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LA FUITE DE HOLLANDE ET DE BELGIQUE VERS LA SUISSE

II.2. La fuite des juifs de Hollande 1. Les juifs de Hollande en chiffres

II.2.5. La logistique de la fuite

II.2.5.3. Vrais et faux papiers

Tout fugitif a évidemment besoin de papiers qui ne révèlent pas sa judéité; or les cartes d'identité des juifs de Hollande sont marquées d'un «J» depuis juillet 1941 et tous les juifs ont été recensés.

Il est donc parfaitement imprudent d'avoir ses vrais papiers sur soi. Pour cette raison, quasi personne ne les emporte vers la Suisse, comptant sur les autorités consulaires néerlandaises à l'étranger pour récupérer des certificats d'identité140. Hans Veerman141, libraire à Amsterdam, déclare avoir déchiré ses vrais papiers avant de quitter la Hollande, le 11 juillet 1942. D'autres déclarent aux autorités suisses les avoir perdus.

Il faut donc se procurer de faux papiers, ce que l'on fait généralement en Belgique, une fois la frontière passée. Griffioen et Zeller affirment, sans en expliquer la cause, qu'il était «plus aisé» de se procurer de faux papiers d'identité en Belgique qu'en Hollande142, une difficulté qui a peut-être freiné certains départs de Hollande. Les fugitifs qui mentionnent les documents falsifiés dont ils ont fait usage déclarent pratiquement tous qu'il s'agit de faux papiers belges. Cela semble indiquer aussi que le contrôle en Belgique, même par la police allemande, était moins redouté que le contrôle en Hollande. La douane allemande en Belgique semble ne pas avoir contrôlé de trop près les prétendus citoyens belges dans les trains. Ce sont peut-être d'autres indices pour ce climat belge ressenti comme moins catastrophique qu'en Hollande pour les juifs.

Les faux papiers belges doivent tenir durant tout le trajet jusqu'à la Suisse. Il semble qu'ils éveillent peu de soupçons en France occupée chez les douaniers et la Feldgendarmerie. Les frères Ligthelm, qui «voyagent» en compagnie d'un couple non juif, sont arrêtés par une patrouille (de douane?) allemande entre Pontarlier et les Verrières; la femme arrive à les persuader qu'ils sont des touristes belges. Paul Veerman et Sophie Lopez Dias143, un couple de fiancés venus d'Amsterdam, voyagent avec de fausses cartes d'identité belges qui leur permettent de passer sans

139 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3805.

140 Les véritables citoyens néerlandais peuvent obtenir des passeports, en zone occupée, par le Consulat de Suède de Paris, chargé des intérêts néerlandais en France; en zone libre, du moins jusqu'au 11 novembre 1942, ils peuvent en obtenir par l'entremise de la Légation de Suède à Vichy, division B.

141 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 4235.

142 GRIFFIOEN & ZELLER, «Jodenvervolging in Nederland en België…», p. 48.

143 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 16789.

problèmes de Belgique en France, puis de traverser la zone occupée de Lille à Besançon, et enfin de sortir indemnes, le 23 juillet 1942, d'une interpellation par une patrouille allemande à Villers-le-Lac (Doubs), alors qu'ils se trouvent pratiquement sur la frontière suisse après avoir franchi péniblement plusieurs rangées de barbelés – une situation embarrassante pour de simples promeneurs belges! Réinterpellés le lendemain, plus ou moins au même endroit, en compagnie d'une passeuse, ils sont encore une fois laissés libres grâce au bagout de cette dernière, et passeront à la troisième tentative. Laxisme? Corruption? Nous n'en savons rien.

Parfois, on se procure les faux papiers belges en Hollande déjà: les frères Rosenblatt144, déjà évoqués, des Polonais d'Allemagne installés en 1933 à Rosendaal, se sont procuré en Hollande même, avant leur départ, de faux papiers belges qu'ils utilisent non tant pour passer de Hollande en Belgique (ils passent clandestinement à vélo et à pied), mais surtout de Belgique en France: ils passent cette frontière en train le 23 mars 1942 près de Givet, dans les Ardennes, en affrontant le contrôle normal des voyageurs. Charles-Louis Pinas145, Hollandais, marchand de chevaux et secrétaire de la section d'Utrecht de la Fédération néerlandaise des marchands de bestiaux, recrute en Hollande un passeur pour lui et sa femme et quitte le pays le 5 juillet 1942 avec de faux papiers belges fournis par le passeur, lequel les accompagne jusqu'à Lyon sans qu'ils rencontrent de problèmes.

