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L'ultime filière belge: l'organisation Motke Weinberger 1. Un mystérieux organisateur

LA FUITE DE HOLLANDE ET DE BELGIQUE VERS LA SUISSE

II.3. La fuite des juifs de Belgique

II.3.3. Des filières pour fuir

II.3.3.3. L'ultime filière belge: l'organisation Motke Weinberger 1. Un mystérieux organisateur

Les archives nous livrent extrêmement peu de choses sur Motke (Mordechaï) Weinberger, le créateur et organisateur de la filière à laquelle nous donnons ici son nom. Elles en disent tout aussi peu sur les autres membres de la filière, ses associés «Marie-Louise Laroche» et quelques autres, dont un nommé Sam ou Samy Hanisch, parfois présenté comme le mari de cette dernière; un homme de l'ombre, «Robert» ou «Robert-Sam», qui pourrait être identique au précédent; enfin, un personnage nommé Israel, qui est réputé faire partie de l'organisation dès ses débuts – et qui pourrait être – pourquoi pas? – identique aux deux précédents210. Motke est aussi aidé par l'un de ses frères, Edmond Weinberger, qui coorganise certains des

«voyages»; un autre frère, Joseph, semble avoir seulement «voyagé» avec la filière, mais tout est flou dans cette organisation clandestine. Pour les derniers convois, la filière semble

209 Cf. supra II.2.6.5.

210 Une hypothèse – sans doute tirée par les cheveux – consisterait à identifier ce mystérieux personnage comme étant Israel Mandelbaum, pseudo «Robert», né en 1913, membre fondateur du Comité de défense des juifs, où il représentait les communistes. Certains témoins disent en effet que l'organisation de «Robert Israel» existe depuis le début de l'Occupation. Cela dénoterait un lien (de filiation?) entre l'organisation Weinberger et les

communistes. Mais nous la proposons sous toute réserve.

collaborer, d'Aix-les-Bains à la frontière genevoise, avec différents passeurs, dont un nommé Paul Wielenki211.

Tout récemment pourtant, nous sommes tombée presque par hasard sur un délicieux texte autobiographique intitulé «Le Grand Hotel Motke», signé de Dalia Wissgott-Moneta212, qui s'avère être la nièce par alliance de Motke Weinberger. Et nous avons pu ainsi éclairer quelques-uns des pans obscurs de cette histoire.

Martin Weinberger, Mordechaï selon son prénom juif (diminutif: Motke), parfois aussi appelé Marton, la forme hongroise de son prénom, ou «Maurice» lorsqu'il travaille en milieu francophone, est né le 29 août 1914 près de Michalovce, au sud-ouest de la région subcarpathique, dans ce qui était à sa naissance le royaume de Hongrie (part intégrante de l'Empire austro-hongrois) et qui sera après 1918 la Tchécoslovaquie (et actuellement la Slovaquie). La famille fait partie de la population hungarophone de la région. Ses parents, Eugen-Joel et Jeni (Jeannette) Weinberger, mariés en 1909, sont établis dans cette localité où semblent être nés tous leurs enfants, à l'exception du dernier, peut-être déjà né à Anvers. Ils s'établissent définitivement en Belgique en 1930, à Anvers.

Martin/Motke est le quatrième de six enfants. Ses sœurs aînées Marie (1910) et Thérèse (1911) sont mariées et mères de famille. Toutes deux ont épousé des compatriotes émigrés à Anvers, actifs dans la branche du diamant; Thérèse était peut-être déjà mariée avant son installation à Anvers. Son frère aîné Joseph (1913) a fait un apprentissage d'imprimeur à Anvers et y travaille comme ouvrier dans la branche, voire comme directeur de l'imprimerie de la Jüdische Presse213. Réputé «un garçon sérieux» par plusieurs témoins, il est marié depuis 1938, sans enfant. Motke a encore deux frères cadets. Edmund ou Edmond, né en 1920, donc après la Première Guerre mondiale et désormais en Tchécoslovaquie, travaille, selon les différentes déclarations de sa mère, soit comme tailleur, soit comme tailleur de diamants, soit comme boulanger, ou a aussi travaillé dans une usine; ce qui, d'une part, trahit la difficulté extrême qu'ont les jeunes gens juifs à travailler sous l'Occupation, et, d'autre part, masque peut-être un engagement dans un mouvement militant. Enfin, Alexander, né en 1925, apprenti imprimeur, réside encore au domicile de ses parents en 1942. Ce frère adolescent sera arrêté et déporté avec son père dans le convoi VI, le 29 août 1942; transféré à Dachau, libéré à Kaufering, il survivra à la déportation; mais pas son père, qui périt à Auschwitz.

