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LA FUITE DE HOLLANDE ET DE BELGIQUE VERS LA SUISSE

II.2. La fuite des juifs de Hollande 1. Les juifs de Hollande en chiffres

II.2.4. Petites failles et minuscules portes de sortie

II.2.4.5. Prescience de la déportation en Pologne, prescience de la mort

Convocation reçue ou non, les fugitifs qui partent pour des motifs vitaux sentent la mort planer sur eux.

Ainsi le couple Salomon, Friedrich et Sophie86. Il a 40 ans, est ex-Allemand et a émigré légalement en Hollande en 1937, où il est devenu commerçant à Rotterdam. Elle est Hollandaise, plus jeune, et ils se sont mariés en août 1940. Friedrich Salomon dit avoir décidé de fuir en mai 1942, lorsque les conditions de vie sont devenues «très difficiles»; pourtant, il continuait à retirer le revenu de son commerce, dont il avait dû céder la direction à un employé non juif. Le couple prépare minutieusement sa fuite sur le plan matériel, expédiant 7 valises d'effets personnels de Bruxelles à Bâle par transporteur. Mais c'est la jeune Sophie Salomon, 24 ans, qui donne la vraie tonalité du départ: ils ont fui après l'introduction de l'étoile jaune, en juin, «pour sauver leur vie», car ils avaient appris que «beaucoup de leurs amis et connaissances [étaie]nt morts». S'agit-il de victimes des déportations punitives à Mauthausen, ou d'amis allemands, déportés d'Allemagne?

Ou alors les Salomon ont-ils appris au cours de leur «voyage», qui dure pratiquement deux mois, (dont une longue étape à Bruxelles, où ils ne trouvent pas de passeur pour continuer), que les convois de déportation ont commencé à quitter Westerbork et/ou Malines pour l'«Est»?

Amalgamant peut-être ces informations de nature diverse, ils en concluent, avec un pressentiment intuitif, que la déportation égale la mort.

Les réfugiés qui arrivent en Suisse sont souvent d'excellents chroniqueurs en temps réel de la

«solution finale». Gustav Schwarz87, 45 ans, un commerçant ex-Allemand lui aussi réfugié en Hollande en 1937, vivant près d'Utrecht, déclare à son arrivée, le 29 juillet 1942, qu'il a fui «suite à l'aggravation de la situation des juifs: interdiction de commerce, évacuation de villes et de quartiers, port de l'étoile jaune, et surtout menace de déportation en Pologne, une menace entre-temps devenue réalité». Pour Szaya Rottenberg88, Hollandais naturalisé et industriel à Amsterdam, il est clair que «nous, les juifs, avons été déclarés par les autorités comme étant les

85 Ilse Wolf, née Perl, déportée à Sobibor le 28 mars 1943; Gerti Wolf (1924), 17 ans, déportée à Auschwitz le 30 septembre 1942 (Joodsmonument).

86 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3630.

87 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3628.

88 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3764.

ennemis politiques de l'Allemagne; les mesures prises contre nous signifient pour nous notre annihilation totale». Le terme reste ambigu: il ne signifie peut-être pas l'annihilation physique, mais en tous cas économique et existentielle. Si l'assassinat pur et simple n'y est pas compris, la mort en est néanmoins la conséquence. Ernst Bodenheimer89, 39 ans, ex-Allemand, représentant, est encore mieux informé. Il a quitté la Hollande le 10 juillet et est arrivé en Suisse le 16 août avec sa femme. Il sait que les juifs convoqués «depuis fin juin [sic]» à la Zentralstelle für jüdische Auswanderung partent en déportation et que plusieurs «transports pour la Pologne» se sont ensuivis. Et surtout, que «le SS-Judenbevollmächtigter [sans doute le HSSPF Rauter plutôt que le Judenreferent Zöpf] a déjà annoncé au début de juin [1942] que les juifs, d'abord allemands, puis hollandais, seraient déportés en Pologne».

Les réfugiés ou résidents ex-allemands en Hollande sont très présents dans cet échantillon. Ils vivaient probablement un niveau d'alerte supérieur à celui de leurs coreligionnaires purement néerlandais, ayant sans doute appris que les juifs d'Allemagne étaient, depuis fin octobre 1941, déportés en masse vers Minsk, Riga ou Litzmannstadt (Lodz).

