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I.2.3. Etaiement des données par croisement de sources

I.2.3.4. Chiffres fournis par les autorités fédérales

Nous disposons de plusieurs sources partielles et hétérogènes en provenance de la Division de police. Nous en avons intégré certaines dans notre propre statistique, alors que d'autres servent simplement d'élément de comparaison. La religion des fugitifs n'est pas toujours mentionnée, ce qui nous oblige à resituer ces sources dans l'analyse historique des flux de fugitifs; en effet, d'août à novembre 1942, la quasi-totalité des fugitifs arrivés à la frontière a fui pour des raisons

«raciales», ce qui n'est pas aussi vrai pour les périodes ultérieures.

66 Le commissaire des Renseignements généraux d'Annemasse au directeur des Renseignements généraux à Vichy, 11 septembre 1942. ADHS 14W20.

67 Rapport n° 1044 du préfet au chef du gouvernement, Ministre secrétaire d'Etat à l'Intérieur; à la Direction générale de la Police nationale; à la Direction de la Police du territoire et des étrangers, 10 octobre 1942. ADHS 26W12.

68 Outre ces fugitifs arrêtés (et presque tous accueillis) par la Suisse, les services de frontière français annoncent avoir arrêté 71 juifs «surpris en flagrant délit de franchissement clandestin de frontière», donc avant d'être passés en Suisse. Au cours de ce même mois de septembre, ils ont aussi refoulé – vers la Suisse! – 18 juifs hollandais qu'ils refusaient de reprendre sur leur territoire. Les réfugiés juifs venus de Hollande sont nombreux en septembre 1942, au moins 227 personnes. Certains d'entre eux ont dû être refoulés par l'arrondissement territorial GE, mais refusés par la police française et donc conservés en Suisse; leurs dossiers, fort succincts, ne mentionnent pas cette péripétie, qui est vraisemblable.

69 Rapport n° 8929 des Renseignements généraux d'Annemasse au préfet, 23 septembre 1942. ADHS 26W12. Ce rapport cite aussi, sans donner de chiffres de refoulement, les chiffres de juifs entrés clandestinement en Suisse qui ont été annoncés par le conseiller fédéral von Steiger lors de la session parlementaire du 22 septembre: d'avril au 30 juillet 1942, 664; en août, 561; du 1er au 17 septembre, 733. La police française se renseigne donc, non seulement aux sources genevoises, mais aussi aux sources fédérales.

I.2.3.4.1. Sources intégrées dans notre calcul

1) Une statistique tirée des documents usuels (Handakten) de Rothmund70 donne, pour les dates du 13 au 25 août 1942, les chiffres suivants: 136 fugitifs, tous juifs, ont été refoulés par les organes de police frontière, soit:

- 18 par les gardes-frontière de Berne;

- 45 par les gardes-frontière de Neuchâtel;

(Ces deux groupes de refoulés sont classés par nationalités et par postes de douane).

- 36 par la police cantonale bernoise;

- 4 (classés par nationalités et par districts) par la police cantonale neuchâteloise;

(Ces deux groupes sont classés par nationalités et par districts).

- 9 par l'Arrondissement territorial de Genève;

- 15 par la gendarmerie d'armée de Genève;

- 3 refoulés par la gendarmerie d'armée vaudoise (idem);

- 6 refoulés par la gendarmerie d'armée valaisanne (idem);

(Les trois derniers groupes mentionnent la nationalité de chacun des fugitifs refoulés).

A ces refoulements opérés à l'extrême frontière s'ajoutent 53 juifs arrêtés à l'intérieur du pays, hors de la zone frontière, ramenés à la frontière et refoulés, soit:

- 21 dans le canton de Berne;

- 32 dans le canton de Neuchâtel.

Le total des fugitifs juifs refoulés est donc de 189.

Le document mentionne encore 91 fugitifs «déjà annoncés, encore à annoncer ou en suspens», tous juifs, classés par cantons (et par districts pour Berne). Notre analyse nous a permis de constater qu'un certain nombre de ceux-là – voire, au meilleur cas, presque tous – n'ont en fin de compte pas été refoulés, mais admis à rester.

2) A la conférence des directeurs cantonaux de police tenue à Neuchâtel le 26 août 194271, Rothmund annonce les mêmes chiffres, à une petite différence près: les fugitifs refoulés directement à la frontière sont 140 et non 136, ce qui porte à 193 le nombre des refoulements exécutés. Les cas en suspens sont présentés comme «détenus par les autorités».

