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LA FUITE DE HOLLANDE ET DE BELGIQUE VERS LA SUISSE

II.4. L'approche de la frontière nord

II.4.5. Itinéraires vers la frontière du Jura vaudois

II.4.5.1. De zone occupée vers le Jura vaudois

Les voyageurs clandestins dirigés vers la zone (1), en provenance de Besançon-Pontarlier, n'empruntent évidemment pas la route internationale de Jougne à Vallorbe passant à la douane de Vallorbe-route, mais des passages discrets à l'est de cette route, aboutissant à Ballaigues: c'est le

73 HEBEISEN, Une histoire de la frontière… et «La frontière neuchâteloise…», p. 302. Hebeisen, en s'appuyant sur la seule base AUPER, ne compte que 48 juifs passés par la frontière des Verrières, alors que nous tenons compte aussi des registres de douane du Ve arrondissement.

cas de deux résistants juifs néerlandais, un homme et une femme, qui passent à cet endroit le 22 mars 1942 accompagnés par un agent de renseignement français travaillant pour le SR suisse74. Plus souvent, on passe à l'ouest de la route, pour aboutir à l'extrémité est de la vallée de Joux. Le poste de douane de Vallorbe-route n'enregistre que 9 passages de juifs entre le 1er janvier et le 12 octobre 1942. Deux Belges sont refoulés dans le secteur le 6 août; le 24 août, un homme y est refoulé; le 30 août, 3 personnes d'Anvers y sont encore refoulées, dont un enfant de 12 ans; le rapport spécial du poste de Vallorbe-route sue l'antisémitisme75.

C'est par le Risoux et la vallée de Joux (2) que passe, le 11 ou 12 août 1942, la famille Sonabend76. Ils ont trouvé une organisation de passeurs, payée 125'000 francs français, moitié au départ, moitié par une personne de confiance après leur passage. Après trois nuits dans un hôtel

«pouilleux» à Besançon, ils sont pris en charge par un camion qui les amène au pied du Mont Risoux, qu'ils franchissent à pied pour arriver au Sentier le 12 vers 4 heures du matin, épuisés, blessés et malades. Ils restent deux jours dans un chalet avant d'aller chez des connaissances dans le canton de Berne: une décision fatale qui entraînera leur refoulement.

Le 21 août, tout un groupe de 13 fugitifs de Hollande et de Belgique, passés par le chalet Capt, est signalé par les agents de renseignement suisses aux gardes-frontière du Brassus. On peut se demander quelle a été l'intention des agents du SR qui ont «livré» les juifs aux douaniers. Les ont-ils ont passés et estiment-ils avoir fait leur devoir une fois la frontière atteinte? Veulent-ils se conformer aux instructions? Veulent-ils remettre les juifs aux autorités pour leur sécurité? Mais peuvent-ils ignorer l'arrêté de fermeture de la frontière? Ou bien veulent-ils se débarrasser d'«intrus» sur un chemin qu'ils estiment réservé à leur service? Les rapports entre agents du SR et fugitifs juifs ne sont pas vraiment cordiaux, et la Résistance, à l'exception des sœurs Cordier en 1943 et 1944, rechigne souvent à prendre fait et cause pour les persécutés77.

Ce matin du 21 août, alors que les fugitifs s'abritent de la pluie au refuge de la Thomassette, on prend leurs noms et on leur annonce qu'ils doivent être refoulés. Il y a quatre couples de Bruxelles, dont deux ont de très jeunes enfants, et deux adolescents hollandais78. «Ce fut alors un tableau navrant. Les femmes et les enfants criaient, pleuraient, les hommes étaient dans un état d'affolement indescriptible. Toute la bande suppliait pour qu'on les laisse passer en disant que s'ils retournaient en France, ils seraient tous fusillés». Le chef du poste du Brassus, qui dirige l'escouade de douaniers, descend au poste du Sentier pour prendre des ordres de son supérieur, qui lui confirme l'ordre de refoulement. «Cet ordre fut accueilli par des clameurs, les femmes s'arrachaient les vêtements en disant “tuez-nous, nous préférons mourir des balles suisses”». Le douanier retourne au Sentier prendre à nouveau des ordres, mais le refoulement est confirmé. «De retour à la Thomassette, la comédie recommença. Enfin on réussit, en brusquant ces gens, de les décider à partir». Mais au milieu de la remontée, une des deux mères d'enfants tombe évanouie.

