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LA FUITE DE HOLLANDE ET DE BELGIQUE VERS LA SUISSE

II.3. La fuite des juifs de Belgique

II.3.1. Les juifs de Belgique en chiffres

II.3.1.1. La population juive au 10 mai 1940: diverses hypothèses

Le chiffre de la population juive résidant en Belgique5 au moment de l'invasion allemande est controversé. En comparant les résultats des historiens qui se sont penchés sur la question, on obtient une fourchette de 56'000 à 75'000 personnes6. Nous ferons un bref état de la question, auquel nous ajouterons notre propre estimation à partir de nos sources.

Ce chiffre est impossible à établir avec certitude. La religion n'est en effet pas mentionnée sur les documents d'identité délivrés en Belgique, donc en aucun cas sur les papiers des nationaux belges. Sont plus facilement identifiables comme juifs les citoyens polonais, qui sont venus avec des extraits d'actes de naissance et de mariage religieux, délivrés par une autorité synagogale dans la jeune Pologne de 1919, où les juifs sont une minorité reconnue (et en

4 Infra II.3.2.1.

5 En juin 1938, la Belgique compte 8'386'553 habitants (SAERENS, Etrangers dans la Cité…, p. 234).

6 Nous tenons compte ici en particulier des évaluations de Maxime Steinberg (La Question juive, p. 83-85; Un pays occupé et ses juifs, p. 16; La persécution des Juifs en Belgique, p. 131 sqq et passim); Pim Griffioen & Ron Zeller («Jodenvervolging in Nederland en België», p. 39 et passim).

principe protégée). Sont aussi identifiables comme juifs les réfugiés du grand Reich qui, depuis octobre 1938, portent le tampon «J» dans leur passeport.

Cette marge d'incertitude est néanmoins inconfortable; pour ajouter modestement une voix au concert, nous tenterons à notre tour une estimation, qui permettra de donner sa juste place à notre statistique de la fuite de Belgique en Suisse.

Il existe:

(a) Un «tableau statistique des Israélites habitant la Belgique le 10.5.40, établi sur base de documents en possession du ministère au 11.9.[19]807». Il donne le chiffre de 65'696 juifs.

Les sources en sont probablement composites8 et reposent en partie sur les demandes d'indemnisation présentées après guerre.

(b) Le chiffre du recensement imposé par l'occupant allemand en novembre-décembre 1940 (mais organisé sur une base volontaire, les juifs devant sur ordre aller se déclarer comme tels à leur administration communale). Il est, selon Steinberg9 , de 42'642 personnes, essentiellement des adultes de plus de 15 ans (seuls enregistrés individuellement), auxquels on doit ajouter 10'000 enfants, soit environ 52'000 personnes.

(c) Le chiffre du fichier constitué par la police politique allemande, qu'elle n'a pas eu le temps de détruire en août 1944. Il est de 56'187 juifs ultimement enregistrés par les nazis10. Il est probable que la traque, les nombreuses dénonciations et la collaboration de l'AJB aux listes de déportation ont permis aux Allemands de compléter le chiffre donné par le recensement.

La différence entre le chiffre du ministère belge (a) et le chiffre du recensement allemand (b) est de quelque 13'700 personnes. Il doit logiquement se composer de deux catégories: d'une part les réfractaires au recensement, d'autre part les émigrés ayant quitté le pays avant décembre 1940.

Les réfractaires au recensement des juifs de 1940 sont estimés à environ 3'000, un chiffre par essence invérifiable11. Il est possible que ce chiffre, en Belgique comme en France, ait été sous-estimé, ce qui semble ressortir de nombreux témoignages d'après-guerre, bien sûr impossibles à quantifier.

Quant aux émigrés de l'exode, ils se subdivisent eux-mêmes en deux sous-catégories, à savoir:

– (1) les fugitifs ou évacués «libres»

– (2) les «suspects» arrêtés le 10 mai 1940 et déportés au camp de Saint-Cyprien.