En 1942, Motke est marié à Chana-Mindla Kochman, native de Krasnik en Pologne. Le couple a deux jeunes fils. Il réside à Anvers, à la Rolwaagenstraat 59 – officiellement du moins. En mai 1940, au moment de l'invasion, Motke a été le seul de la famille à fuir en France non occupée (on ne sait pas si c'est avec sa femme). Il a été interné au camp de Gurs, puis au camp de Brens (Tarn), puis est rentré à Anvers, nous ne savons pas à quelle date exactement. Nous connaissons mieux son métier: boulanger-confiseur. Il l'a appris avant la guerre, comme en témoigne sa nièce, qui se souvient du pain et des gâteaux fameux qu'il confectionnait dans l'atelier du grand hôtel acheté après la guerre, où elle passait ses vacances.

D'ailleurs, ses «clients» de la période de la clandestinité se réfèrent souvent à lui comme au

«boulanger d'Anvers».

211 Paul Wielenki – s'il s'agit bien de celui qui fonctionne comme passeur dans cette filière – est né en 1907 à Varsovie et a émigré avant guerre à Paris où il a travaillé comme cuisinier. Après l'exode, il s'établit à Nice, non sans avoir été interné dans un camp de Vichy et s'être évadé. En 1943, il réside dans la «colonie juive» de Megève sous protection italienne. Les 6 et 9 septembre 1943, il accompagne des fugitifs en route vers la Suisse, une fois un groupe organisé par les œuvres juives de Grenoble, une autre fois des protégés de l'Office

néerlandais (résistant) de Lyon. Il essaie d'entrer lui-même en Suisse, mais est refoulé à plusieurs reprises. Il semble s'établir alors à Seyssel (Haute-Savoie) et «travailler» à Aix-les-Bains en proposant ses services comme passeur à divers réseaux, moyennant (fort) paiement. Dès février 1944, il passera à cinq reprises au moins pour la filière Weinberger, assurant le tronçon d'Aix-les-Bains à la frontière genevoise. Il travaille aussi en

collaboration avec «Lucienne» (cf. infra V.5.10.3.2) et la fera elle-même passer en Suisse avec son mari.

Wielenki semble néanmoins toujours être resté «indépendant»; son «travail» lui a permis de gagner de fortes sommes. AEG Justice et police Ef/2-4524 et passim.

212 Texte [en allemand] publié dans BODEMANN, Y. Michal & BRUMLIK, Micha, [Ed.], Juden in Deutschland – Deutschland in den Juden: Neue Perspektiven. Göttingen, Wallstein, 2010.

213 Ce nom figure en allemand dans la source. Il s'agit peut-être de l'hebdomadaire De Joodsche Pers, qui a paru jusqu'en 1939. Cf. SAERENS, Etrangers dans la Cité…, p. 1036.

Edmond s'est marié lui aussi, en avril 1942, avec la jeune Maria Bulwik (1921). Ses noces ont été de courte durée, puisque Maria a été déportée le 29 août, dans le même convoi que son beau-père. Les mesures de déportation frappent très lourdement la famille de Motke Weinberger: outre son père, son jeune frère Alexander et sa belle-sœur Maria, qui ont peut-être obtempéré à la convocation pour le camp de Malines – le convoi VI étant «formé principalement avec les convoqués présents au camp de rassemblement», sauf 195 détenus amenés de force214 –, Motke y perd sa propre épouse, Chana, née comme lui en 1914, qui est déportée dans le convoi XIX, le dernier de l'année 1942, en compagnie de sa sœur cadette Jenta. Les deux femmes ont probablement été victimes de la traque omniprésente. Motke reste veuf avec deux enfants en bas âge, qui sont cachés dans un village près de Bruxelles, dans des familles chrétiennes, et qui survivront.

