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Chapitre 3 : Premiers stades de croissance de films minces métalliques

3.1 Archétypes en fonction de la mobilité atomique

3.1.1 Introduction

De nos jours, la majeure partie des films minces sont déposés par des techniques de dépôts PVD avec condensation du flux d’atomes incident sur des substrats solides [Ohring, 2002 ; Martin, 2009]. Lors de dépôts PVD, la forte sursaturation d’adatomes en surface (> 1013 at.cm-2.s-1), la faible température homologue (< 0,3)

[Petrov, 2003] et le refroidissement rapide des atomes du flux lors de la condensation (~ 1013 K.s-1) [Barbee,

1977] entraînent des conditions de croissance loin de l’équilibre menant à la stabilisation de phases

métastables ou de microstructures uniques lors des premiers stades de croissance. Les films minces obtenus sont généralement polycristallins avec une microstructure étroitement liée aux premiers stades de croissance. Lors de ces premiers stades, une grande variété de phénomènes s’y déroulent, parfois simultanément : nucléation, coalescence, cristallisation, ségrégation, forte réactivité d’interface, croissance de grains… Ces processus sont influencés par les conditions de dépôts, pilotés à la fois par la thermodynamique (température, énergie déposée) et la cinétique (flux). Comprendre comment ces effets influencent les différents phénomènes survenant dans les premiers stades de croissance à l’échelle atomique est primordial pour le contrôle d’une architecture optimisée des films minces permettant la synthèse de films minces fonctionnels. L’enjeu est d’abord scientifique, par la compréhension des mécanismes atomistiques guidant l’agencement de la matière, mais il est aussi sociétal pour la simple raison que l’approche utilisée (« bottom-up ») permet une faible utilisation des ressources minières et une miniaturisation à l’origine de :

- l’augmentation des performances des dispositifs de microélectronique ; - l’utilisation des films minces fonctionnels en tant que revêtements ; - l’incorporation de nano-objets dans de nouveaux dispositifs médicaux…

En outre, le développement de contraintes lors de la croissance de films minces pouvant atteindre plusieurs GPa dans le cas de dépôts PVD (cf. Fig. 3.1.1), mène à des défaillances prématurées par le cloquage ou la délamination des films. Ce problème majeur pour les technologies des films minces a fait l’objet de nombreuses études (cf. §1.3), et de nombreux progrès ont été faits vers la compréhension des premiers stades de croissance, grâce à la mesure de la courbure du substrat in-situ et en temps réel par la technique MOSS, permettant de sonder la dynamique de la croissance avec une sensibilité de l’ordre de la monocouche. Le rôle de la microstructure, de la morphologie de surface, de l’incorporation de défauts et de l’adsorption d’impuretés, lié aux conditions de dépôts, a pu être investigué. Néanmoins, les études de la littérature sur les mécanismes atomistiques à l’origine des contraintes se sont presque exclusivement concentrées sur éléments de forte mobilité atomique.

Dans ce chapitre, nous allons dresser une vue d’ensemble des évolutions de contraintes typiques pour différents métaux couvrant une large gamme de mobilités atomiques (Ag, Au, Pd, Ir, Fe, Mo, Ta, W), avec l’intérêt supplémentaire d’avoir tous été déposés dans le même bâti de dépôt avec des conditions similaires (cf. Fig. 3.1.1). Nous mettrons de l’emphase sur l’étude des premiers stades de croissance avec la possibilité unique dont nous disposons de coupler trois techniques de mesures in-situ et en temps réel : la mesure de courbure du substrat (MOSS), la mesure de réflectance différentielle de substrat (SDRS), et la mesure de résistivité « 4 pointes ». Ces études in-situ seront combinées à des caractérisations structurales et morphologiques ex-situ. Nous verrons que les modèles actuels permettent d’expliquer qualitativement une grande partie des évolutions de contraintes observées expérimentalement. En choisissant soigneusement les modèles, un ajustement quantitatif de certaines évolutions de contraintes est proposé.

3.1.2 Vue d’ensemble du développement de contraintes dans les films

minces métalliques

Avant de présenter plus en détails les différents métaux étudiés en fonction de leur mobilité atomique, nous nous proposons de dégager des caractéristiques typiques à partir d’une vue d’ensemble de l’évolution de la contrainte en cours de croissance (cf. Fig. 3.1.1). Ces films ont tous été déposés à 25 °C, à des pressions de 0,16 Pa (0,60 Pa dans les cas Au et Ag15) et à des vitesses comprises entre 0,06 et 0,1 nm.s-1 sur

substrats neutres. A partir de cette figure, quelques constats généraux peuvent être faits :