Mais la destination réelle de la déportation, la Pologne – peu importe qu'il s'agisse en l'occurrence d'un territoire incorporé au Reich, la Haute-Silésie orientale, ce qui rend la convocation un peu moins mensongère – n'était pratiquement ignorée de personne au moment où se décide la fuite, encore que les conjectures soient parfois un peu hasardeuses. Cela peut paraître quelque peu étonnant, au vu de la politique du secret pratiquée par les Allemands. Des citoyens hollandais en témoignent: Leo Heilbut90, 28 ans, employé de commerce à Amsterdam, convoqué pour le 15 juillet, constate que «la destination [réelle] n'est pas mentionnée» sur le papier. Jacob Vis91 quitte la Hollande le 1er juillet, «car il y avait des indices certains que les juifs allaient être déportés en Pologne». Marianne Plessner92, bonne d'enfants dans la famille du neveu d'un des dirigeants du Joodse Rat, qui a reçu la convocation le 6 juillet pour être à la gare le 15, déclare qu'elle allait être déportée «en Pologne ou en Ukraine, à ce qu'[elle] croi[t]». Abraham Salomons93, 25 ans, représentant à Winschoten, qui ne s'enfuit que le 14 août 1942, a appris à cette date que «tous les juifs [allaie]nt être arrêtés, les hommes pour être envoyés en Pologne, les femmes pour aider aux récoltes en Hollande». La destination «Ukraine» apparaît dans d'autres récits, comme le journal du jeune Mozes Flinker, qui dit l'avoir entendue de source allemande à La Haye. Elle a agi comme un répulsif, décidant la famille Flinker à fuir en France ou en Suisse94.

Les Allemands ont beau avoir suggéré une différence de nature entre la werkverruiming et les mesures de répression pour les réfractaires, la déportation est vécue par la plupart comme équivalant à la mort: sans doute une mort de bagnard, consécutive à un travail épuisant, aux coups, à la sous-alimentation et au manque de soins. Mais chez certains, un pressentiment plus juste et encore bien plus inquiétant se fait jour.

Sara Engelstein95, 20 ans, Hollandaise, sténo-dactylo, a reçu l'une des premières convocations, de même que sa sœur et le fiancé de celle-ci. Ils fuient de Hollande le 10 juillet vers la France non occupée, passent deux mois à Lyon, puis fuient en Suisse. Dans son interrogatoire, la jeune femme explicite avec lucidité le sens de la mesure qui l'a frappée: il s'agit «d'une pure et simple déportation»96. Le mot se charge peu à peu de sa signification réelle.

89 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3821.

90 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 5023.

91 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 12530.

92 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3715.

93 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3997.

94 Dagboek van Mozes Flinker, 1942-1943. Amsterdam, Amphora Books, 1985, p. 8. Ce journal d'un adolescent juif observant de La Haye a été publié en 1958 en Israël (dans l'original, en hébreu moderne). Les Flinker sont restés en Belgique. Probablement victimes d'une dénonciation, le père, la mère, Mozes et deux sœurs ont été déportés en 1944 dans le convoi XXV. Mozes Flinker est mort au commando de Vaihingen (camp extérieur de Natzweiler-Struthof) à l'âge de 18 ans. Le reste de la fratrie semble avoir survécu.

95 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 5025.

96 In Tat und Wahrheit eine regelrechte Deportation, loc. cit.

Car que deviennent les déportés? «Nous savons par expérience que les personnes convoquées, qui pour la plupart sont déportées en Pologne, ne reviennent pas», déclare Jonas Witteboon97, un diamantaire hollandais d'Anvers. De quelle expérience parle-t-il? Il a quitté Anvers le 2 août, date à laquelle le premier convoi de Belgique n'est pas encore parti pour Auschwitz. Il est vrai que des convois quittent Westerbork depuis quinze jours, mais est-ce une durée suffisante pour affirmer que personne ne revient? Les Witteboon, avec leur fille de 18 ans, son fiancé et une amie, arrivent en Suisse le 9 août. Or c'est la veille seulement que Gerhart Riegner a envoyé de Suisse aux capitales alliées son célèbre télégramme faisant état d'un plan concerté de destruction totale des juifs d'Europe.