L'autre, affolée, «s'étend sur la route, les enfants malades ne peuvent plus marcher». Le douanier retourne au poste du Sentier pour avertir l'officier de secteur, qui lui ordonne d'appeler un médecin. A son retour, un des hommes fugitifs «simule [sic!] un évanouissement». Le médecin, arrivé en auto, envoie tout le monde à l'hôpital. L'un des jeunes Hollandais doit être opéré de l'appendicite.

Mais un second groupe, arrivé par le même itinéraire le 23 août, n'aura pas droit à autant de mansuétude. Les patriotes hollandais Abraham de Vries79 et Nathan Israel80, ce dernier membre

74 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3126.

75 Cf. infra III.3.4.4.4.

76 AF E 4264(-) 1985/196, dossiers N 3757; 3777; 3781; Stefan MÄCHLER, «Ein Abgrund zwischen zwei Welten…»; cf. infra III.1.5; III.2.3.2.1.

77 Par exemple: le 12 décembre 1943, Victoria Cordier doit passer simultanément un agent du SR, Roger Altweg (?), et une jeune fille juive de La Hille, Edith Goldapper, 19 ans. Le SR rechigne à passer avec la jeune fugitive, mais Victoria Cordier la lui impose. Cf. le journal intime d'Edith Goldapper, reproduit dans STEIGER, Die Kinder von Schloss La Hille…, p. 237 sqq; IM HOF PIGUET, La Filière…, p. 121 sqq.

78 AF E 4264(-) 1985/196 dossiers N 3879; 3880; 3881; 3895; Rapport spécial du chef de poste du Brassus au chef du sous-secteur de Vallorbe, 9 octobre 1942, AF E 6358 (-) 1995/394, carton 16.

79 AF E 4264(-) 1985/196, dossier N 3812; cf. supra II.2.2.

80 AF E 4264(-) 1985/196, dossier N 3812.

de l'association Oranjewacht, font une tentative de suicide et sont accueillis avec leurs épouses.

Mais les quatre autres, un homme et trois femmes, tous Hollandais et juifs, sont refoulés. Le rapport du chef de poste du Sentier est accablant, bien qu'il y ait une femme de plus de 65 ans parmi les refoulés: «Ils n'avaient qu'un but, tout tenter pour gagner du temps et retarder leur refoulement. Ils ont mis tout en œuvre pour y parvenir. Ils se sont faits suppliants, les femmes se sont traînées à nos pieds, ont imploré notre pitié de toute façon. Elles ont pris à témoin tous les Saints d'Israël […]. Devant l'insuccès de leurs lamentations, ils ont simulé la maladie, l'évanouissement, l'empoisonnement, les blessures corporelles avec un couteau enfoncé dans un poignet, tous avec l'idée fixe de nous obliger à demander un médecin et de se faire hospitaliser, ce qui fut fait sur l'ordre du Docteur pour 4 d'entre eux. Les 4 autres, alors que nous allions les faire monter dans l'auto qui devait les conduire à la frontière, ont tenté leur dernière et ultime chance. Une femme m'a présenté un écrin, me disant qu'il contenait des joyaux pour une valeur de plus de 100'000 frs, qu'il serait à moi si je faisais le nécessaire pour la garder avec sa mère, sa sœur et son beau-frère. Les scènes que nous avons vécues en cette nuit du 23.8.1942 furent poignantes»81.

L'itinéraire provenant de zone occupée et dirigé vers La Cure (3) passe de Nancy à Besançon puis à Champagnole, un trajet qui peut se faire en train. On continue en autocar vers Saint-Laurent et Morbier, puis vers Morez, une localité située à 7,5 km à vol d'oiseau de la frontière suisse.

Certains fugitifs continuent de là en autocar sur Gex et passent parfois, en juin et juillet 1942, par la frontière relativement peu surveillée qui sépare le pays de Gex du canton de Genève.

Le point délicat, ce sont les contrôles allemands.

