je suis sorti de l’appellation, par contre je peux plus faire usage du nom» (Eleveur ovin fermier, Venaco).

Aujourd’hui la reconnaissance de la diversité du patrimoine fromager en Corse est bien engagée autour notamment de plusieurs projets de certification s’appuyant, soit sur des micro-bassins de production comme les démarches autour du Bastelicacciu, du Sartinese, ou du Calenzana. Pour d’autres, des débats relatifs à l’aire géographique de production sont en cours comme le Venachese ou le Niolincu35. Portés par la fédération régionale des fromages Corses, on y retrouve une prédominance des producteurs fermiers, incluant à la fois des éleveurs ovins et caprins dans chacune de ces appellations. Cette coprésence associant deux types de productions représente une spécificité insulaire, qui tient notamment à une articulation historique entre élevage ovin et caprin ainsi qu’une tradition de production de fromages mixtes.

La vocation de ces différentes appellations consiste à réhabiliter la diversité du patrimoine fromager corse sur la base de « types ».Ils sont associés à des micro-bassins de production alors qu’il y a peu encore, c’est une identité corse de type générique qui semblait faire foi, y compris parfois en y incluant le lait d’importation. La codification des savoirs fromagers reste une entreprise complexe dans la mesure où la standardisation de la production laitière sous l’aire Roquefort a affaibli la continuité historique de ces productions. Elle s’appuie sur un dynamisme

fermier qui a émergé à partir des années 80, dans la continuité du riacquistu, c’est-à-dire la réappropriation de l’identité culturelle Corse (Meistercheim, 2008).

Cette production était en effet fragilisée sous l’effet d’une évolution des normes sanitaires encadrant la transformation fromagère. Alors que les industries ont rapidement su s’adapter, par la voie de la thermisation du lait notamment, la production domestique, valorisant des fromages au lait cru dans des infrastructures peu équipées était menacée. Si nombre d’entre eux ont cessé l’activité compte tenu des coûts de mise aux normes des bâtiments, l’institutionnalisation des fermiers, avec l’émergence de l’association Casgiu Casanu, a permis d’obtenir un régime de dispense d’agrément et l’amélioration des conditions de traçabilité des produits. Ce renouvellement de l’identité de la production fermière s’est aussi accompagné d’une dynamique associative appuyée sur la promotion des foires rurales et notamment Afiera di u casgiu, la foire régionale des fromages fermiers de Venaco. Associée au concours régional des fromages fermiers, ce type de dispositif a permis d’offrir aux producteurs un espace collectif de visibilité tout autant que la stabilisation de critères de qualification de leurs productions (Sorba et al., 2004).

« Au-delà de la gastronomie c’est une démarche politique. La Corse est inimaginable sans le pastoralisme. C’est un patrimoine que nous nous devons de promouvoir et valoriser. Au départ, il y a eu des réticences lorsque nous avons initié ce concours mais aujourd’hui tout le monde en reconnait l’utilité » (Guy Firroloni, pdt. du Jury 2014.). La référence au pastoralisme en Corse est tout autant une pratique d’élevage associée à une culture matérielle qu’un référent identitaire que les acteurs mobilisent pour se différencier. La fragilisation de l’agriculture traditionnelle, altérée par la modernisation de l’élevage, a parallèlement produit de nouveaux référentiels de production, qui permettent de se singulariser vis-à-vis de différentes évolutions contre lesquelles il faut se prémunir. L’usage discursif du pastoralisme est souvent le monopole de certains groupes sociaux, garants de la tradition. La qualification des produits représente ainsi un espace de stabilisation de l’identité pastorale (Ait Mouloud, 2011).

Ce dualisme entre fromages industriels et fermiers, recouvrant des logiques de production différentes, trouve un espace social commun d’interaction au sein d’institutions qui assurent la représentativité des différents groupes d’acteurs.

2.1.3. La représentativité institutionnelle, une interprofession en crise

L’ILOCC, Interprofession laitière ovine et caprine Corse, reconnue par arrêté du 6 septembre 2005, représente un cadre institutionnel commun aux acteurs des filières de petits ruminants, ce qui en fait une particularité régionale puisque habituellement ces deux espèces sont dissociées au niveau interprofessionnel. Elle a notamment en charge la coordination du plan de relance de la filière ovine et caprine laitière, couplée au plan d’amplification, en partenariat avec l’ODARC (Office de développement agricole et rural de la Corse), les chambres d’agriculture ainsi que les différents groupements socioprofessionnels. Parmi les lignes d’action, on retrouve la valorisation des produits de qualité et notamment des lignes de financement spécifiques pour la certification des agneaux et des cabris de lait36.

L’interprofession est composée de trois collèges permettant de pérenniser le dialogue entre les différents représentants de la filière, dont les apporteurs, les fermiers et les collecteurs transformateurs. On y distingue l’association régionale des éleveurs ovins (AREO) qui représente les éleveurs ovins-apporteurs, l’association des éleveurs caprins (Capra Corsa), l’association des producteurs fermiers (U Casgile), et enfin l’association des intérêts des collecteurs transformateurs de lait de la région Corse. Depuis 2012, il faut noter que le collège des apporteurs s’est scindé en deux représentations départementales, associant le groupement de Roquefort37.