(1) Ceux qui partent spontanément ou en convoi d'évacuation en mai-juin 1940 se dirigent principalement vers le sud et le sud-ouest de la France, au-delà de ce qui deviendra la ligne de démarcation. Ils y séjournent un certain temps, quelques semaines ou mois. Griffioen et Zeller estiment leur nombre à 20'00012 (sans préciser si ce chiffre comprend les juifs déportés à Saint-Cyprien). Parmi ces fugitifs «libres», les retours en Belgique sont nombreux, malgré l'interdiction pour les juifs de rentrer en zone occupée, promulguée par ordonnance allemande le 27 septembre 1940. Ceux qui rentrent – selon un témoignage, on leur demande simplement s'ils sont juifs13 – retrouvent un statut normal de résident. Ils se font sans doute recenser, par la suite, dans la même proportion que ceux qui sont restés en Belgique. Un exemple: Samuel Gottfried14, commerçant à Dampremy, un quartier de Charleroi, fuit son domicile en mai 1940 – il ne dit pas où il va, mais l'exode mène généralement en France – puis rentre chez lui à la fin du mois de juin. En décembre 1941, il fuit une deuxième fois, à Lyon, «car les Allemands commencent à persécuter les juifs»: s'il se sent menacé comme tel, c'est qu'il s'est donc enregistré. Il fuira une troisième fois, cette fois en Suisse, en août 1942.

7 Cf. STEINBERG, La Question juive, p. 98-99, note 34.

8 Nous n'avons pas eu accès à la liste des sources de ce document.

9 STEINBERG, La Question juive, p. 83.

10 STEINBERG, La Question juive, p. 84; La Persécution des Juifs…, pp. 129-131.

11 STEINBERG, La Question juive, p. 84.

12 GRIFFIOEN & ZELLER, «Jodenvervolging in Nederland en België…», p. 39.

13 Willy Berler, étudiant roumain résidant à Liège, raconte être rentré chez lui vers le début de novembre 1940, ayant menti sur sa qualité de juif. Il ne se fait pas recenser, ne porte pas l'étoile juive, mais sera néanmoins arrêté sur dénonciation et déporté. BERLER, W. & FIVAZ-SILBERMANN, R., Itinéraire dans les ténèbres Monowitz, Auschwitz, Gross-Rosen, Buchenwald. Bruxelles-Paris, Quorum-L'Harmattan, 1999, p. 50.

14 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 4067.

Il faudrait donc réussir à évaluer le chiffre des émigrés «libres» qui ne sont pas rentrés en Belgique.

(2) 4'419 juifs étrangers au minimum15, peut-être 8'000 au maximum, ont été arrêtés en Belgique le 10 mai 1940 et déportés dès le 12 mai dans le sud de la France, aux termes d'un accord politique et militaire entre les deux paysqui a laissé très peu de traces écrites16. Ils ont été arrêtés sur mesure administrative, certains à leur domicile, d'autres dans la rue, en tant que suspects (cinquième colonne) et indésirables; les listes venaient de la Sûreté d'Etat belge.

Après plusieurs relais dans divers camps français, ils ont été internés au camp de Saint-Cyprien (Pyrénées-Orientales), puis transférés dans d'autres camps (d'abord à Gurs les 29-30 octobre 1940, à la suite de l'inondation du camp de Saint-Cyprien), puis, pour une grande partie d'entre eux, à savoir 3'778 selon le mémorial de Kazerne Dossin, déportés par Drancy.

Comme il ne s'agit pas à proprement parler de résidents en Belgique, mais de réfugiés, peut-être pas tous déclarés, on ne sait pas dans quelle mesure ils ont été comptabilisés par l'administration, submergée par le chaos du premier jour de guerre. Peut-être seul un petit nombre des survivants de cette cohorte a-t-il, après la guerre, fait valoir des droits auprès des autorités belges et figure-t-il de ce fait dans les listes du Service des victimes de guerre. Nous penchons donc, comme Marcel Bervoets qui leur a consacré une recherche approfondie, pour une estimation «haute».