Plus souvent, on passe en Belgique comme on peut: sans papiers, ou dans certains cas, comme la famille van Dantzig146, une famille de banquiers partie de Rotterdam le 5 octobre, avec de faux papiers hollandais qu'ils n'utilisent que jusqu'à Maastricht, avant que leur passeur ne leur donne de faux papiers belges. Si l'on a passé sans rien, on se procure les faux papiers belges à Anvers, Bruxelles ou Liège, ou déjà derrière la frontière: la famille d'Abraham de Leeuw147, un magnat de l'import-export de fruits à Rotterdam, reçoit le 19 juillet 1942 une «proposition» pour quitter la Hollande: il s'agit en réalité d'une action de la filière du résistant juif hollandais de Bruxelles Maurits Bolle148. Ce dernier leur fait parvenir des fausses cartes d'identité belges aussitôt après leur passage de la frontière à vélo, près de Breda, deux jours plus tard. Le «courrier» ne passe pas toujours aussi vite: un couple passé le 24 juillet attend pendant un mois entier ses faux papiers dans un village belge. En ville, se procurer une fausse carte d'identité semble assez facile:

Benedictus Geleerd149 passe de Maastricht à Liège le 27 juillet et se rend aussitôt dans un café de la rue des Champs qu'on lui a signalé, où il se procure une fausse carte d'identité belge. Le couple Marx-Sanders150, lui ex-Allemand, elle Hollandaise, qui sont agriculteurs et pionniers sionistes, membres du mouvement haloutzique de Deventer, se rendent par Breda à Anvers, où ils se mettent en rapport «avec des passeurs et des contrebandiers»: Greta Marx reçoit une carte d'identité authentique belge, portant la photo d'une femme qui lui ressemble; son mari reçoit une carte entièrement falsifiée.

Exceptionnellement, quelques fugitifs usent d'autres stratagèmes que les papiers belges. Après être passés de leur domicile de Winschoten à Amsterdam avec de faux papiers hollandais au nom de Musquetier, les époux hollandais Salomons-Wolff151 se procurent de faux papiers allemands et une autorisation de prendre un train allemand qui se rend d'Amsterdam à Belfort. Ces papiers leur coûtent 3'000 florins. Ayant quitté Amsterdam le 14 août 1942, ils passent en Suisse le 3 septembre, après avoir essayé, avec leurs papiers allemands, de passer par l'Alsace annexée! On leur avait donné l'adresse d'un passeur à Mulhouse, mais ils ont été refoulés à la sortie de France

144 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3133.

145 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3857.

146 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 7862.

147 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3804.

148 Cf. infra II.3.3.2.

149 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3858.

150 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 4023.

151 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3997.

vers l'Alsace. Harry Heilbron152, un jeune employé hollandais d'Amsterdam, après être resté quelques mois caché dans cette ville, se procure une fausse carte d'identité hollandaise au nom d'Ernest, assortie d'un faux certificat de travail à Montbéliard et d'une fausse autorisation de congé en Hollande du 20 au 29 janvier 1943. Il se fait donc passer pour un travailleur (forcé?) hollandais rejoignant son poste dans le Doubs, à proximité de la Suisse. Il prend bien garde de passer la frontière néerlando-belge à pied près d'Eindhoven, d'où il se rend à Turnhout, puis à Anvers. Son «voyage»se déroule sans incidents et il passe en Ajoie le 1er février.

Les faux papiers belges sont à usage limité: ils ne sont destinés qu'au transit en territoire belge et français occupé. Les fugitifs qui s'approchent de la frontière helvétique en restant constamment sur le territoire occupé les conservent tout au long de leur aventure et les remettent généralement aux autorités suisses. Mais ceux qui passent d'abord en France non occupée ont tout intérêt à ne pas être arrêtés avec ces papiers après le passage de la ligne de démarcation.

