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La fuite en Suisse: migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde Guerre mondiale

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Thesis

Reference

La fuite en Suisse: migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde

Guerre mondiale

FIVAZ-SILBERMANN, Ruth

Abstract

Il fallait faire l'histoire, non seulement de l'accueil et du refoulement des fugitifs juifs par la Suisse au moment crucial du déclenchement de la «solution finale» par le pouvoir nazi en Europe occidentale, mais encore il fallait faire l'histoire de leur fuite...

FIVAZ-SILBERMANN, Ruth. La fuite en Suisse: migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde Guerre mondiale. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2017, no. L. 884

DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:96640 URN : urn:nbn:ch:unige-966400

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:96640

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Ruth Fivaz-Silbermann

La fuite en Suisse

Migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde Guerre mondiale

Université de Genève Faculté des Lettres Département d'Histoire générale

Thèse de doctorat

Directeur de thèse: professeur Mauro Cerutti Janvier 2017

Avec un subside de recherche de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, Paris

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L'étude de la neige humaine doit révéler

à la fois la force d'entraînement de l'avalanche et la délicatesse irréductible du flocon.

Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus

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Remerciements

Mes remerciements vont en premier à ceux qui ont inspiré et dirigé le présent travail: Jean-Claude Favez, hélas disparu, et Mauro Cerutti à Genève; Serge Klarsfeld à Paris; et Maxime Steinberg, hélas disparu lui aussi, à Bruxelles. Je dois aussi un grand merci à Jean-François Bergier, hélas décédé lui aussi prématurément, pour ses encouragements.

Ils vont ensuite à toutes celles et à tous ceux qui m'ont aidée dans mes recherches dans les archives, m'ont ouvert les archives qu'ils dirigent ou m'ont communiqué avec bienveillance les documents dont j'avais besoin: Catherine Santschi, Pierre Flückiger et Roger Rosset, aux Archives d'Etat de Genève; Daniel Bourgeois, aux Archives fédérales à Berne; Georges Willemin, Jean-François Pitteloud et Fabrizio Bensi, aux Archives du CICR à Genève; Uriel Gast, à l'Archiv für Zeitgeschichte à Zurich; Karen Taieb au Mémorial de la Shoah à Paris; Georges Weill et Katy Hazan aux Archives de l'OSE à Paris; Philippe Landau et Mme Levyn aux Archives de l'Alliance israélite universelle à Paris; Sophie Vandepontseele, Marie Lejeune et Sabrina Tornicelli au service Archives et Documentation du Service d'Aide aux victimes de la Guerre à Bruxelles; Megan Lewis à l'USHMM à Washington; la Gedenkstätte Dachau.

Puis ils vont à toutes celles et à tous ceux qui m'ont communiqué, soit des documents, soit des informations précieuses: Josette Aldaheff, Genève; Eve Line Blum-Cherchevsky, Paris; Gérard Bollon, Le Chambon-sur-Lignon;

Philippe Boukara, au Mémorial de la Shoah à Paris; Patrick Cabanel, Toulouse; Gilbert Ceffa, Genève; Alexandre Doulut, Paris; Michèle Fleury-Seemüller, Genève; Frida Forman-Johles, Toronto; Gérard Gobitz, Paris (z.l.); Aude Grégoire-Weill, Montigny-lès-Metz; Claude Hauser, Fribourg; Jean Kleinmann, Nice; Nancy Lefenfeld, Columbia MD; Jean Lévy, Lyon; Georges Loinger, Paris; Claire Luchetta-Rentchnik, Genève; Jean-Louis Panicacci, Nice;

Michel Puechavy, Paris et Saint-Guénolé; Sierk Plantinga, à l'Algemeen Rijksarchief, La Haye; Bernard Romy, Genève; Thierry Rozenblum, Liège, Venise et Rome; Laurence Schram, du Mémorial Kazerne Dossin, Malines;

Henry Spira, Genève; Wolfgang Strauss, Karlsruhe; Claude Torracinta, Genève; Paolo Veziano, Isolabona; Frida Wattenberg, Paris; Anouchka Winiger, Lausanne; Claire Zalc, Paris.

Et encore, à tous ceux qui m'ont posé des questions si difficiles et si judicieuses qu'elles m'ont, à chaque fois, ouvert de nouvelles perspectives. J'inclus dans mes remerciements mes très nombreux correspondants, anciens réfugiés ou fils et filles d'anciens réfugiés, qui m'ont écrit pour avoir des éclaircissements sur leur parcours ou celui de leur famille, et qui souvent m'ont demandé de les accompagner sur les lieux du passage. J'inclus aussi tous les chercheurs, historiens, journalistes, enseignants, dramaturge, qui m'ont consultée dans le cadre de leur propre recherche ou de leur propre création. A chaque fois, grâce aux questions qu'ils m'ont posées, grâce à l'approfondissement qu'ils m'ont demandé ou grâce à une approche différente de cette histoire complexe, j'ai pu avancer dans l'interprétation que je propose aujourd'hui de cette histoire de la fuite en Suisse.

Enfin, je demande à ceux que j'aurais oublié de mentionner dans cette liste, de me pardonner. Je n'oublie en aucun cas leur disponibilité ni le contact à chaque fois chaleureux que nous avons eu, personnellement, par courrier ou au téléphone.

Et pour finir, je remercie ma famille et mes amis qui ont supporté ma surcharge de travail durant ces années, avec mention spéciale à Pierre, compagnon, soutien et assistant spécial.

Genève, 24 janvier 2017

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Liste des abréviations

ADAin Archives départementales de l'Ain ADDoubs Archives départementales du Doubs ADHS Archives départementales de Haute-Savoie ADPdD Archives départementales du Puy-de-Dôme ADPO Archives départementales des Pyrénées-Orientales ADTdB Archives départementales du Territoire de Belfort AEG Archives d'Etat de Genève

AF Archives fédérales suisses (Schweizerisches Bundesarchiv)

AfZ Archiv für Zeitgeschichte (de l'Ecole Polytechnique fédérale de Zurich) AFSC American Friends Service Committee (Quakers américains)

AIP Association des israélites pratiquants (du rabbin Zalman Chneerson) AIU Alliance israélite universelle

AJB Association des Juifs en Belgique (fondée par ordonnance allemande le 25.11.1941) AJDC American Jewish Joint Distribution Committee (en abrégé: Joint)

Ar ter Arrondissement territorial

Ar ter GE Arrondissement territorial de Genève

BdS Befehlshaber der Sicherheitspolizei und des Sicherheitsdienstes (commandant de la police de sûreté [Sipo] et du service de sécurité [SD] du Reich)

CAR Comité d'aide aux réfugiés (créé en 1938 à Paris, dirigé par Albert Lévy puis Raymond-Raoul Lambert)

CDJ Comité de défense des juifs (en Belgique)

CDJC Centre de Documentation juive contemporaine (Paris)

CFIH Commissariat fédéral à l'internement et à l'hospitalisation (des réfugiés militaires) CGQJ Commissariat général aux questions juives

CIAF Commission italienne d'armistice avec la France Cimade Comité inter-mouvements auprès des évacués CJM Congrès juif mondial (World Jewish Congress, WJC)

COE Conseil Œcuménique des Eglises (en formation de 1938 à 1948) COSOR Comité des œuvres sociales de la Résistance (fondé à Londres en 1943)

CRSSAE Croix-Rouge suisse, Secours aux Enfants (= Secours suisse) / Schweizerisches Rotes Kreuz, Kinderhilfe

CTE Compagnie de travailleurs étrangers

DCA Direction des Centres d'Accueil (de l'abbé Glasberg)

DECSA Section de contrôle de la Commission d'armistice (aussi appelée nucleo dipartimentale) DFJP Département fédéral de Justice et Police

DGD Direction générale des Douanes (suisses) DJP Département de Justice et Police (cantonal)