Le reste de la famille Weinberger a eu plus de chance.

Au début d'août 1942, le frère aîné, Joseph Weinberger, a été convoqué au travail obligatoire dans le Nord de la France, au camp de Dannes-Camiers. Il n'y effectue cependant qu'un mois avant de rentrer à Anvers (libéré ou évadé?) et de s'apercevoir que sa femme, Zisel Szajowitz, a été entre-temps convoquée à Malines – alors que les Allemands, dit-il, lui avaient fait croire qu'elle ne risquait rien. Par bonheur, elle a pu prendre la fuite le 30 août, en compagnie d'une des sœurs de Motke, Theresia Grünberger, du mari et de l'enfant de cette dernière. Ils sont en Suisse depuis le 27 septembre, ayant passé la ligne de démarcation à Bordeaux sans se faire prendre.

L'autre sœur de Motke, Marie Klein, se cachera jusqu'en février 1944 avec ses deux enfants et son mari (lui aussi rentré de déportation du travail le 3 octobre, avant la déportation collective à Auschwitz), avant de passer en Suisse dans un des convois organisés par son frère. Ils emmèneront la matriarche, Jeni Weinberger.

Entre-temps, les deux frères Motke et Edmund – par ailleurs privés d'ancrage familial par la disparition de leurs épouses respectives – se rapprochent de la lutte clandestine. Quel est leur environnement politico-résistant? D'après sa nièce, Motke était socialiste. Il avait appartenu au JASK (Jüdischer Arbeiter-Sportklub), le club sportif ouvrier d'Anvers, qui accueillait les jeunes immigrés, et où il pratiquait la boxe. Encore à l'âge de la retraite, relate-t-elle, il lisait les journaux socialistes flamands et votait socialiste. Petite ou grande histoire? Difficile à dire.

Le fait est que les deux frères (et peut-être le troisième) co-organisent la filière que nous décrivons plus bas et exfiltrent en priorité de Belgique des membres de leur clan familial et de leur entourage anversois immédiat, notamment trois des sœurs de Chana Kochman et leurs familles. Presque tous les fugitifs qui parviennent en Suisse grâce à cette filière sont ouvriers ou artisans215, et presque tous sont des immigrés, parfois anciens, de Pologne ou de Russie, ce qui dénote bien un ancrage dans le milieu qui donne naissance aux partis ouvriers, Bund ou parti communiste.

Les convois commencent en septembre 1943. Joseph Weinberger passera lui-même en février 1944, Edmund en mars. Mais le réseau n'est pas seulement familial: il comptera près de 300

«clients». Le dernier convoi arrive à la frontière le 20 juin 1944. Motke Weinberger ne passera jamais en Suisse.

Après la Libération, le grand organisateur revient à Anvers, réintègre son appartement de la Rolwaagenstraat qui a été pillé par les Allemands en 1943, et épouse sa complice et assistante Thea Taube Langermann, une juive d'origine allemande, native de Duisburg en Rhénanie du Nord, dont le père et le frère ont été déportés de Belgique. Elle a organisé et convoyé les convois à ses côtés sous le pseudonyme de «Marie-Louise Laroche»216. Ensemble, ils

214 KLARSFELD et STEINBERG, Mémorial…, p. 23.

215 Parmi les réfugiés de la filière qui ont indiqué une profession, nous trouvons 17 fourreurs (et 2 fourreuses), 18 couturières (et 1 brodeuse), 17 tailleurs, 14 ouvriers diamantaires (et 1 ouvrière diamantaire), 7 maroquiniers (et 1 maroquinière), 3 modistes, 3 domestiques, 1 ouvrier (et 2 ouvrières), 1 pâtissier, 1 boucher, 1 restaurateur, 1 cordonnier, 1 électricien, 1 peintre en bâtiment, 1 imprimeur, 1 bijoutier, 1 fondeur de plomb, 1 emballeur, une manucure. Parmi les métiers à «col blanc», seulement 9 commerçants, 1 fondé de pouvoir, 2 employés de bureau, une infirmière et une institutrice. La proportion de femmes qui travaillent est remarquable.