Lea Katz153, Polonaise, vendeuse à Amsterdam, se débarrasse dès qu'elle est sur territoire non occupé de la fausse carte d'identité belge que lui a donnée le passeur qui l'a conduite de Belgique en France: elle ne veut pas être démasquée par d'éventuelles autorités belges, car elle ne parle ni français, ni flamand. Elle se rend à l'Office néerlandais de Lyon, où on lui délivre, à sa demande, une fausse carte d'identité neérlandaise (alors qu'elle ne l'est pas), sans le «J» et portant très probablement un faux nom, car son patronyme est typiquement juif; elle réussira son passage en Suisse le 24 novembre 1942, à sa seconde tentative. Ce n'est d'ailleurs pas le seul cas qui nous soit connu de faux papiers néerlandais délivrés à des juifs par l'Office néerlandais de Lyon, probablement par le «vice-consul» Sally Noach154. Le jeune Polonais David Süsholz155 reçoit de l'Office, probablement en septembre 1942, des faux papiers néerlandais au nom de «Camille Huisman», avec lesquels il tente à deux reprises de passer en Suisse, mais est deux fois refoulé.

Même la Légation de Suède à Vichy, chargée de la protection des intérêts néerlandais, délivre parfois – peut-être à son insu – des passeports de complaisance, ainsi, avec l'adjonction d'un visa pour Curaçao, à une famille juive polonaise simplement domiciliée à La Haye156.

II.2.6. Filières de Hollande II.2.6.1. Les filières «privées»

La plupart des fugitifs de Hollande cherchent d'abord à passer, dans l'urgence, en Belgique et organisent la suite de leur voyage à Anvers ou à Bruxelles. Pourtant, certains trouvent déjà dans leur pays des filières complètes pour la France non occupée ou la Suisse, incluant tous les passages de frontière, y compris, le cas échéant, celui de la ligne de démarcation. L'une d'elles est la filière du passeur «Carl» – dont nous ne connaissons que ce prénom ou pseudonyme – , qui demande globalement 4'500 à 5'000 florins (soit entre 10'000 et 11'500 francs suisses de l'époque157) par personne pour le «voyage» en Suisse.

Nous pouvons reconstruire un des voyages de «Carl», voyage mouvementé, qui jette aussi de la lumière sur la complexité, les difficultés et les aléas de la fuite.

Abraham Levison158, 27 ans, commerçant à Amsterdam, quitte son domicile le 6 juillet 1942 accompagné de deux amis juifs et du passeur «Carl». Ils sont munis de fausses cartes d'identité (probablement hollandaises). Ils se rendent à Breda et passent la frontière belge à vélo, en plein

152 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 8185.

153 AEG Justice et Police Ef/2-540.

154 Cf. infra IV.2.3.1.3.4.1.

155 AEG Justice et Police Ef/2 (2 fiches); ADHS 14W20. Refoulé la seconde fois le 8 octobre 1942, il est remis par l'Arrondissement territorial de Genève à la Gendarmerie nationale à Moillesulaz, figure sur la liste de transfèrement au camp de Rivesaltes, mais n'apparaît pas au registre des entrées au camp, soit qu'il se soit évadé du convoi, soit qu'il ait réussi in extremis à se faire admettre comme Hollandais, sur la foi des faux papiers décernés par l'Office néerlandais.

156 AEG Justice et Police Ef/2-239.

157 Le salaire moyen mensuel en Suisse est alors inférieur à 450 francs.

158 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3624.

jour, par un sentier étroit, roulant pendant environ 15 km sous la conduite d'un paysan. «Carl» a demandé 1'500 florins par personne pour ce passage. Ils prennent le train pour Anvers et vont à l'adresse qui leur a été indiquée: un certain Meyer, rue Van Stralen, qui promet de les conduire en Suisse pour 3'000 florins par personne.

Deux jours plus tard, Meyer les emmène à Bruxelles et les confie à un certain «Willy»159 à l'hôtel du Casino, qui leur donne de fausses cartes d'identité (belges) et un billet de train pour Aulnoye (Nord). Le 8 juillet, le groupe passe la frontière française en train à Feignies, via Mons, accompagné par «Willy». Mais Abraham L. est fouillé par les douaniers français, qui trouvent 950 dollars cachés sur lui et refusent de le laisser passer. Il a eu de la chance qu'il s'agisse de douaniers français, car après le 25 juillet, il aurait risqué l'arrestation pure et simple au poste de Feignies par des douaniers allemands du Devisenschutzkommando160! Il obtient du vérificateur des douanes l'autorisation d'interrompre son voyage et de retourner à Anvers, où il retrouve Meyer.