Le groupe de sept fugitifs d'Amsterdam (plus un passeur) dont fait partie Abraham Levison82, parti de Nancy le 22 juillet 1942, est contrôlé le lendemain à 17 heures, dans l'autocar au départ de Champagnole, par les gendarmes allemands (probablement la Feldgendarmerie). Les faux papiers d'identité belges des fugitifs n'éveillent pas les soupçons: les gendarmes se contentent de contrôler que les «voyageurs» ont bien l'intention de rester en zone occupée. Ils les laissent aller jusqu'à Morbier, où ils passent la nuit. Le lendemain, le groupe, toujours accompagné du passeur, se rend en car à Morez, une localité distante de seulement 4 km, où il doit prendre le train pour les Rousses. Mais un officier de douane allemand les fait sortir du train, au motif que les Belges n'ont pas le droit de voyager dans cette zone. Ils sont reconduits à Morez et contrôlés. Leurs papiers ayant été trouvés bons (!), après une discussion entre officiers de douane, ils sont autorisés à poursuivre leur voyage vers les Rousses. De là, l'itinéraire se poursuit à pied à travers les pâturages, sur environ 2,5 km jusqu'aux barbelés. S'étant mis en route dans la soirée du 24 juillet, ils sont repérés par une patrouille de douane allemande; leur passeur prend peur et s'enfuit.

Ils continuent dans la forêt, entendent des coups de feu, et Levison, parti en courant, arrive seul à passer en Suisse, où il est accueilli. Selon deux autres, qui ont passé peu après, un des douaniers de cette ultime patrouille allemande les a interrogés, puis leur a expliqué où se trouvait la frontière, soit qu'il les a réellement pris pour des touristes, soit, plus vraisemblablement – si la chose est vraie, mais elle semble l'être puisqu'elle est rapportée par deux témoins – qu'il a fermé les yeux sur leur fuite83

Morez est un point critique de l'itinéraire. La douane allemande y est active, mais ne semble guère acharnée à traquer les juifs. Elle surveille vraisemblablement les passages en zone libre, toute proche. D'ailleurs, une partie des juifs arrivés jusque-là s'enfuit, non vers la Suisse, mais vers la zone libre. C'est ce qui ressort entre autres du témoignage de Wolf Piper et Beni Katz84, venus de Bruxelles avec une filière via Besançon. On est le 29 août 1942. Ils sont dans un groupe de six, qui veut passer en Suisse; à un moment qu'ils ne précisent pas, leurs compagnons de voyage partent en direction de la zone libre. Le contrôle a lieu à la descente de l'autocar à Morez.

81 Rapport spécial du chef du poste du Sentier au chef du sous-secteur de Vallorbe, 11 octobre 1942, AF E 6358 (-) 1995/394, carton 16.

82 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3624; Cf. supra II.2.4.3; II.2.6.1, pour la première partie de sa fuite.

83 AF E 4264(-) 1985/196 dossiers N 3624 et 3625.

84 AF E 4264(-) 1985/196 dossiers N 3953; 3954. Sur le passage de Wolf Piper et de son groupe, voir infra III.2.3.2.1.

Les trois femmes sont contrôlées, leurs papiers semblent jugés bons, mais elles reçoivent l'ordre de revenir le lendemain. Les trois hommes sautent par les fenêtres du car à l'arrière et se cachent à proximité, sans être vus, puis se rendent dans un café; Beni Katz précise que les Allemands se tiennent à la porte du car et ne peuvent voir ce qui se passe à l'arrière. La passeuse qui a accompagné le groupe a «disparu», mais les a avertis qu'un jeune Français doit prendre le relais, lequel, effectivement, les accompagne jusqu'à un chalet sur sol suisse dans la région de La Cure.

Il est frappant de constater que des fugitifs juifs voyageant en groupe, certainement angoissés et peu sûrs d'eux (certains sont en outre des juifs pratiquants qui se sont sommairement «aryanisés»

pour la fuite) subissent plusieurs contrôles allemands à proximité de la zone interdite puis de la frontière suisse sans être débusqués ni arrêtés. Les douaniers et gendarmes allemands ne semblent pas tous avoir pour priorité la rafle et l'arrestation des juifs.