DJPG Département de Justice et Police du canton de Genève DP Displaced persons (personnes déplacées)

DPF Département politique fédéral (= Département des affaires étrangères) DSK Devisenschutzkommando (de la Douane allemande)

EIF Eclaireurs Israélites de France

FEPS Fédération des Eglises protestantes de Suisse / Schweizerischer Evangelischer Kirchenbund (SEK) FESE Fonds Européen de Secours aux Etudiants

FFI Forces françaises de l'Intérieur

FNJ Fonds National juif / Keren Kayemeth Israel (KKL) (fondé en 1901 à Bâle pour le rachat de terres en Palestine)

FSCI Fédération suisse des Communautés israélites / Schweizerischer Israelitischer Gemeindebund (SIG) FSJF Fédération des Sociétés juives de France

FTP[F] Francs-Tireurs et Partisans [français]

FUACE Fédération universelle des Associations chrétiennes d'étudiants / World's Student Christian Federation (WSCF)

GMR Groupes mobiles de réserve

GRP Groupe de rééducation professionnelle

GTE Groupe (parfois Groupement) de travailleurs étrangers

HEKS Hilfswerk der evangelischen Kirchen Schweiz / Œuvre d'entraide des Eglises protestantes suisses (EPER)

HIJEFS Hilfsverein für jüdische Flüchtlinge in Shanghai, devenu Hilfsverein für jüdische Flüchtlinge im Ausland (dirigé par Isaak et Recha Sternbuch, Montreux).

HSSPF Höherer SS- und Polizeiführer (commandant supérieur des SS et de la police dans une région militaire ou une nation occupée; en France, Carl Oberg)

IOS Internationale ouvrière socialiste

IUSE International Save the Children Union / Union Internationale de Secours aux Enfants (UISE-UIPE) JAC Jeunesse agricole chrétienne

JEC Jeunesse étudiante chrétienne

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JO Journal Officiel

JOC Jeunesse ouvrière chrétienne Joint Voir: AJDC

JUNA Jüdische Nachrichtenagentur (agence de presse de la Fédération des communautés israélites de Suisse, dirigée par Benjamin Sagalowitz)

KKL Keren Kayemet Leisraël, Fonds National juif (FNJ)

MBB Militärbefehlshaber in Belgien und Nordfrankreich (commandant militaire allemand en Belgique et Nord de la France)

MBF Militärbefehlshaber in Frankreich (commandant militaire allemand en France) MJS Mouvement de la Jeunesse Sioniste

MUR Mouvements Unis de la Résistance

NSB Nationaal-Socialistische Beweging (parti nazi hollandais) OJC Organisation juive de combat

ORT Organisation, Reconstruction, Travail (acronyme adapté du russe ORT, Obshtchestvo Remeslennago i Zemledelechskago Truda Sredi Evreev v Rossii, fondée en 1905 à Saint-Pétersbourg pour la formation professionnelle des juifs dans l'agriculture, l'artisanat et l'industrie)

OSAR Office central suisse d'aide aux réfugiés (plus tard Organisation suisse d'aide aux réfugiés)/

Schweizerische Zentralstelle für Flüchtlingshilfe (SZF)

OSE Œuvre de Secours aux Enfants (acronyme adapté du russe OZE, Obshtchestvo Zdravookhranenia Evreev, organisme médico-social d'assistance aux populations juives créé en 1912 à Saint- Pétersbourg)

OSEO Œuvre d'Entraide Ouvrière suisse / Schweizerisches Arbeiterhilfswerk (SAH) Plt Premier-lieutenant

RELICO Committee for Relief of the War-Stricken Jewish Population (comité d'entraide fondé à Genève en septembre 1939 par Adolf Silberschein sous l'égide du Congrès juif mondial)

RG Renseignements généraux (de la Police nationale française) RSHA Reichssicherheitshauptamt (Office central de la sécurité du Reich) SA Sturmabteilung (Section d'assaut du parti national-socialiste allemand) SAH Schweizerisches Arbeiterhilfswerk / Œuvre d'Entraide Ouvrière suisse (OSEO)

SAK Schweizerische Arbeitsgemeinschaft für kriegsgeschädigte Kinder / Cartel suisse de secours aux enfants victimes de guerre (fondé en janvier 1940, affilié en 1942 à la Croix-Rouge suisse, la fusion donne la CRSSAE)

SEK Schweizerischer Evangelischer Kirchenbund / Fédération des Eglises protestantes de Suisse (FEPS) SHEK Schweizer Hilfswerk für Emigrantenkinder / Aide aux enfants d'émigrés

SHGN Service historique de la Gendarmerie nationale

SIG Schweizerischer Israelitischer Gemeindebund / Fédération suisse des Communautés israélites (FSCI)

Sipo-SD Sicherheitspolizei-Sicherheitsdienst (police politique allemande, souvent désignée comme

«Gestapo»)

SOL Service d'Ordre légionnaire (dirigé par Joseph Darnand dès janvier 1942, transformé en Milice en janvier 1943)

SSAE Service social d'Aide aux Emigrants (branche française de l'International Social Service ISS/ SSI) SSE Service social des Etrangers (dépendant du Commissariat à la lutte contre le chômage de Vichy) SZF Schweizerische Zentralstelle für Flüchtlingshilfe/ Office central suisse d'aide aux réfugiés (OSAR)

(créé le 17 juin 1936, prend plus tard le nom d'Organisation suisse d'aide aux réfugiés) TE Travailleur(s) étranger(s)

UCJF Union Chrétienne de Jeunes Filles UCJG Union Chrétienne de Jeunes Gens

UGIF Union Générale des Israélites de France (instituée le 29.11.1941 sur ordre allemand)

UISE Union Internationale de Secours aux Enfants / International Save the Children Union (devenue Union internationale de protection de l'enfance, UIPE)

USCOM United States Committee for the Care of European Children USHMM United States Holocaust Memorial Museum (Washington)

VSIA Verband Schweizerischer Israelitischer Armenpflegen (Entraide israélite suisse, jusqu'à mi-1943) VSJF Verband Schweizerischer Jüdischer Fürsorgen/ Flüchtlingshilfen (Entraide israélite suisse, dès mi-

1943)

WSCF World's Student Christian Federation (Fédération universelle des Associations chrétiennes d'étudiants, FUACE)

YMCA Young Men's Christian Association ZGS Zollgrenzschutz (Douane allemande) ZL Zone libre (aussi: zone non occupée, ZNO) ZNO Zone non occupée (aussi: zone libre, ZL)

ZO Zone occupée

N.B. Dans les notes de bas de page, les titres des livres figurant dans la bibliographie ont été abrégés et suivis de points de suspension. Ex.: GROUSSARD, Service secret…, p. [numéro]. Pour la référence complète, il faut consulter la bibliographie en fin de volume, présentée dans l'ordre alphabétique.

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INTRODUCTION

Il fallait faire l'histoire, non seulement de l'accueil et du refoulement des fugitifs juifs par la Suisse au moment crucial du déclenchement de la «solution finale» par le pouvoir nazi en Europe occidentale, mais encore il fallait faire l'histoire de leur fuite.

Qui étaient les juifs qui arrivaient, dès le printemps 1942, en cohortes de plus en plus nombreuses à la frontière de la Suisse avec la France? D'où venaient-ils et comment? Dans quelles circonstances avaient-ils opté pour une fuite vers la Suisse, au détriment de quels autres choix alternatifs – s'il y en avait? Quels obstacles se sont dressés sur leur route et comment y ont-ils fait face? Comment étaient-ils informés (s'ils l'étaient), et quand, des dispositions que la Suisse prenait à leur égard, que ce soit le refus absolu d'entrée ou un refus conditionnel, soumis à diverses mesures d'allégement? Comment réagissaient-ils à l'impossibilité, ou aux restrictions, de l'accueil en Suisse? Et combien d'entre eux ont pris le chemin de la Suisse, mais ont échoué à y trouver refuge, parce qu'ils ont été arrêtés en route, ou parce qu'ils ont été refoulés à leur arrivée?