- quelle que soit l’espèce déposée, après une évolution de la contrainte non monotone dans les premiers stades de croissance (hf < 15 nm) un régime de contrainte stationnaire est atteint dont

l’amplitude varie de – 4,87 GPa à + 1,86 GPa. Cette amplitude est de l’ordre de – 0,2 GPa pour les éléments de plus forte mobilité atomique (Au, Ag, Pd) ;

- si l’on regroupe les métaux en fonction de leur structure cristalline d’équilibre16, on constate que les

éléments de structure cubique à faces centrées (CFC) ont des caractéristiques communes, à savoir une évolution des contraintes en faible compression puis en tension avant de rebasculer vers un régime stationnaire en compression (comportement C-T-C), alors que les métaux de structure cubique centrée (CC) présentent des évolutions complexes et dissimilaires à première vue.

- si l’on fixe une température homologue critique autour de 0,15, on remarque que les métaux de forte mobilité (Th > 0,15) sont essentiellement de structure CFC, alors que les métaux de faible mobilité (Th

15 Mais cela ne change pas l’allure caractéristique des courbes de force.

16 Ce regroupement est purement empirique et nécessitera une étude plus approfondie, sûrement par simulation

numérique, du rôle que pourrait jouer la distribution électronique (rôle des orbitales d, des 2d voisins…) sur le mode de croissance (i.e. la structure cristalline d’équilibre) et donc sur le développement des contraintes qui y est lié.

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< 0,15) sont essentiellement de structure CC. Les exceptions concernent le Fe et l’Ir, que l’on peut associer à un cas de mobilité atomique intermédiaire, et feront l’objet d’une étude spécifique (cf. §3.3) ;

- une augmentation quasi-instantanée de la force est observée au tout début du dépôt (hf < 2 nm) dans

le cas d’éléments de faible mobilité alors qu’elle demeure quasi nulle dans le cas des métaux de forte mobilité. Ceci traduit une plus forte réactivité à l’interface dans le premier cas ;

- parmi les métaux de structure CC, seul le Ta ne cristallise pas dans sa structure d’équilibre (cf. Tab. 3.1.1). On remarque que sa courbe de force est différente de celles du Fe, Mo et W : en effet on n’observe pas de régime intermédiaire en tension17.

a)

Figure 3.1.1 : a) Vue d’ensemble de l’évolution de la force par unité de longueur pour différents métaux recouvrant une large gamme de mobilités atomiques en fonction de l’épaisseur déposée à 25 °C ; b) Premiers stades dans le cas des métaux de structure CFC ; c) Premiers stades dans le cas des métaux de structure CC.

L’amplitude de la contrainte stationnaire dépend de plusieurs paramètres (cf. Chap. 1). Le fait que toutes les mesures aient été faites à une même température (25 °C) et pour des vitesses de dépôt similaires, permet de se focaliser sur les propriétés intrinsèques du matériau étudié. En revanche, on ne peut exclure des différences de microstructure (taille de grain, rugosité). Si l’on compare le cas de Ir et Ag, on observe un facteur 30 sur la contrainte stationnaire qui ne peut pas s’expliquer si on prend uniquement en compte le facteur ~ 5 existant entre leurs modules bi-axiaux respectifs (MIr = 803 GPa, MAg = 172 GPa).

Elément Structure Th M (GPa) ρmassif (g.cm-3) σss (GPa) γ (J.m-2) Ag CFC (111) 0,24 172 10,50 – 0,05 1,25 Au CFC (111) 0,22 189 19,32 – 0,23 1,5 Pd CFC (111) 0,16 288 12,02 – 0,25 2,0 Fe CC (110) 0,16 306 7,86 + 1,9 2,3 – 2,4b Ir CFC (111) 0,11 803 22,42 – 3,4 2,5 – 2,8 Mo CC (110) 0,10 414 10,2 – 0,7 2,9 – 3,0 Ta Quadratique β-(002) 0,09 175a 16,4 – 1,5 2,9 – 3,15 W CC (110) 0,08 571 19,2 – 2,3 3,3 – 3,7 Si Amorphe 0,18 - 2,33 ~ – 1 1,1 Ge Amorphe 0,25 - 5,32 - 0,86 1,2 Réf. : a[Knepper, 2007] ; b[Spencer, 2002]

Tableau 3.1.1 : Quantités physiques et expérimentales relatives aux différents métaux étudiés. Th est la température homologue, M

le module biaxial dans la direction de la texture obtenue, σss est la contrainte de croissance en régime stationnaire, γ est l’énergie de

surface dans la direction de la texture obtenue. Sont également reportées les données relatives au Si et Ge utilisés comme sous- couches ou élément d’alliage dans le cas de codépôts.