3) Un rapport72 du 7 septembre 1942 d'Oscar Schürch, adjoint de Rothmund, donne les chiffres suivants: du 13 au 31 août, 527 fugitifs (sans mention de religion) sont entrés en Suisse, dont 314 ont été refoulés; du 1er au 7 septembre, 259 sont entrés, dont 40 ont été refoulés.

En confrontant ce chiffre avec celui pour la période du 13 au 25 août, nous constatons (par soustraction) que 125 refoulements ont eu lieu dans la période du 26 au 31 août. Comme le document ne précise pas les lieux du refoulement (mais qu'il s'agit selon toute probabilité en majorité de refoulements opérés vers la zone occupée, lesquels se font à cette époque essentiellement près de Boncourt), nous assignons la totalité de ces cas à la frontière du Jura bernois, tout en admettant qu'une partie des refoulements genevois pourraient avoir été comptés.

70 AF 4800.1(-) 1967/111, dos. 403 (Handakten Rothmund), cité dans SPIRA, La frontière jurassienne …, p. 398-399.

71 Nous citons d'après le procès-verbal du Ve arrondissement des douanes, AF E 6358 (-) 1995/394 Zollkreisdirektion V, carton 16.

72 Oscar Schürch, «Bericht zuhanden von Herrn Bundesrat von Steiger über die in der letzten Zeit schwarz eingereisten Ausländer», 7 septembre 1942, AF E 4001 (C) 1, vol. 259, cité dans UEK, Die Schweiz und die Flüchtlinge…, p. 144 et note 234. UEK se réfère aussi aux rapports mensuels de la Direction des douanes, AF E 6351 (F)-/1/259.

4) Une note de Schürch à Rothmund73, datée du 17 septembre 1942 et répondant à une demande pressante de von Steiger74, donne les chiffres des entrées et des refoulements pour la période du 1er au 17 septembre. Le total des fugitifs entrés en Suisse durant ces dix-sept jours (sans mention de secteur géographique ni de religion) est de 733. A Genève, dit la note, on n'a pas refoulé les fugitifs venus de France (non occupée)75. A Saint-Cergue (VD), dit-elle encore, on ne refoule plus76 après la «tragédie dans la localité frontière» (c'est-à-dire la mini-émeute créée par le refoulement brutal de six fugitifs le 29 août précédent77). Par contre, on a refoulé 202 fugitifs dans le Jura bernois, essentiellement à Boncourt: 185 l'ont été par la police cantonale et 17, par la douane.

Boncourt semble être devenu le lieu de refoulement préférentiel pour les fugitifs venus de zone occupée.

Nous avons «simulé», sur cette base, un nombre proportionnel de refoulements pour la période comprise entre le 18 et le 26 septembre, pour laquelle nous n'avons pas de statistique officielle.

En outre, nous ne savons pas si ce décompte du mois de septembre est exhaustif et nous avons des raisons d'en douter, d'où notre introduction d'une marge hypothétique supplémentaire.

I.2.3.4.2. Sources servant d'élément de comparaison

1) Une note de la Division de police du 6 octobre 194278 donne, pour la période du 27 septembre au 4 octobre (soit 8 jours, qui sont ceux du plus important afflux consécutif aux rafles de Vichy), les chiffres suivants (sans mention de lieu ni de religion): 1'615 fugitifs arrivés, dont 1'276 accueillis et 339 refoulés. (Il est vraisemblable que les refoulements effectués sur la frontière savoyarde, notamment en Valais, sont comptés dans ce chiffre).

Notre propre statistique, si nous tenons compte de l'ensemble de la frontière franco-suisse, donne 1'568 arrivées, dont 266 refoulements (enregistrés). Elle est donc «en déficit» d'environ 70 refoulements, ce qui prouve que nous avons raison de compter une large «marge hypothétique»

pour cette période, tant à la frontière jurassienne qu'à la frontière valaisanne.

2) Un rapport de Robert Jezler et Oscar Schürch, daté du 17 décembre 194279, donne les chiffres suivants (sans mention de lieu ni de religion) pour la période du 6 au 15 décembre, classés par dates d'entrée: sur un total de 601 entrées, 536 réfugiés ont été accueillis et 65, refoulés. Notre statistique (juifs uniquement et frontière franco-suisse uniquement) donne 413 entrées (donc environ les 2/3 de l'afflux pris en compte par la Division de police), mais 114 refoulements parmi elles. Elle est donc à la fois plus à jour et plus pessimiste que les relevés de Berne.