216 C'est Edmond Weinberger qui, au cours d'un interrogatoire, révèle que «Marie-Louise Laroche» se nomme en réalité Langermann. AEG Justice et Police Ef/2-6718. Le texte autobiographique de Dalia Wissgott-Moneta, fille de la sœur de Thea Weinberger-Langermann, nous a permis de faire le lien avec ce nom qui apparaît dans les archives.

rachètent en 1952 le Grand Hôtel de Knokke, dont ils feront un haut lieu de l'hôtellerie et de la restauration juives casher de Belgique, devenu célèbre dans le monde juif sous le nom de

«Grand Hôtel Motke», avant de fermer en 1980. Motke a connu une retraite paisible. Il semble qu'il ait été décoré (davantage pour son renom dans l'hôtellerie que pour ses faits de résistance?), mais qu'il soit toujours resté discret sur ses actions.

II.3.3.3.2. Les débuts incertains de la filière

Le 25 septembre 1943, dans la plaine du Loup à Norcier, près de Saint-Julien, arrive un groupe de sept fugitifs ayant quitté la Belgique seulement quelques jours auparavant; c'est quasiment la première fois depuis l'occupation de la zone sud en novembre 1942 que des juifs arrivent directement de Belgique à la frontière genevoise. Il s'agit d'un couple sans enfant (la femme est une des belles-sœurs de Motke) et de trois jeunes femmes: deux sont sœurs et célibataires, la troisième a un bébé d'un an dont le père est déporté. Cette dernière seule sera admise, conformément aux instructions. Mais l'une des célibataires a donné un faux nom, justifiant le fait qu'elle vient avec un petit garçon de 5 ans, dont on ne comprend pas bien si elle le présente comme son fils ou son neveu. L'enfant seul est accueilli, pas sa «mère»; les autorités suisses établiront par la suite sa vraie identité217.

Il ressortira d'interrogatoires plus tardifs que c'était là la première tentative d'une nouvelle filière Belgique-Suisse, animée par le mystérieux «Israel». Le groupe est sorti de Belgique par la douane de Mouscron près de Lille (où la complicité de douaniers ou de cheminots semble évidente), a gagné Roubaix, puis Nancy, s'est dirigé directement vers Lyon, Aix-les-Bains et Annemasse, où il a dû se renseigner avant de passer la frontière en un point très pratiqué par des passeurs locaux, à cette date précise, soit deux semaines après la réoccupation de la zone italienne par les Allemands.

C'est le premier contact de l'organisation avec les instructions d'accueil suisses, sévères et restrictives. Elle réfléchit certainement, à la suite de ce demi-échec, aux conditions qu'il faut réunir pour être accueilli en Suisse. Mais plutôt que de renoncer, elle décide de les contourner, et ce ne sera possible qu'en falsifiant plus massivement les identités. Entre-temps, tous les refoulés sont rentrés à Bruxelles sains et saufs.

Trois semaines plus tard, le 12 octobre, un groupe de huit fugitifs se présente au même endroit. Cette fois, ce sont des familles toutes admissibles. Le convoi a été organisé par Edmond Weinberger, comme il le reconnaîtra plus tard. Il comprend une amie de Joseph Weinberger, Ilona H., et son fils de 2 ans; un couple L. et leur fille de 5 ans; et un couple W.

et leur fille de 4 ans. Tout est pour le mieux pour les Suisses, sauf que la vérité apparaîtra six mois plus tard: la fille des L. est entrée sous son vrai nom, mais ses parents ne sont autres que le couple refoulé le 25 septembre, rentré en Belgique et revenu sous une fausse identité et un faux état civil. Quant au couple W., il est encore plus «recomposé»: la petite fille est en réalité la fille d'Ilona H., qu'elle a «prêtée» aux W. Marcel Warschitsky (c'est son vrai nom) est un évadé du convoi XXIIA de Malines, qui a sauté du train le 20 septembre 1943; mais sa prétendue épouse est en fait son amie Johanna M., une catholique belge. Ils se marieront en tout bien tout honneur pendant la guerre, et le couple, contrairement à une série d'autres, ne sera pas sanctionné pour ses fausses déclarations.