17 L’origine de la stabilisation de cette phase métastable fait l’objet du chapitre 5.

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Le tableau 3.1.1 résume les caractéristiques physiques des différents métaux étudiés. Tous les films obtenus sont cristallins, texturés selon la direction (111) pour les métaux de structure CFC et selon la direction (110) pour les métaux de structure CC, à l’exception du Ta, dont la structure correspond à la phase métastable Ta-β, de structure quadratique, et texturée selon la direction (002).

Figure 3.1.2 : a) Evolution comparative de la force par unité de longueur pour un film de forte mobilité atomique (Ag, R = 0,105 nm.s- 1, P

Ar = 0,35 Pa) et un film de faible mobilité atomique (Mo, R = 0,080 nm.s-1, PAr = 0,24 Pa) déposés sur un substrat amorphe ; b)

Images AFM (500 × 250 nm) (échelle de hauteur : 0 – 15 nm) de la topographie de surface de films d’Ag (hf = 3,1 nm) et de Mo (hf =

6,7 nm) et schémas de la croissance 3D et 2D correspondants ; c) Evolution de la force par unité de longueur pour des films d’Ag et Mo avant et après arrêt du flux pour une épaisseur ~ 55 nm (l’échelle en ordonnée est différente pour chaque film) ; d) Zoom sur les premiers stades du Mo.

A travers l’exemple du Mo et Ag (cf. Fig. 3.1.2), pris comme archétypes d’un métal de forte et faible mobilité, respectivement, nous pouvons mettre en avant les points suivants :

- l’amplitude des contraintes mises en jeu est très différente, avec une variation de la force par unité de longueur atteignant 40 N.m-1 dans le cas du Mo et seulement 2 N.m-1 dans le cas de l’Ag. (cf. Fig. 3.1.2a) ;

c’est également le cas au tout début du dépôt (hf < 2 nm) où la force évolue de manière très abrupte en

tension dans le cas du Mo ;

- à l’arrêt du dépôt, la contrainte stationnaire de compression du film d’Ag se relaxe de façon réversible, alors qu’aucune évolution n’est visible dans le cas du Mo figure (cf. Fig. 3.1.2c).

Dans le cas de l’Ag, un comportement C-T-C est observé : la contrainte initiale en légère compression

est associée aux forces de Laplace agissant sur les îlots isolés [Mays, 1968 ; Abermann, 1986]. La contrainte de tension subséquente (6 < hf < 12 nm) est liée à la coalescence des îlots (i.e. à la fermeture des joints de

grains) [Hoffman, 1976 ; Nix, 1999 ; Freund, 2001]. Le basculement final vers un régime de compression avec relaxation de cette contrainte à l’arrêt du dépôt est lié à l’insertion d’atomes dans les joints de grains (densification des joints de grains) [Chason, 2012a ; Yu, 2014c]. A la reprise du dépôt, et pour des temps d’interruption de quelques minutes (permettant d’atteindre un régime stationnaire), un même état de contrainte stationnaire est recouvré, traduisant le caractère réversible de la relaxation et mettant en jeu des processus de surface. Rappelons (cf. §1.3.3) que pour des temps d’interruption longs (> 104 s) une croissance

de grains peut survenir, pour des éléments de forte mobilité atomique, et engendrer une contrainte finale en tension [Yu, 2014b].

Dans le cas du Mo, trois stades bien distincts peuvent être identifiés : le stade I est lié au mouillage

du substrat (sous-couche de Si amorphe) par le film de Mo et à la rapide variation induite de la contrainte de surface [Abermann, 1979 ; Cammarata, 2000], qui correspond ici à un saut de contrainte en tension. S’ensuit (stade II) un régime de faible contrainte (se traduisant par un plateau sur la courbe de force) lié à la croissance 86

d’une couche amorphe. A hf = 2,2 nm, un pic transitoire et parfaitement reproductible est observé

correspondant à la cristallisation du film mince de Mo [Fillon, 2010c]. La contrainte évolue ensuite en forte tension (σi ~ 2,7 GPa, stade III) avant qu’un basculement vers un régime stationnaire en compression (σi ~ –

1,1 GPa) ne soit atteint au-delà de hf ~ 40 nm. Une étude plus approfondie de ce cas sera présentée §3.3. Les images de topographie de surface obtenues par AFM (cf. Fig. 3.1.2b) pour une épaisseur du film d’Ag de 3,1 nm (i.e. avant la coalescence) et une épaisseur du film de Mo de 6,7 nm, montrent des îlots pour le film ultramince d’Ag, caractéristiques d’une croissance tridimensionnelle (3D). Pour le film mince de Mo une très faible rugosité de surface est observée, en accord avec un mode de croissance bidimensionnelle (2D). Ces deux cas typiques, Ag et Mo, correspondent également à une faible et forte réactivité d’interface des espèces métalliques vis-à-vis du silicium.

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