D'autres questions se posent encore: à qui ces fugitifs demandaient-ils de l'aide pour leur dangereux «voyage» vers la terre d'accueil? Quel était le coût d'un tel «voyage» et qui pouvait se permettre de l'entreprendre? Enfin, quels organismes d'entraide et/ou de résistance étaient en mesure de leur proposer une protection ainsi qu'un acheminement vers la Suisse? A partir de quand et dans quelles circonstances la Suisse est-elle devenue un outil entre les mains de la résistance humanitaire?

Il fallait décentrer le champ historique, ou plus exactement décentrer sa focale.

Nous avions toute liberté de ne plus faire uniquement de l'histoire nationale, de ne plus nous interroger uniquement sur les actions et réactions du gouvernement, de la population, des lobbies ou des médias suisses à l'arrivée de ces étranges étrangers en fuite (doublement étranges, par la nationalité et par la religion). Nous pouvions retourner la perspective et nous interroger sur eux, les fugitifs, eux qui devenaient, soit de futurs réfugiés en Suisse, tolérés jusqu'à la fin des hostilités et donc sauvés, ou au contraire, après que la Confédération souveraine – ou du moins l'une ou l'autre des ses instances – avait décrété à leur égard un refus d'asile, de futurs déboutés rejetés dans le danger mortel de leur situation antérieure, et, dans bien des cas, de futurs déportés destinés à être assassinés, de mort rapide ou de mort lente, à Auschwitz, Maïdanek ou Sobibor.

C'est donc, ici, non tant l'histoire de la politique de la Suisse envers les réfugiés durant les terribles années 1942-1944, que l'histoire des quelque quinze mille juifs qui, venant des trois pays occupés ou vassalisés par l'Allemagne en mai 1940, se sont tournés vers la Suisse pour y trouver un havre de sécurité.

1. Une question préliminaire doit être posée: quelle est la centralité de la frontière franco- suisse dans l'histoire du sauvetage, concédé ou refusé aux juifs par la Suisse, durant la Seconde Guerre mondiale?

La réponse tient en une phrase: aux prémices des grandes manœuvres de déportation pour l'extermination, l'Europe occidentale, c'est la Hollande, la Belgique et la France. A travers le

«couloir» qui s'étend de la frontière néerlando-belge à la frontière franco-suisse et sur l'ensemble du territoire de la France non occupée, une quinzaine de milliers de juifs – sur les quelque 540'000 que comptent ces trois pays mis ensemble – ont eu un accès, difficile mais possible, à la Suisse, et ont choisi cette solution pour échapper à leurs bourreaux. L'accès était d'autant plus aisé que la Suisse était plus proche: le différentiel de distance à la frontière, à cause, entre autres, de la multiplication des obstacles, s'est traduit en un différentiel d'ampleur: quelque 1'300 juifs ont fui de Hollande en Suisse (parfois via la France libre),

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quelque 4'000, de Belgique vers la Suisse (également parfois via la France libre); les autres (sous réserve de provenances de Hollande et de Belgique qui nous sont restées inconnues) sont directement venus de France en Suisse.

Ce sont ces fugitifs venus de Hollande et de Belgique au début de l'été 1942 qui déclenchent la si tristement fameuse (non-)politique d'accueil de la Confédération, la politique de la

«barque pleine».

Ailleurs, l'accès physique à la Suisse salvatrice est pratiquement impossible.

Dans les pays de l'Est de l'Europe, Pologne et Union soviétique, l'extermination des juifs prend, comme on sait, d'autres formes, dans lesquelles une «perspective suisse» n'existe simplement pas. Quant au Reich et aux territoires qu'il a annexés (Autriche, Haute-Silésie) ou érigés en «protectorat» (Bohême-Moravie), ou encore vassalisés (Slovaquie, Gouvernement général de Pologne), ils sont inexorablement vidés de leurs juifs à partir de l'automne 1941, sans qu'il y ait de fuite possible vers la Suisse. Même d'Allemagne (et Autriche), territoire pourtant limitrophe, il n'y a pas, au temps de la «solution finale», c'est-à-dire après octobre 1941, de flux de fugitifs vers la Confédération comparable au flux de 1938, lorsque le pouvoir nazi cherchait à expulser ses juifs, non à les détruire. A cette frontière nord-est de la Suisse parviennent seulement quelques juifs depuis longtemps cachés en Allemagne, comme par exemple le futur historien Herbert Strauss, échappé de Berlin et aidé par une rare filière bénévole. Quelques autres, une poignée, parviennent à traverser le Rhin à la nage. Enfin, quelques juifs se font volontairement enfermer dans des wagons de charbon partis de Slovaquie à destination de la Suisse, et sont retrouvés et accueillis après leur passage à Buchs, à la frontière autrichienne.

Un seul pays offre une ressemblance avec la problématique du trio Hollande/Belgique/France:

l'Italie, alliée du Reich au sein de l'Axe et de ce fait laissée autonome quant à sa politique anti- juive, mais seulement jusqu'à la chute de Mussolini en juillet 1943 et la proclamation successive de son armistice avec les Alliés, le 8 septembre 1943. A partir de cette date, la frontière italo-suisse connaît un véhément afflux de fugitifs juifs, semblable à celui de la frontière avec la France – encore que le «réservoir» de juifs capables de rejoindre la frontière helvétique soit moins grand que le «réservoir» néerlando-belgo-français de 1942.

Cet examen de la place que tient la fuite en Suisse dans l'histoire globale des deux années de la «solution finale» n'est, en réalité, pas facile, car la «migration» en question se situe dans plusieurs histoires à la fois. Retracer cette fuite signifie la replacer dans l'existence simultanée de chronologies et de politiques poursuivant des buts différents, dont l'entrechoquement peut être chaotique: il faut tenir compte de la chronologie de la politique d'extermination nazie, du calendrier de la collaboration vichyste, des événements politico-militaires qui ont amené les changements de régime que l'on sait à la frontière, des politiques locales de l'occupant italien et de l'occupant allemand et, bien entendu, du calendrier changeant de la politique d'asile suisse. A quoi il faut ajouter l'évolution de l'entraide et de la résistance humanitaire, et celle de la résistance juive.

Cette multiplicité fait toute la difficulté du plan de notre étude. Comme devant un objet en relief qu'on peut aborder de plusieurs côtés, on peut entrer dans le vif du sujet par plusieurs portes. Nous ne nions pas avoir rencontré des difficultés avec le plan à lui donner. Nous avons choisi de commencer par l'aspect statistique de la migration (I), pour passer ensuite à l'analyse de la fuite des juifs de zone occupée vers la Suisse (II), puis à celle de la politique suisse réellement pratiquée à la frontière durant les années de la «solution finale» (III), politique déclenchée précisément par cet afflux à la frontière de la zone occupée, qui a provoqué la

«crise» de l'été 1942. De cette crise originelle est sortie toute la politique d'urgence de la Confédération, qui se complaisait jusque-là dans la poursuite d'une politique migratoire xénophobe (en particulier judéophobe), tempérée par un certain nombre d'exceptions à bien plaire. Nous analysons ensuite (IV) les facteurs de la fuite à travers la zone libre (puis zone sud), en particulier la politique de Vichy à la frontière, puis celle des occupations allemande et italienne, ainsi que les formes que prend la fuite en Suisse dans les divers secteurs de cette frontière. Enfin, nous nous penchons sur les organismes d'entraide et de résistance (V) qui ont

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efficacement utilisé la plate-forme suisse pour sauver quelques milliers d'hommes, de femmes et d'enfants.

Il nous a semblé, par moments, avoir réussi à suggérer avec force le champ magnétique créé par le croisement de ces différents calendriers. La focale sur le passage (ou non) de la frontière permet alors d'obtenir une sorte de photo instantanée du passé, du présent et de l'avenir de telle ou telle catégorie de migrants juifs, luttant de toutes leurs forces pour leur existence – et sauvés, ou broyés.