3) Une note80 adressée à von Steiger et Rothmund donne, pour la date du 22 février 1943, les chiffres suivants: 30 fugitifs arrêtés, dont 16 accueillis (13 à Genève et 3 dans le Jura) et 14 refoulés. Nous avons, à cette date (mais les limites temporelles sont imprécises pour une si petite durée) 25 entrées pour le seul canton de Genève, dont 3 refoulements, et 5 entrées aux autres

73 Note de la Division de police, signée Schürch, 17 septembre 1942, avec un billet d'accompagnement de Rothmund.

AF E 4001 (C) -/1 (Handakten von Steiger), carton 253/ 702.01.

74 Cf. infra III.3.2.1.

75 Ce qui est inexact, puisqu'il continue à y avoir des refoulements parfaitement arbitraires (et meurtriers) opérés par l'Arrondissement territorial par remise à la gendarmerie française. L'ignorance de la Division de police à ce sujet illustre bien le manque de communication entre l'extrême frontière et Berne, ainsi que le manque de contrôle de Berne sur les exécutants.

76 Cette affirmation est inexacte aussi: les 14 et 18 septembre 1942, deux groupes de fugitifs juifs, sept personnes au total dont un couple avec un enfant de 9 ans, sont refoulés à La Cure, après avoir vraisemblablement été arrêtés à l'intérieur du pays. Le 27 septembre, 13 fugitifs seront encore ainsi refoulés à La Rippe.

77 Cf. infra III.2.3.2.1.

78 AF E 4001 (C) -/1 (Handakten von Steiger), carton 253/ 702.01.

79 AF E 4001 (C) -/1, ibid.

80 Note signée Ne/FF, «Illegale Einreise von ausländischen Flüchtlingen», AF E 4001 (C) -/1 (Handakten von Steiger), carton 253/ 702.01.

secteurs; le registre des douanes de Neuchâtel, Vaud et Valais étant manquant pour cette date, nous ne pouvons donc pas y constater de refoulements. Pourtant, l'ordre de grandeur est respecté.

Outre ces sources archivistiques partielles, nous disposons de deux statistiques plus globales. La Division de police a essayé, vers la fin de la guerre, de dresser une statistique complète et systématique du flux des fugitifs accueillis et/ou refoulés.

4) Il existe une statistique globale détaillée81 des fugitifs refoulés à la frontière suisse entre le mois de juin 1942 et le 27 décembre 1945, classés par mois (mais sans mention de lieu ni de religion); le mois de juillet 1942 est manquant. Présentée sur une unique feuille A4 dactylographiée, cette statistique, compilée par la Division de police à la fin de 1945, donne un total de 10'621 personnes refoulées; dont 1'017 en 1942, 3'324 en 1943 et 3'398 en 1944 (soit au total 7'739 pour les années qui concernent notre étude). On peut remarquer que cette statistique commence en juin 1942, donc à l'époque où les fugitifs commencent à arriver à la frontière franco-suisse et où la Division de police prend conscience d'un afflux qui va vite lui apparaître critique.

Selon Koller, cette statistique a été compilée sur la base d'un triple fichier constitué par la Division de police: par noms, par nationalités et par dates d'entrée. En ce qui concerne les fugitifs refoulés, ce fichier, qui n'a été que partiellement conservé, ne comportait que ceux qui avaient été annoncés nominalement par les arrondissements territoriaux et les gardes-frontière; en outre, la Rückweisungsregistratur, c'est-à-dire la série de dossiers de la Division de police qui contenait l'ensemble des procès-verbaux d'arrestation des fugitifs refoulés, n'a pas été conservée non plus82. C'est sur la base de cette statistique de 1945 que Carl Ludwig, dans son rapport de 1957, évalue à quelque 10'000 les refoulements opérés durant la guerre, tout en faisant remarquer qu'«on ne peut pas déterminer avec précision combien de fugitifs qui cherchèrent asile chez nous pendant la guerre ont été refoulés à la frontière, étant donné que l'enregistrement complet de l'afflux a été impossible à certains moments»83. Ludwig n'évoque pas le problème de la distinction entre fugitifs «raciaux» et autres fugitifs.