Les juifs de Hollande et de Belgique, concernés dans leur chair, sont donc en avance sur ce que savent, ou que pressentent, les plus informés parmi les politiques: leurs réponses, dans leurs interrogatoires en Suisse, le prouvent. Moore avance que la véritable nature d'Auschwitz n'a été connue des juifs internés à Westerbork qu'en mars 1944, et que seule l'«aristocratie» du camp partageait alors ce savoir98. Nous avons peine à le croire; il s'agissait plutôt du refoulement d'une vérité insupportable, au sens le plus fort du mot. D'ailleurs, la rumeur d'un assassinat en masse des déportés par le gaz circulait déjà, comme en témoigne la notation du 11 juillet 1942 d'Etty Hillesum dans son journal99.

La preuve peut-être la plus frappante de ce savoir est la déclaration, un peu plus tardive il est vrai, de Mathilde Rosen-Tas100, 55 ans, la veuve d'un banquier hollandais. Elle a quitté Amsterdam le 2 août avec sa fille et son gendre pour Lyon, avec l'intention de passer aussitôt en Suisse; elle n'y parviendra qu'en avril 1943. Très bien informée et lucide, elle déclare alors que les déportations de Hollande ont commencé en juillet 1942, «après une vague d'internement des hommes dans les camps de travail. Aux dernières nouvelles, on déporte tout ce qui est juif: aussi les enfants, les vieillards, les invalides, les malades, parmi lesquels les aliénés des asiles juifs; on n'a jamais reçu la moindre nouvelle des personnes déportées. On ne sait pas ce qui leur arrive. Ils sont probablement tous exterminés».

L'historiographie hollandaise, à ses débuts du moins, s'est peu posé la question de ce que savaient les juifs – et lesquels parmi eux – au moment des premières convocations pour le départ «au travail en Allemagne». Jacob Presser liquide la question en une page: il affirme que, certes, la crainte de la déportation n'était jamais absente des esprits, puisqu'on pouvait s'attendre à tout de la part d'un occupant comme l'Allemand; mais qu'elle était souvent déniée et contrebalancée par un certain optimisme. Que ceux, peu nombreux, qui la prévoyaient, l'imaginaient comme un exil dans la pauvreté et les privations extrêmes, mais que proprement personne ne pouvait imaginer la destination réelle, à savoir les chambres à gaz101. Il ne commente pas le fait que ses témoins redoutaient que la destination réelle soit la Pologne, ni la raison pour laquelle tant d'entre eux se sentaient menacés de mort; il évoque seulement une rumeur qui circulait dans les milieux juifs, en provenance, semble-t-il, des Quakers, selon laquelle tous les juifs étrangers d'abord, puis tous les juifs néerlandais, seraient expulsés de Hollande.

Nos témoins prouvent, par leurs déclarations, que l'information dont les juifs de Hollande disposaient à l'époque de leur fuite, ou qu'ils construisaient par déduction – la même déduction qui a poussé Riegner à accorder foi à l'information d'un plan général d'extermination – était en réalité plus proche de la réalité que ce qu'en ont pensé les historiens, même si nous ne pouvons pas savoir à quel point elle était diffusée dans la population juive de Hollande. Peut-être faut-il penser que ce sont précisément ceux qui disposaient d'une telle information, ou plus exactement ceux qui étaient le plus disposés à la croire véridique, et donc le plus convaincus du danger qu'elle représentait pour leur vie, qui ont tenté la fuite vers la France ou la Suisse – et ont, bien souvent, réussi. Même si l'arrestation en route a touché un Hollandais sur deux parmi les fugitifs

97 Aus Erfahrung wissen wir, dass die Aufgebotenen und meistens nach Polen Deportierten nicht mehr zurückkehren.

AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3807.

98 MOORE, Victims & Survivors…, p. 222.

99 HILLESUM, An interrupted life…, p. 181.

100 AEG Justice et police Ef/2-2732. [Nous soulignons].

101 PRESSER, Ondergang…, I, p. 245 sq. [Nous soulignons].

(les chiffres exacts doivent encore être calculés et sont sans doute inférieurs), la chance de survivre était au moins deux fois plus grande après la fuite qu'en restant dans le pays. Les pessimistes avaient raison sur les «optimistes».