Et lorsque les perspectives s'ajustent pour donner un tableau qui est souvent d'un relief surprenant, alors, peut-être, le pari de l'historien est-il gagnant. C'est aux plus de 15'000 fugitifs juifs en route vers la Suisse, à travers l'échiquier complexe des zones de l'occupation et de la collaboration, que nous avons voulu dédier cette recherche, à eux et à ceux qui les ont aidés, davantage qu'aux responsables politiques qui ont menacé ou ignoré leur existence.

2. Ces fugitifs juifs qui sont arrivés toujours plus nombreux à la frontière franco-suisse à partir du printemps 1942, ou plutôt aux deux frontières historiquement distinctes, celle avec la France occupée et celle avec la zone libre sous autorité de l'«Etat français», d'où venaient-ils?

Il fallait établir leur provenance, une tâche minutieuse qui n'a été rendue possible que par la très longue étude des dossiers personnels de plus de 15'000 personnes. Jusque-là, l'historiographie ne parlait que de «réfugiés» (d'ailleurs souvent amalgamés avec ceux de 1938, essentiellement venus d'Autriche après l'Anschluss, et en grande partie ressortis de Suisse après un séjour toléré de trois ou six mois).

Les seules analyses statistiques sur cette population, contenues dans les rapports Ludwig et Bergier, portent sur leur nationalité. Mais ce critère ne dit rien, sauf exception, quant à leur provenance; aussi ne l'avons-nous utilisé que lorsqu'il se révélait pertinent pour mettre en lumière une population ou une cohorte dans des circonstances définies.

Certes, les juifs de nationalité française venaient majoritairement de France. Les juifs hollandais venaient de Hollande, mais pas tous, et de loin: une grande partie d'entre eux était établie légalement en Belgique depuis longtemps. Les juifs allemands (dénaturalisés collectivement en novembre 1941, mais dont une partie conservaient encore des papiers allemands valables) avaient en général quitté le Reich à une date s'échelonnant entre 1933 et 1939, parfois même avant; ils ne provenaient en aucun cas directement d'Allemagne, mais avaient vécu en réfugiés dans divers pays: Hollande, Belgique, France occupée, France non occupée, Italie, Espagne, parfois à la suite de pérégrinations qui les avaient menés d'un de ces pays à l'autre, voire en Palestine ou en Grande-Bretagne. Quant aux (ex-)Autrichiens, devenus Allemands par force (puis eux aussi dénaturalisés), ils avaient souvent quitté l'Autriche après l'Anschluss pour l'Italie ou la Belgique (via l'Allemagne et la Hollande, ou via la Suisse et la France). Cette population autrichienne et allemande appauvrie, comptant beaucoup d'intellectuels et de professions libérales, ayant en France un statut de réfugié toléré, faisait en général des efforts surhumains pour émigrer aux Etats-Unis ou ailleurs outremer.

Plusieurs centaines d'hommes juifs allemands ou autrichiens qui ont frappé à la frontière suisse avaient été expulsés manu militari de Belgique le 10 mai 1940 et internés dans le camp français de Saint-Cyprien (Pyrénées-Orientales), d'où ils avaient été reversés dans divers camps ou groupements de travailleurs, toujours sous la contrainte de Vichy. D'autres centaines de juifs de nationalité (ex-)allemande, adultes des deux sexes, vieillards, adolescents et enfants, avaient été déportés le 22 octobre 1940 du pays de Bade et de la Sarre-Palatinat sur l'ordre des Gauleiter respectifs de ces deux provinces, et internés dans le camp vichyssois de Gurs (alors Basses-Pyrénées), où les plus faibles ont rapidement succombé et d'où ne sont parvenus en Suisse que ceux qui avaient pu être libérés grâce à la protection d'une légation étrangère ou l'entremise d'un organisme d'assistance; cela a été le cas pour un certain nombre d'enfants et d'adolescents, libérés des camps par l'OSE, le Secours suisse ou les Quakers, mais dont les parents ont été irrémédiablement déportés.

Quant aux juifs polonais, russes et roumains, ils pouvaient venir de Belgique aussi bien que de France (surtout de zone nord), où ils avaient émigré, après 1917 pour les Russes, dans les années 1920 à 1930 pour les Polonais, fuyant la discrimination anti-juive et recherchant une situation économique meilleure. Beaucoup de ces Polonais avaient plusieurs émigrations derrière eux, souvent vers l'Allemagne d'abord, puis parfois vers la Suisse, puis vers la France

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ou la Belgique. Heureux dans leur nouvelle patrie, recherchant une bonne éducation pour leurs enfants, assez bien intégrés même s'ils restaient majoritairement des ouvriers ou des petits artisans pauvres, ils ont été massivement victimes de la déportation, que ce soit en Belgique ou en zone occupée. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont passé en zone non occupée entre l'automne 1940 et l'été 1942, avant que n'éclate sur leurs têtes la collaboration criminelle de Vichy avec la politique nazie de déportation, ou juste après. Ils sont alors nombreux à fuir vers la Suisse.

3. Il fallait, ensuite, réussir à savoir ce que les fugitifs juifs pensaient de la «terre d'asile»

traditionnelle vers laquelle ils s'apprêtaient à fuir, dans laquelle ils avaient mis leur dernier espoir, et nous poser la question de l'image qu'ils se faisaient de la Suisse au moment de leur choix. En corollaire, mais nous n'avons pas mené cette enquête jusqu'au bout, il faudrait estimer la distance qu'ils ont dû éprouver entre leur image, souvent idéale, et la réalité, souvent décevante – mais pas suffisamment décevante, à quelques exceptions près, pour qu'ils éprouvent du regret; les plaintes quant aux dures conditions qu'ils ont éprouvées dans les camps suisses, plaintes objectivement justifiées, n'ont en général pas entaché leur reconnaissance envers la Suisse pour leur avoir sauvé la vie.

4. Une interrogation capitale portait sur les modalités de leur fuite: comment les fugitifs partaient-ils de leur lieu de résidence, comment échappaient-ils à la menace diffuse qui se précisait toujours davantage, puis à la traque qui s'abattait brutalement sur eux? Il fallait reconstruire le mieux possible leurs itinéraires de fuite. Il fallait identifier et caractériser les filières auxquelles ils avaient recours: si elles étaient lucratives, restaient-elles abordables ou devenaient-elles chères au point d'opérer une sélection entre ceux qui pouvaient y avoir recours et les autres? Qui étaient les convoyeurs et les passeurs? Quels étaient leurs mobiles?

Comment se sont-ils comportés: ont-ils été fiables ou ont-ils trahi?

Puis il fallait explorer les filières d'autodéfense juive, filières multiformes qui, à mesure que le temps avançait, se créaient et se démenaient dans l'ombre, sans laisser – en principe – de traces d'archives, pour se muer finalement en véritables «services de passage en Suisse».

Cette recherche a débouché sur de nombreuses surprises et mis en lumière la forte résistance – et résilience – des juifs aux mesures qui les rayaient de la carte de l'histoire: beaucoup de juifs ont aidé d'autres juifs à passer en Suisse et ont mis sur pied des filières plus ou moins importantes, comme Bernard Giberstein en Haute-Savoie, comme Motke Weinberger et ses acolytes en Belgique. Infiniment d'actions de ce genre sont encore restées dans l'ombre.

Il fallait aussi retracer l'histoire des divers organismes de solidarité ou d'aide aux réfugiés, laïques ou confessionnels, qui ont basculé, presque sans s'en apercevoir, dans la résistance, à cause de la forme que prenaient les événements, et qui choisissaient d'inscrire la fuite en Suisse au nombre de leurs outils de sauvetage. Il fallait replacer dans l'histoire générale de la fuite en Suisse les actions souvent célébrées, mais seulement ponctuellement connues, de militants juifs ou non juifs qui se sont illustrés dans l'action de passage et qui, pour certains, comme Jacques Wajntrob, Nicole Salon, Mila Racine ou Marianne Cohn, y ont laissé leur vie.