Dans le courant des années 2000, l’ILOCC a traversé une crise institutionnelle dont la trace est encore vive. Le collège fermier, alors représenté par Casgiu Casanu, regroupant aujourd’hui 150 transformateurs, soit environ la moitié des producteurs fermiers insulaires, a quitté l’interprofession, en dénonçant avec véhémence la posture des laitiers à propos des importations de lait. Elle était appuyé par Via Campagnola, syndicat régional associé à la Confédération paysanne (Bulletin n°14, Février 2009, Casgiu Casanu). L’absence de représentation des fermiers auprès de l’interprofession en menaçait alors la pérennité, ce qui a donné lieu à la création d’une association de producteurs fermiers (U Casgile) (Corse matin, 30 août 2008). Aujourd’hui, Casgiu Casanu, se situant au dehors de l’interprofession, voit sa survie menacée du fait notamment de la fragilisation de sa santé financière malgré une légitimité forte au sein du paysage socioprofessionnel (Corse matin, 23 février 2014). Cette situation, où deux

36 http://www.corse.fr/Plan-de-relance-de-la-filiere-Ovine-Caprine_a2574.html

37 Le groupement de roquefort est un terme impropre puisque Roquefort n’a plus d’existence institutionnelle en Corse. Il désigne les apporteurs auprès de Société Fromagère Corse mais reste d’un usage courant dans la profession.

organisations fermières cohabitent, affaiblit la cohésion de la filière notamment vis-à-vis de l’Etat qui ne souhaite qu’un seul interlocuteur.

« L’association ne peut pas continuer à se situer au dehors de l’interprofession, il faut trouver un projet commun pour les fermiers, même si vous êtes représentatifs le plan d’amplification ne peut pas être fragmenté dans une mosaïque d’acteurs avec une logique de guichet » (CA Casgiu Casanu 2013, propos tenus par la DRAAF).

Parmi ces institutions, l’AREO, représentant des apporteurs laitiers au sein de l’interprofession, a été préalablement reconnue au niveau régional comme l’interlocuteur privilégié pour la valorisation de l’agneau de lait. Le groupement Capra Corsa est, quant à lui, une entité régionale qui fédère l’ensemble des éleveurs caprins, et autour de laquelle s’est structuré le projet de certification des cabris de lait. Elle regroupe en son sein des producteurs issus de deux associations de producteurs fermiers, qui nous le verrons ensuite, véhiculent des appartenances politiques et syndicales contrastées.

2.1.4. Elevages ovins et caprins : entre similitudes et différences

Les trajectoires de développement qui ont marqué ces deux élevages les ont tantôt associées, tantôt dissociés. Les systèmes d’élevage laitier, communs à ces deux espèces, se sont progressivement différenciés socialement et spatialement alors que des proximités institutionnelles ont tenté de les réunir. Dans leurs relations aux viandes toutefois, la différence demeure.

- Le monde de l’espace et des pratiques

Les deux élevages étaient auparavant largement complémentaires en termes d’utilisation de l’espace, organisée notamment autour des pratiques de double transhumance, associées au déplacement de compagnies38. Chèvres et brebis s’inscrivaient ainsi au sein d’un système socioécologique commun aux deux espèces où d’ailleurs les troupeaux mixtes étaient souvent prédominants. Les pratiques d’élevage, modes de conduite, tout autant que l’organisation sociale qui y était attachée n’était alors que faiblement différenciée. Aujourd’hui les deux élevages se sont socialement et spatialement différenciés. Les élevages ovins sont ainsi aujourd’hui principalement situés en plaine alors que les chevriers sont principalement situés en zone de montagne, ce qui a donné lieu à une différenciation des modes de conduite et des pratiques alimentaires des troupeaux. Toutefois, si les cultures fourragères de plaine sont

prédominantes, la faible mécanisation du milieu en montagne a favorisé l’introduction de modèles alimentaires fondés sur la complémentation, notamment chez les chevriers. La sédentarisation des élevages de chèvre en montagne, où le libre parcours a remplacé la transhumance, a ainsi affecté la tradition pastorale revendiquée par les chevriers.

- Le monde professionnel et institutionnel

On retrouve par ailleurs aujourd’hui une prédominance des producteurs fermiers chez les chevriers alors que les éleveurs ovins sont principalement des apporteurs, ce qui les différencie dans leur rapport au métier. Leur représentativité professionnelle est ainsi assurée par des organisations différenciées comme le groupement Capra Corsa et l’AREO. On retrouve toutefois des représentations collectives communes à ces deux espèces, notamment les organisations de producteurs fermiers, qui transcendent les catégories animales pour se construire autour d’une pratique de métier. Par ailleurs l’ILOCC unit ces deux espèces au sein d’un espace social qui leur est collectif, où l’on retrouve une représentation collégiale des apporteurs et des fermiers, ainsi que des ovins et des caprins. Leur relation aux démarches collectives de certification est aussi venue les unir comme l’appellation Brocciu.

- La relation aux viandes comme marqueur de différenciation

L’un des traits qui continue à les singulariser aujourd’hui tient notamment aux relations entretenues aux viandes de lait. Alors que les cabris sont principalement valorisés à la ferme à destination d’une clientèle de particuliers, les agneaux sont expédiés en vif en grande partie vers la Sardaigne. Par ailleurs, si les cabris restent largement encastrés socialement vers le marché des périodes de fêtes de Noël, l’agneau s’en est en grande partie détaché. Ils se différencient également par les pratiques : La gestion des naissances ; l’abattage, pratiqué à la ferme pour les cabris, alors que l’agneau transite essentiellement par les structures sanitaires agréées. Par la nature des carcasses traitées puisque les premiers sont principalement vendus entiers alors que les seconds le sont sous forme de découpe. Par le prix aussi: le cabri est souvent qualifié de produit de rente, alors que les agneaux sont souvent envisagés comme un sous-produit de l’élevage laitier. Enfin, dans leur rapport au projet de certification, concernant l'agneau, ce choix se conforte et se matérialise dans l'espace professionnel, alors que pour le cabri, le projet est peu socialisé et fait l'objet de résistances.

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