Maxime Steinberg a été l'un des premiers à tenter une estimation des émigrés de l'exode (même s'il ne s'attache pas particulièrement à la question des déportés à Saint-Cyprien). Il s'y prend de deux manières différentes. D'une part, en s'appuyant sur un chiffre de «5'566 juifs de Belgique repérés en France dans le cadre de la solution finale, mais dont les services anti-juifs de Bruxelles ignoraient l'existence»17 (sans doute des juifs émigrés en France qui ont fait valoir après guerre, eux ou leur famille, des demandes d'indemnisation), qu'il ajoute au chiffre des réfractaires (il hésite entre 2'000 et 3'000), pour arriver à une «certitude» de 64'00018. D'autre part, par un calcul sur le «rendement de la solution finale» en France19, qui aboutit, par pur calcul proportionnel, en ajoutant 3'000 réfractaires, à un chiffre de 66'000 juifs en Belgique au 10 mai 194020. Mais depuis que le chiffre des juifs de Belgique déportés de France est disponible (5'908) – un chiffre bien supérieur à celui de 1'852 donné en son temps par Steinberg21, un chiffre à notre avis lui aussi sous-estimé – et que nous disposons du chiffre des passages réussis en Suisse (3'350), nous avons vu qu'il fallait estimer à au moins 13'350 à 16'300 le nombre des juifs ayant quitté la Belgique, volontairement ou forcés, après le 10 mai 1940 (que Steinberg avait sous-estimé aussi)22. Au chiffre consensuel et généralement repris

15 Ce chiffre dans BERVOETS, La liste de Saint-Cyprien…, p. 279 sqq; p. 324 sqq. La fourchette établie par Bervoets monte jusqu'à 8'000. Nous avons retrouvé de nombreux fugitifs vers la Suisse qui déclarent avoir été déportés à Saint-Cyprien, mais ne figurent pas sur la liste de Bervoets. Nous avons par ailleurs retrouvé certains dossiers particuliers au Service des victimes de guerre, preuve qu'une partie au moins de ces «déportés» ont été comptabilisés dans les chiffres du ministère. Peut-être une compilation de toutes les sources donnera-t-elle une fois un chiffre plus précis.

16 Cf. BERVOETS, La liste de Saint-Cyprien…, notamment p. 108; DEBRUYNE, Emmanuel, «Les arrestations de mai 1940 et leurs suites», chap. 5 de La Belgique docile…. Bervoets publie la liste des 4'419 juifs identifiés parmi les déportés à Saint-Cyprien. Une étude statistique de Sabine MEUNIER (La Belgique docile…, p. 183), opérée sur un échantillon de ces internés, donne la répartition suivante par nationalités: Allemands ou apatrides ex-Allemands, 59%; Autrichiens ou ex-Autrichiens, 37%; Tchèques ou ex-Tchèques, 4%; elle ne mentionne pas d'autres nationalités. Or nous avons constaté, parmi les quelque 200 de ces déportés qui fuient ultérieurement vers la Suisse, la répartition suivante (leur nationalité étant attestée par leurs papiers d'identité ou leur déclaration faite aux autorités suisses): Allemands ou ex-Allemands, 49%; Autrichiens ou ex-Autrichiens, 36%; Tchèques ou Tchèques, 2%; Polonais ou Polonais, 12%; le pour-cent restant comprenant un Roumain et un ex-Russe.

17 STEINBERG, La Question juive…, p. 84.

18 «Passer de la certitude de 64'000 personnes identifiées à une estimation de quelque 70'000 personnes serait déjà une approximation fort grossière et, en tous cas, sans fondement objectif». (La Question juive…, p. 84-85)

19 STEINBERG, La Traque…,I, p. 36, note 18.

20 Chiffre retenu également par GRIFFIOEN & ZELLER («Jodenvervolging in Nederland en België…», p. 39).

21 STEINBERG, La Traque…,I, p. 36, note 18.

22 Maxime Steinberg était parfaitement conscient de la difficulté d'évaluer l'émigration. Au cours d'une visite que nous lui faisions en juin 2004, il exprimait son contentement de voir que, grâce aux sources suisses, le nombre des juifs de Belgique passés en Suisse pourrait enfin être connu, de manière à «fermer des portes» dans la recherche sur l'émigration. Le travail des chercheurs de Kazerne Dossin en a fermé une autre, celle de la déportation.

de 66'000, il faut ajouter au moins 5'000 juifs jamais comptabilisés (moitié émigrés en France, moitié déportés à Saint-Cyprien) et estimer la population juive de Belgique à 71'000 personnes. Nous verrons ci-dessous que Lieven Saerens arrive, par d'autres chemins, aux mêmes conclusions.