Il fallait aussi explorer et décrire leurs multiples modus operandi.

5. Puis il fallait interroger les obstacles successifs qui s'opposaient à une fuite réussie vers la terre d'asile helvétique. Cette partie – essentielle – de la recherche a porté sur les dispositifs de répression auxquels se sont heurtés les partants dirigés vers la frontière helvétique.

En ce qui concerne la situation des juifs et la menace qui pesait sur eux en Hollande et en Belgique, nous en avons brossé le tableau grâce à la littérature existante, tout en l'étoffant (et parfois en le questionnant) par de nombreux et précieux éléments recueillis dans les interrogatoires des fugitifs à leur arrivée. Ce croisement entre tableau historique général et témoignages immédiatement contemporains des événements nous a permis de décrire la fuite en Suisse de manière plus précise et plus concrète, en apportant un éclairage multiple sur les péripéties variées du «voyage»: départ du lieu de résidence, franchissement des différentes

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frontières, approche de la Suisse et, bien entendu, réception par les organes de la police frontière helvétique.

En ce qui concerne la France, territoire à traverser obligatoirement pour gagner la Suisse, nous avons effectué des recherches approfondies dans les archives françaises.

Pour la zone occupée, nous avons examiné le rôle des services de répression allemands (Zollgrenzschutz, Feldgendarmerie, antennes de la Sipo-SD) dans l'arrestation et la déportation des juifs parvenus jusqu'au voisinage de la frontière dans le Territoire de Belfort, le Doubs, le Jura et l'Ain, ou qui ont été refoulés de Suisse dans ces zones. Cette étude, novatrice, ne peut pas être considérée comme achevée, il s'agit donc d'une présentation temporaire. Mais une conclusion s'impose d'ores et déjà: la très grande majorité de ces personnes (plusieurs centaines) étaient, au moment de leur arrestation, en fuite vers la Suisse, ou venaient d'en être refoulées.

Pour la zone non occupée, nous avons étudié en profondeur sa situation au cours des régimes successifs qu'elle a connus de 1942 à 1944, et surtout le visage que présentait sa frontière, un aspect qui avait peu retenu l'attention jusqu'ici. Sous contrôle du gouvernement de Vichy jusqu'au 11 novembre 1942, la zone précédemment «libre» est alors devenue simple «zone sud», soumise à plusieurs occupations successives dans le territoire limitrophe de la Suisse (la rive gauche du Rhône): occupation allemande jusqu'au début de janvier 1943, italienne jusqu'au 8 septembre 1943, puis de nouveau allemande jusqu'à la Libération. Nous avons analysé, grâce aux fonds d'archives départementaux (principalement les riches fonds de la Haute-Savoie), les politiques menées par ces quatre régimes successifs à l'égard des juifs dans la zone frontalière de la Suisse. La frontière entre la Suisse et la France non occupée est en effet une frontière entre la Suisse et la Haute-Savoie, qui se divise en trois secteurs de passage d'importance quantitative différente: le canton de Genève, les rives du Léman donnant sur le canton de Vaud, et le secteur alpin donnant sur le Valais; tous trois ressortissent aux mêmes autorités du côté français, tandis qu'ils sont gérés, du côté suisse, par des organes de police frontière différents, pratiquant des politiques parfois sensiblement différentes.

Il fallait établir les domaines de compétence et les responsabilités des différents organes actifs sur le sol français dans la traque et l'arrestation des nombreux juifs en transit vers la Suisse, ou refoulés de Suisse. Notre étude aboutit à des conclusions accablantes pour les autorités de Vichy en Haute-Savoie. Le préfet a fait appliquer rigoureusement en été 1942 les mesures d'arrestation et de déportation, et a poursuivi les réseaux de passeurs en ordonnant un grand nombre d'internements administratifs. Le sous-préfet de Saint-Julien, réputé avoir passé plus tard à la Résistance, a agi avec zèle pour rassembler les derniers travailleurs étrangers.

Surtout, la traque «différée» des juifs après les grandes rafles d'août 1942 a été menée, en particulier par la 14e légion de la Gendarmerie nationale et ses brigades-frontière, avec un zèle qui n'a faibli qu'à l'arrivée des Italiens en janvier 1943. La Police nationale semble avoir été infiniment plus modérée dans son action et avoir peut-être même traîné les pieds dans l'exécution des mesures venues de Vichy, peut-être parce que certains hauts gradés responsables – nous pensons au commissaire principal des Renseignements généraux d'Annemasse, Plazy – ne partageaient pas, ou pas dans le domaine anti-juif, l'idéologie de l'Etat français. Le bilan des déportations de Haute-Savoie est fortement dépendant de la problématique de la fuite en Suisse: la plupart des juifs arrêtés dans le département frontalier l'ont été au cours de leur fuite, seule une petite fraction y résidait. L'effet d'aimant de la Suisse est malheureusement co-responsable de quelque 400 déportations dues aux autorités de Vichy, et de quelque 200 déportations dues à l'occupant allemand.

La répression vichyste a continué pendant la brève période de la première occupation allemande (durant laquelle les arrestations par la Sipo-SD, mais non par les douaniers, ont été nombreuses en Haute-Savoie). Mais elle s'est effondrée lorsque les Italiens ont pris le pouvoir de fait, aux postes-frontière comme sur l'ensemble du territoire départemental, et systématiquement soustrait les juifs étrangers (et même les juifs français) aux griffes du ministère de l'Intérieur. Les résultats de notre recherche renforcent encore le rôle positif des organes militaires italiens à l'égard des juifs, qui a déjà été abondamment relevé par l'historiographie antérieure. Quelle qu'ait pu être la motivation de l'occupant italien, sa logique de souveraineté indiscutée l'a amené à soustraire manu militari à leur sort funeste des juifs

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arrêtés par les forces de répression de Vichy, et à sauver tous ceux que la Suisse refoulait à cette période, leur permettant de regagner leur domicile.

Quant au rôle des organes de répression anti-juive de la période de la seconde occupation allemande, il apparaît paradoxal au terme de notre enquête. Il s'avère que les troupes d'occupation avaient pour mission principale de veiller au maintien de l'ordre dans ce département insurrectionnel, vite mis en état de siège, et de lutter contre les «terroristes», c'est-à-dire contre les maquis et la Résistance. Il ne semble pas y avoir eu alors, en dépit d'un certain nombre d'arrestations opérées par la Sipo-SD, de politique ciblée de traque des juifs.

La très grande majorité des arrestations a eu lieu à la frontière même, par les organes du Zollgrenzschutz, et a eu pour victimes les juifs qui tentaient de fuir en Suisse, une fuite qui se transformait dès lors en piège.

6. Simultanément, il fallait nous attaquer à une certaine vision manichéenne de la politique suisse durant la Seconde Guerre mondiale en matière d'accueil des réfugiés juifs. Le débat historiographique suisse s'est récemment politisé et enlisé dans une opposition stérile entre tenants d'une Suisse qui s'était comportée de façon quasi exemplaire en accueillant autant de juifs pourchassés qu'elle pouvait le faire sans dépasser la limite du supportable (les autres étant, comme l'a notamment avancé Jean-Christian Lambelet, sacrifiés à sa nécessité de survie), et tenants d'une Suisse qui s'était déshonorée en fermant sa frontière aux juifs, considérés comme un corps étranger qui allait fatalement causer l'«enjuivement» du pays et le déséquilibre de la sa population. Les uns rétablissaient le mythe d'une Suisse humanitaire et exemplaire, les autres ne tenaient aucun compte de la succession des politiques d'asile, amalgamant les positions idéologiques de 1938 (contre la surpopulation étrangère et l'«enjuivement») et les politiques réelles, beaucoup plus pragmatiques, pratiquées dès l'été 1942 en situation d'urgence (on dirait aujourd'hui: de crise migratoire).