Le 10 juillet, Meyer l'emmène une deuxième fois à Bruxelles, cette fois chez une dame Masson à la chaussée d'Ixelles, où il va passer six jours caché en compagnie d'une quarantaine de fugitifs hollandais (ce qui montre à quel point la filière est sollicitée). Le 17 juillet, l'immeuble de la chaussée d'Ixelles est cerné et perquisitionné par les Allemands, sans doute à la suite d'une dénonciation. Abraham L. réussit à s'échapper par une lucarne du toit et se réfugie à l'hôtel du Casino. Mais son père, qui était imprudemment venu le voir à Bruxelles chez madame Masson, peut-être dans l'intention de fuir avec lui, est arrêté durant la rafle. Il sera déporté161. Ne sachant que faire, Abraham L. retourne encore une fois à Anvers pour retrouver Meyer.

Le 19 juillet, Meyer met Levison une troisième fois dans le train, cette fois pour Bruxelles-Lille-Nancy, sur une autre ligne. Il doit faire la jonction à Nancy avec six fugitifs que la filière y envoie par Aulnoye, qui devraient donc monter dans le train à cette station. Mais il ne trouve pas ce groupe et arrive à Nancy sans eux. De fait, ce groupe du 19 n'est finalement parti que le 21, après des accidents de parcours à Anvers. Abraham Levison retourne donc à Anvers pour la troisième fois!

Le 21 juillet, Meyer accompagne Abraham L. pour la quatrième fois au train pour Bruxelles.

Cette fois, il doit passer par Paris, voyager séparément et retrouver le groupe de six à Aulnoye.

La jonction réussit enfin et les sept fugitifs, accompagnés par la maîtresse de «Willy», arrivent sans encombre à Nancy, où ils passent deux nuits, puis à Besançon, d'où ils partent vers la Suisse à travers le Jura. Ils arrivent à destination le 24 juillet, après un parcours encore semé d'embûches que nous relatons plus loin.

Autre prix d'une filière all inclusive de Hollande: lorsque la famille van Dantzig, déjà évoquée, décide de fuir en France non occupée, le 5 octobre 1942, cela lui coûte, pour le voyage Rotterdam - Lons-le-Saunier, 600'000 francs français pour cinq adultes (soit environ 12'000 francs suisses de l'époque; ou, en comparaison avec la réalité française, 25 années de salaire d'un ouvrier français…). Il s'agit d'une famille de banquiers, Samuel van Dantzig ayant été, jusqu'à son éviction par les Allemands, directeur de l'agence de Rotterdam de la Hollandsche Bank-Unie. Le service comprend les faux papiers hollandais jusqu'à Maastricht, de faux papiers belges pour la suite du voyage, le passage en Belgique, le passage en France le 16 octobre avec une passeuse jusqu'à Besançon, le passage de la ligne de démarcation avec deux passeurs.

Les van Dantzig, qui se déclarent protestants, ont sans doute eu l'intention de rester en France non occupée malgré les rafles, puisqu'ils se procurent des certificats d'identité à l'Office néerlandais de Lyon. Mais à l'invasion, un mois plus tard, ils se décident à passer en Suisse, où ils arrivent le

159 Il pourrait s'agir de Martin/ Motke Weinberger (cf. infra II.3.4.5); mais il peut tout aussi bien s'agir d'un autre passeur ayant aussi pour pseudonyme «Willy» et également une maîtresse qui fait passer la frontière franco-belge…

160 Cf. MEYER & MEINEN, «La Belgique, pays de transit…», p. 168: le Devisenschutzkommando d'Anvers surveillait spécialement cette ligne de train pour intercepter les juifs fugitifs (et leurs biens), ce qui a amené un grand nombre d'arrestations entre le 25 juillet et le 10 août 1942.

161 Izak Levison, né en 1889, déporté par le Ve convoi, le 25 août 1942.

15 novembre. Nul doute – bien que nous n'en ayons pas la trace – que ce dernier passage leur a coûté encore une fois assez cher162.