5) Dans un rapport interne du DFJP de plus de 200 pages, Oscar Schürch, adjoint à la Division de police, a retracé en 1951 l'ensemble de la politique d'asile helvétique de 1933 à 195084. Rédigé avant que n'éclate le scandale du tampon «J», ce rapport est plus apologétique qu'objectif. Destiné selon toute évidence à donner une idée favorable de la politique suisse d'asile85, il ne fait état, à une exception près, que du nombre des réfugiés admis, mois par mois. Il se tait massivement sur le nombre des fugitifs refoulés, alors que les chiffres étaient connus à cette date, comme le prouve la statistique de 1945, et sans doute en grande partie reconstructibles avec davantage de précision, à l'exception des refoulements non enregistrés.

Nous donnons ces deux statistiques (4) et (5) dans notre tableau comparatif, avec quelques observations sur la comparaison qui peut être faite avec nos propres statistiques.

81 «Zusammenstellung über die an der Grenze zurückgewiesenen Flüchtlinge, Juni 1942 - 27. Dezember 1945», 29 décembre 1945. AF E 4800.1(-) 1967/111, dossier 403. Le document est cité par KOLLER, «Entscheidungen…», p.

92. La signature de son auteur est illisible; il ne s'agit ni de Rothmund, ni de Jezler, ni de Schürch, ni de Fischli.

82 Sur la destruction (vers 1956?) des archives de la Division de police concernant les refoulements, cf. KOLLER, Flüchtlingsakten I, p. 28-30; KOLLER, «Entscheidungen…», p. 76-80; p. 97, note 234.

83 LUDWIG, La politique pratiquée…, p. 304 [nous reprenons la traduction française sur la base de l'original allemand]; KOLLER, «Entscheidungen…», p. 99.

84 Das Flüchtlingswesen in der Schweiz während des zweiten Weltkrieges und in der unmittelbaren Nachkriegszeit, 1933-1950. Bericht des eidgenössischen Justiz- und Polizeidepartementes. AF E 2001 E 1967/113, B51.13.51.30.1;

dodis 18911. Voir les pages 11 à 27.

85 Le Conseil fédéral et la Division de police ont refusé en 1951 de publier ce rapport, dans l'idée que la politique d'asile de la Suisse durant la guerre appartenait définitivement au passé. KOLLER, «Entscheidungen…», p. 101.

6) Enfin, dans un article pionnier de 199686, Guido Koller, collaborateur des Archives fédérales suisses, a tenté d'aller au-delà des chiffres de refoulement connus jusque-là et a élaboré un tableau incluant un certain nombre de sources nouvelles87 qu'il a découvertes aux Archives fédérales. Additionnant ces données nouvelles aux chiffres de la statistique de 1945, il aboutit à un total de 24'398 refoulements enregistrés (nominalement ou quantitativement, sans distinction de lieu d'entrée ni de religion). Ce tableau et ce chiffre ont été repris tels quels par la Commission indépendante d'experts Suisse-Seconde Guerre mondiale, tant en 1998 et 2001 dans son rapport (intermédiaire puis définitif) sur les réfugiés qu'en 2002 dans son rapport final; cela, sans que les experts mandatés tentent d'analyser la probabilité (chronologique, historique) que ces refoulements concernent des juifs, et dans quelle proportion88.

Koller s'appuie sur des sources dont nous avons également intégré certaines dans notre statistique. Pour l'année 1942, où les juifs constituent la très grande majorité parmi les fugitifs, il arrive au total de 2'193 refoulements; en particulier, ses chiffres pour les mois de juin à octobre 1942 sont très proches des nôtres, comme le montre le tableau comparatif. Notre statistique (pour la seule frontière franco-suisse, répétons-le) comporte 1'639 refoulements enregistrés pour 1942, donc un «déficit» d'environ 550. Mais la marge hypothétique que nous proposons est de 680. Il nous semble donc qu'il y a consistance entre la proposition de Koller et la nôtre pour cette année 1942, qui est aussi l'année où les refoulements ont été le moins bien enregistrés et/ou conservés.

Pour 1943, par contre, nous ne pouvons pas reprendre les chiffres supplémentaires proposés, qui sont trop indifférenciés, et nous préférons nous appuyer sur notre analyse historique. Pour 1944, il est encore moins pertinent de reprendre ces suppléments, qui se réfèrent presque totalement à la frontière italienne, et qui, comme l'a établi le rapport des chercheurs tessinois, ne concernent qu'en minorité des fugitifs juifs.

D'ailleurs, Koller, avec la rigueur académique indispensable à une recherche de cette nature, n'a jamais insinué que les quelque 24'400 refoulements qu'il a ainsi comptabilisés concernaient en totalité des juifs. Le dérapage s'est produit ailleurs.

I.2.4. Autres arguments pour étayer notre statistique