Il s'agissait de revenir à un discours rationnel et proche des faits historiques. La seule manière de sortir de l'impasse idéologique était de procéder à une analyse rapprochée des faits, en appliquant une chronologie fine et en suivant de près l'évolution de la politique d'accueil des juifs à travers les différentes phases qu'elle a connues au cours des deux années examinées. Il fallait aussi impérativement analyser les responsabilités des différents décideurs. Car le pouvoir sur les fugitifs dépendait de différentes instances: de l'autorité civile, c'est-à-dire d'un Parlement aux pouvoirs réduits en temps de guerre et de deux départements gouvernementaux (Justice et police, mais aussi Département politique); de l'autorité militaire, à travers les ordres venus de l'Etat-major et le contrôle exercé par sa Section des réfugiés, mais surtout du fait du pouvoir quasi absolu exercé par les officiers de police des arrondissements territoriaux ou le corps militarisé des gardes-frontière. Ces différents acteurs agissaient chacun avec une autonomie locale ou sectorielle qui nous surprend.

Il fallait aussi faire ressortir les responsabilités individuelles des différents acteurs, notamment du plus important d'entre eux, le chef de la Division de police, Heinrich Rothmund; mais aussi des décideurs locaux, militaires et douaniers. Les tensions entre ces divers tenants de l'autorité ont parfois été telles qu'il nous paraît difficile de parler d'UNE politique suisse réelle à l'égard des fugitifs, et que nous préférons parler d'une ventilation des pouvoirs, dont les fugitifs ont été, à leur corps défendant, ou les victimes, ou les bénéficiaires.

Il fallait aussi examiner la question brûlante du nombre des refoulements, ainsi que du nombre de ceux qui ont entraîné la déportation de la victime. Grâce aux archives patiemment collectées et exploitées, grâce aussi au travail de mémoire et d'histoire des instituts de recherche des pays concernés, ce calcul a été techniquement possible avec une haute probabilité. Mais la question n'était pas résolue simplement par la construction du chiffre probable du refoulement, ce qui aurait laissé la recherche dans le domaine quantitatif, alors qu'il s'agissait de vies humaines mises en péril et souvent brutalement annihilées à la suite d'une décision politique ou administrative. Il fallait, pour chaque phase de refoulement, définir ce qui s'était passé et quel acteur en particulier en était responsable, puis en questionner les motifs et le contexte.

Notre analyse a alors débouché sur le constat d'une grande incohérence, incohérence dont nous n'avions trouvé les traces nulle part chez les historiens qui s'étaient penchés auparavant sur la question. Certes, la politique de l'interdiction absolue d'entrée sans visa, promulguée par

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l'arrêté fédéral du 4 août 1942 et appuyée par l'idéologie de la «barque trop pleine» – partagée par la majorité du gouvernement et par l'Armée – a causé un grand nombre de victimes, arrivées de Hollande et de Belgique en août et septembre 1942 en pensant toucher à la terre d'asile, et refoulées là au mépris du danger. Et certes, le Conseil fédéral, en particulier la Division de police du Département fédéral de Justice et Police, sont responsables de cette décision politique et de ses conséquences. Mais ce même DFJP et surtout cette même Division de police, sous l'effet d'une puissante vague publique de compassion envers les réfugiés, ont aussitôt essayé d'alléger officieusement leur propre politique, de sorte que la

«crise» du mois d'août 1942 a marqué à la fois l'irruption de la politique systématique de refoulement et, à quelques jours près, le début d'une pratique politique beaucoup plus pragmatique à l'égard des malheureux qui cherchaient refuge – et que Rothmund, sûrement seul dans son service et son département, considérait effectivement comme tels. Cette attitude pragmatique, puissamment encouragée par les lobbies pro-réfugiés, a permis la mise en place de sas de tolérance, que ce soit dans des recommandations de modération (pas toujours suivies), dans des instructions officielles sur l'accueil (accueil des gens âgés, des enfants, des malades, de certaines familles), ou dans la mise en place de listes de non-refoulables et de dispositifs comme les visas à entrée unique pour les enfants, puis l'accueil indiscriminé de convois d'enfants.

Cette complexité a échappé à la plupart des observateurs et historiens, faute d'une analyse serrée des arrivées des réfugiés et des décisions prises à leur égard, analyse qui a dû se faire selon une ventilation fine, à la fois géographique et chronologique.

Les conséquences de la décision politique de fermeture ont été implacables dans certains cas et ont fait défaut dans d'autres – permettant la survie de certaines familles de réfugiés, tandis que d'autres étaient envoyées à la mort –, ce que nous avons qualifié d'incohérence. Un autre terme que nous avons utilisé ailleurs et qui a beaucoup frappé notre public est celui de

«loterie». Le respect ou non des dispositions fédérales d'accueil s'est souvent fait ad personam et a dépendu de décisions de «grâce» prises en secret à Berne, ou de la disposition d'esprit des responsables locaux chargés de la décision concrète: officiers de police des arrondissements territoriaux militaires, officiers de gardes-frontière. L'incohérence se caractérise aussi par le fait qu'il y a eu des responsables des deux sortes: d'un côté, ceux qui voyaient les fugitifs juifs comme des intrus et des délinquants mettant en danger la sécurité, le ravitaillement et jusqu'à la santé du pays; de l'autre, ceux qui les voyaient comme des êtres humains traqués, que la morale laïque ou le devoir chrétien commandaient d'accueillir, quitte à fermer un œil ou deux sur leur passage, ou, mieux, de les considérer ouvertement comme entrant dans les dispositions de tolérance.

La découverte la plus surprenante a été que Rothmund, toujours présenté comme le grand responsable de la dureté de la politique d'asile helvétique, a sans doute été, au Palais fédéral du moins, le plus sensible à la misère humaine des fugitifs et peut-être le plus embarrassé par la politique qu'il avait lui-même mise en place. Non qu'il ait ouvertement renié la nécessité de cette politique à ses yeux et aux yeux de tout le gouvernement et de l'Armée; il l'a maintenue presque jusqu'à la Libération de la France, et cette politique est bel et bien responsable d'une grande part de la tragédie du refoulement. Mais c'est toujours de lui, jamais de ses remplaçants ou de ses adjoints, que viennent les doutes, c'est toujours lui qui demande de ne pas refouler quand bien même l'instruction commande de le faire, c'est toujours lui qui modère et qui refuse d'appliquer la sanction ultime du refoulement alors que l'Armée la réclame. C'est lui aussi qui, contre l'opposition formelle du Département politique, autorise et même promeut l'accueil d'enfants juifs étrangers. Lui qui autorise discrètement que les convoyeurs prennent un jour de repos en Suisse avant de repartir. Lui qui refuse de refouler les tricheurs qui ont composé de fausses familles pour contourner les instructions d'accueil et profiter par là de l'asile en Suisse. Nous le disons formellement: aucun des dossiers qui ont abouti sur son bureau n'a été frappé de refoulement. Mais il n'a pas toujours gagné le bras de fer avec l'Armée. Et surtout, il n'a jamais exercé un contrôle assez ferme sur ce qui se passait réellement à la frontière et n'a que rarement sanctionné ceux qui agissaient avec une cruauté qu'il pensait lui-même inutile. Moins de laisser-faire aurait évité la moitié des tragédies du refoulement.

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7. Enfin, il fallait aller au bout de la perspective de décentrement et cesser d'examiner uniquement ce que la Suisse officielle pouvait ou ne pouvait pas faire et ce qu'elle a fait ou n'a pas fait pour sauver les juifs qui la sollicitaient durant ces deux années fatales. Donc cesser de la juger uniquement pour la politique qu'elle a pratiquée et les actes qu'elle a, d'elle-même, commis ou pas commis. Il fallait regarder comment la Suisse, îlot jugé sûr par les juifs au centre d'une Europe ravagée par leur extermination systématique, a pu servir d'outil aux organisations de résistance humanitaire.

C'est là que le décentrement atteint sans doute son amplitude la plus forte: la Suisse a été utilisée. Chacune des petites «tolérances» dans les instructions d'accueil suisses a en effet été d'abord prise en compte, puis exploitée, puis détournée, soit par des mouvements politiques (les amicales ouvrières et les jeunesses sionistes des divers pays touchés), soit par des organisations d'entraide laïques ou confessionnelles (l'Amitié chrétienne lyonnaise, la Cimade, la Croix-Rouge suisse-Secours aux enfants, l'Œuvre de secours aux enfants/OSE et les Eclaireurs israélites de France), soit, à la fin, par des filières d'autodéfense pratiquant sur une grande échelle la falsification d'identité afin d'entrer dans les critères de tolérance.

Clandestines dès le début en pays ou zone occupés, ou «bifaces», cachant une activité clandestine sous une enseigne légalement tolérée, ou basculant dans la clandestinité au moment où le crime d'Etat devenait patent en France de Vichy, ces diverses organisations ont déployé à divers niveaux une activité de passage en Suisse, souvent couplée avec une activité de «planquage» sur place et la fabrication de faux papiers. Il s'agissait donc de retracer l'histoire des sauvetages qu'elles ont accomplis en transportant des juifs en danger vers la plate-forme helvétique. Chacune de ces actions a droit dans notre étude à un chapitre plus ou moins long, constituant une histoire dans l'histoire générale de la fuite en Suisse.

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I.

INTRODUCTION STATISTIQUE

Le nombre de fugitifs juifs qui ont tenté d'atteindre la Suisse durant les années de mise en œuvre de la «solution finale de la question juive» et qui ont été refoulés à ses frontières est l'une des plus douloureuses que les historiens se soient posées. Guido Koller affirme que «les instructions du DFJP durant la période critique de 1942 à la fin de 1943 étaient expressément dirigées contre les juifs» et que, de ce fait, «la part de juifs et de juives parmi les fugitifs refoulés durant cette période a sûrement été très élevée»1. Pourtant, quelque louable que soit l'intention de cet auteur de mettre au jour les manquements de la politique suisse d'asile, il commet là une légère erreur de jugement. Certes, il est notoire que, selon toutes les décisions et instructions fédérales qui se sont succédé du 4 août 1942 au 12 juillet 1944, les fugitifs qui fuyaient pour des motifs uniquement

«raciaux» ne devaient pas être considérés comme des réfugiés politiques. Mais cela n'en fait pas des instructions «expressément dirigées contre les juifs». C'est le flux de fugitifs qui était expressément juif, du moins à certains moments entre ces deux dates, même si cela n'a pas été le cas le cas durant toute la période2.

Quant à la part «très élevée» de juifs parmi les refoulés, on peut parvenir à la circonscrire au moyen de deux analyses combinées, quantitative et qualitative.

Sur le plan purement quantitatif, la proportion de refoulés parmi les fugitifs juifs peut être connue avec une assez grande précision pour ceux qui se sont présentés à la frontière genevoise; elle peut l'être aussi, quoique avec une précision moindre, pour ceux qui se sont présentés aux autres secteurs de la frontière franco-suisse. Pourtant, quel que soit son manque de précision, cette détermination quantitative reste soumise à des considérations rationnelles qui l'empêchent de déraper dans le flou. En effet, il y a une double proportion raisonnable à respecter: d'une part, entre le nombre des juifs accueillis (dont une partie a pu gagner le cœur de la Suisse sans interception) et celui des juifs refoulés; d'autre part, entre le nombre des juifs refoulés et celui des juifs arrêtés au voisinage de la frontière (déportés ou non), nombre que l'on connaît, suivant les secteurs, par diverses sources étrangères.

Si, à ces facteurs purement quantitatifs, on superpose une étude chronologique détaillée, comme celle que nous proposons dans ce livre, étude portant sur la nature de la persécution, sur le calendrier des déportations, sur les stratégies des juifs pour échapper à l'arrestation et sur les filières lucratives et réseaux de résistance qui permettaient de passer en Suisse, tous ces facteurs étant croisés avec une analyse simultanée des phases (changeantes) de la politique suisse d'asile, on ne saurait se retrouver, à la fin, dans l'ignorance totale, ni même dans l'approximation vague, mais face à un tableau assez complet et assez précis de ce qu'a été la fuite en Suisse à travers la frontière française.

I.1. Les trois frontières de la Suisse et leurs flux de réfugiés juifs

Alors que c'est plutôt d'Allemagne après la prise de pouvoir de Hitler, puis d'Autriche après l'annexion de mars 1938, que les juifs tentaient d'émigrer en Suisse, c'est à la frontière franco- suisse qu'ils affluent en nombre de plus en plus élevé au début de l'été 1942, quand les mesures d'extermination totale se déclenchent dans les trois pays occupés au cours de la guerre éclair de mai-juin 1940. La fuite en Suisse des juifs de Hollande, de Belgique et de France devient, à son tour, le déclencheur de durcissement de la politique d'asile helvétique, dont l'arrêté fédéral du 4 août donne le leitmotiv: les étrangers sans visa seront refoulés, «même s'il peut en résulter pour eux des inconvénients sérieux, mise en péril de la vie ou de l'intégrité corporelle». La fuite de France (et en amont, de Hollande et de Belgique) en Suisse commence au printemps 1942 avec

1 KOLLER, «Entscheidungen…», p. 97. [Nous traduisons].

2 Il faut penser, notamment, au flux de réfractaires que déclenche, à la frontière franco-suisse, la loi du 16 février 1943 instaurant en France le Service obligatoire du travail.

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les mesures de mise au travail obligatoire et se prolonge sans discontinuer jusqu'au mois d'août 1944, date de la libération de l'essentiel du territoire français voisin de la Suisse. Une autre migration, vers la frontière italo-suisse, commence en septembre 1943 après la sortie de l'Italie de l'Axe et la réoccupation brutale par l'Allemagne des territoires sous contrôle italien.

Comment évaluer avec précision l'importance de la migration des juifs vers la frontière franco- suisse par rapport à celle vers les deux autres frontières, l'italienne et la germano-autrichienne?

Nous ne pouvons le faire qu'en comparant les chiffres que nous connaissons, qui sont ceux des réfugiés juifs accueillis; en ce qui concerne le flux complet (réfugiés accueillis et fugitifs refoulés), nous n'arriverons qu'à une approximation.

Le total «officiel» des réfugiés juifs accueillis durant la guerre, selon le rapport de la Commission indépendante d'experts Suisse - Seconde Guerre mondiale, qui en cette matière s'appuie sur les travaux de l'archiviste Guido Koller, est de 21'3043. Nous verrons que ce chiffre ne peut être considéré comme définitif. D'ailleurs, Ludwig en 1957 a donné un chiffre quelque peu supérieur:

21'858 réfugiés juifs (sans que nous ayons l'indication précise de ses sources)4.

La frontière avec l'Italie ne devient active qu'en septembre 1943 et le reste pendant une dizaine de mois; elle voit passer 27-28% des juifs accueillis en Suisse durant la guerre (les refoulés n'étant pas comptés)5. La frontière avec le Reich (Allemagne et Autriche annexée) est très peu active pendant la période qui nous occupe: elle représente alors moins de 3% des passages6. Elle devient active tardivement, en août 1944, lorsqu'elle accueille un premier convoi de juifs libérés par les Allemands en provenance du camp de concentration de Bergen-Belsen (convoi organisé par Rezsö Kasztner), qui sera suivi d'un second en décembre 1944, puis en février 1945 du convoi libéré de Theresienstadt grâce à l'entremise de l'ancien conseiller fédéral Jean-Marie Musy7. En additionnant, pour la frontière germano-autrichienne, les passages individuels et ces passages en convois – qui sont accueillis d'office et non soumis à un éventuel refoulement – on arrive à 16%

des passages; il semble certain que ces «contingents» ont été comptés.

Quelle est alors la part de la frontière franco-suisse? Selon nos calculs, elle est d'environ 60%.

Paradoxalement, nos chiffres sont sans doute un peu trop forts, car ils ont été vérifiés à deux

3 Ce chiffre a été compilé par Koller d'après la base de données AUPER; il est inférieur à la réalité, car il ne contient notamment pas certains réfugiés juifs arrivés par la frontière genevoise qui ne figurent pas dans cette base, ni un certain nombre qui semblent être venus avec des visas et n'ont pas été enregistrés comme réfugiés. KOLLER,

«Entscheidungen…», p. 90. Le chiffre a été repris tel quel par la Commission Bergier: UEK, Die Schweiz und die Flüchtlinge…, p. 25. Les chercheurs des Archives cantonales du Tessin donnent le chiffre légèrement différent de 21'348.

4 LUDWIG, La politique pratiquée…, p. 303. Nous reprenons le chiffre de l'édition allemande originale, p. 318; la traduction française donne 21'588. S'agit-il d'une coquille ou d'une correction?

5 Selon les chiffres élaborés par l'équipe des Archives cantonales du Tessin dirigée par Fabrizio Panzera, 5'988 réfugiés juifs ont été accueillis à la frontière italo-suisse de novembre 1939 à mai 1945, dont 5'737 au plus fort de leur afflux, de septembre 1943 à août 1944. Selon ces chercheurs, quelque 300 juifs ont en outre été refoulés. Je remercie spécialement Adriano Bazzocco de m'avoir communiqué ces statistiques.

6 Les passages à la frontière entre le Reich et la Suisse pendant la guerre n'ont pas encore été étudiés dans leur ensemble, contrairement aux deux autres frontières. Nous ne pouvons donc donner que des chiffres extrapolés de la base AUPER des Archives fédérales, sans recherche ultérieure dans les dossiers ni sources complémentaires. Il ressort néanmoins assez clairement de ce sondage que les passages individuels (donc soumis à une politique d'accueil ou de refoulement) ont été extrêmement rares de 1942 à la mi-1944. D'est en ouest: 12 dans les Grisons, 104 à Saint- Gall, 108 en Thurgovie, 105 à Schaffhouse, 24 dans le canton de Zurich, 44 en Argovie et 176 au total dans les deux Bâle. Soit 573 passages («juifs» et «sans religion» compris), ou encore 2,7% des réfugiés accueillis. Les filières actives à la frontière avec le Reich sont, elles aussi, encore peu explorées. On peut signaler celle de la Berlinoise catholique Luise Meier et de l'ouvrier socialiste Josef Höfler, actifs à la frontière schaffhousoise, qui ont entre autres fait passer en juin 1943 le futur grand historien Herbert Strauss et sa fiancée Lotte Kahle. Cf. STRAUSS, Ueber dem Abgrund…, p. 265-297; AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 11025; www.gedenkstaette-stille-helden.de.

7 Le premier convoi Kasztner, arrivé le 21 août 1944 de Bergen-Belsen à Bâle, compte 317 personnes; le second, arrivé le 7 décembre 1944 à Sankt Margrethen (SG), compte 1'396 personnes; le convoi Musy, arrivé de

Theresienstadt le 7 février 1945 à Kreuzlingen (TG), compte 1'210 personnes; soit 2'923 réfugiés au total. Dans la mesure où ces contingents sont comptés dans le chiffre «officiel» ci-dessus – ce que ni Koller ni la Commission Bergier ne précisent –, le passage par la frontière allemande représente 16% du total. Sur ces convois «achetés» aux Allemands, voir BAUER, Juifs à vendre?..., chap. 11, 12 et 13, pp. 271 sqq; LASSERRE, André, «Les réfugiés de Bergen-Belsen et Theresienstadt ou les déboires d'une politique d'asile en 1944-1945», Revue suisse d'Histoire, n°40, 1990, pp. 307-317.

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sources, la fédérale et la genevoise, que l'état de la recherche ne nous permet plus de distinguer8, et la vérification a permis de les renforcer. Cette vérification et précision a également été faite pour la frontière italo-suisse, mais pas pour le secteur allemand.

Ce très imprécis comptage – basé, répétons-le, seulement sur les chiffres des réfugiés accueillis et en comptant les convois Kasztner et Musy – donne une première approximation9.

Notre graphique 1 donne à voir le flux de réfugiés juifs accueillis aux différentes frontière de la Suisse.

Si l'on ne considère que les entrées individuelles, donc soumises à une décision d'accueil ou de refoulement, on obtient une autre répartition. Dans ce calcul, la frontière franco-suisse comptabilise largement plus du double des entrées de la frontière italo-suisse, le passage à la frontière avec le Reich devenant négligeable. Notre graphique 2 donne à voir ce flux des réfugiés juifs accueillis sur une base «individuelle».

L'importance de la frontière franco-suisse apparaît donc prééminente pour l'étude historique de la fuite en Suisse durant les années de la «solution finale».

I.2. La frontière franco-suisse: accueil versus refoulement

La frontière franco-suisse se subdivise en deux secteurs dont l'histoire est très différente au cours des années qui nous occupent.

Au nord, la frontière de l'Arc jurassien, qui jouxte la zone occupée (et, en partie, interdite): côté français, le territoire de Belfort, le Doubs, le Jura et l'Ain (pays de Gex occupé et rattaché à la préfecture du Doubs); côté suisse, les cantons de Berne (Jura bernois), Neuchâtel, Vaud et Genève.

Cette frontière nord ou «jurassienne» mesure environ 300 kilomètres, soit environ 100 km pour le Jura bernois (sans la partie jouxtant l'Alsace annexée10), 62 km pour Neuchâtel, 89 km pour Vaud et 43 km pour Genève.

A l'ouest (ou sud-ouest), la frontière qui jouxte la zone non occupée (devenue «zone sud» après l'occupation allemande de novembre 1942), souvent appelée Westgrenze par les autorités suisses:

côté français, un seul département, la Haute-Savoie; côté suisse, trois cantons et donc trois secteurs de pénétration différents: Genève, la rive lémanique vaudoise et le Valais.

Cette frontière ouest ou «savoyarde», qui s'étend de la sortie du Rhône à l'extrémité ouest du canton de Genève jusqu'au tripoint Suisse (Valais)/France/Italie au Mont Dolent, mesure 213 kilomètres, soit 60 km pour Genève, 57 km pour la frontière lacustre vaudoise et 96 km pour le Valais. Moins longue que la frontière jurassienne, elle a cependant été presque six fois plus traversée pour passer de France en Suisse.

Nos deux graphiques 3 et 4 donnent à voir la proportion des passages (3) et des refoulements (4) en ventilation géographique entre la frontière nord (zone occupée) et les différents secteurs de la frontière ouest (zone libre). Nous tenons compte, dans ces deux graphiques, des chiffres augmentés de la marge hypothétique qui nous paraît pertinente, dont nous expliquons le calcul plus loin.

8 Notre statistique (comprenant quelques ajouts provenant de sources complémentaires) donne 12'675 personnes juives accueillies à travers la frontière franco-suisse; toutes ne figurent pas sur la base AUPER, la différence pourrait se situer autour de 750 personnes.

9 Tous les tableaux et graphiques se trouvent en fin de partie I.

10 De 1940 à 1944, le Haut-Rhin, qui commence un peu après le village de Réchésy (Territoire de Belfort), est terre allemande, annexée de facto au Reich. Nous ne prenons pas en considération les passages en Suisse – d'ailleurs peu nombreux – qui ont lieu en 1942-1944 vers les cantons de Berne, de Soleure et de Bâle le long de cette frontière longue de plus de 50 km, entre Réchésy et Saint-Louis.

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