II.3.3.3.3. Montée en puissance

La filière semblant cette fois bien rodée, l'organisation décide de la faire monter en puissance.

Il y aura encore deux convois en 1943, puis ce sera le feu d'artifice en 1944: cinq groupes convoyés en janvier, trois en février, huit en mars, cinq en avril. L'affaire des fausses identités éclatera à ce moment-là et entraînera de grosses sanctions. Il y aura pourtant encore deux ultimes groupes, un en mai et un en juin.

Au total, vingt-sept convois de la filière Weinberger amèneront 291 personnes à la frontière, dont 270 sont parties directement de Belgique (les 21 autres s'agrégeant aux groupes à Aix-les-Bains). Dans six cas, les fugitifs accueillis avaient précédemment été refoulés une fois, ce qui porte le nombre des personnes physiques à 285 (dont 264 en provenance directe de

217 Selon notre vérification, il semble que ses deux parents aient été déportés quelques mois auparavant; il n'était pas apparenté aux deux sœurs célibataires.

Belgique). 17 personnes ont été définitivement refoulées à la frontière, dans plusieurs cas avec des conséquences tragiques: les refoulements d'avril 1944, nous le verrons, vont entraîner la déportation de deux couples.

Les groupes 3 et 4, passés fin 1943, comportent chacun un évadé: Aron Schwarzbaum, 44 ans, peintre en bâtiment à Anvers, s'est évadé du convoi XIV, le 24 octobre 1942; Salomon Kleinmann, 34 ans, employé en soierie à Bruxelles depuis 1941, venu d'Anvers, s'est évadé, comme Marcel Warschitsky, du convoi XXIIA, et certainement du même wagon, puisqu'ils ont des matricules fort proches (422 et 425). La filière héberge donc des personnes particulièrement menacées. Son autre caractéristique, qui se développe toujours davantage, est la composition de fausses familles. Dans le groupe 3 par exemple, Isaac S., un restaurateur de 40 ans, marié (mais pas à la femme qui voyage avec lui), présente celle-ci, Zisel Z., comme sa femme légitime, et la (vraie) fille (cadette) de cette dernière, Paula Z., 4 ans, comme sa fille.

Simultanément, Zisel Z. a «prêté» sa fille aînée, Sarah Z., 6 ans (mais rajeunie à 5) à leur compagnon de «voyage» Aron Schwarzbaum (un évadé de convoi de déportation) et à sa prétendue épouse, qui est en réalité Lily L., célibataire.

De quoi donner le tournis tant à l'historien qu'aux autorités suisses, qui, à cette date, ne se doutent encore absolument pas de l'ampleur de ces falsifications d'identité qu'on trouvera dans tous les groupes et internent – fort heureusement – tous les fugitifs qui leur apparaissent conformes aux instructions fédérales.

Certains fugitifs refusent peut-être les stratagèmes qui leur sont proposés (ou imposés, comme on le verra); ou alors, il n'y a pas assez de femmes ni de jeunes enfants pour en attribuer à chacun. C'est le cas de Salomon Kleinmann, qui «voyage» seul, ce qui entraîne presque son refoulement, empêché in extremis par une intervention de la Division de police: sa qualité d'évadé a peut-être joué en sa faveur.

II.3.3.3.4. Le recrutement et la route

Ce sont, semble-t-il, les frères Weinberger, Motke principalement, qui recrutent leurs

«clients» à Bruxelles. Motke y est connu sous le nom de «Wilhelm» ou «Willy», le

«boulanger d'Anvers». Il est joignable au café «Gambrinus» à la chaussée de Louvain (située entre Schaerbeek et Woluwe-Saint-Lambert), où le patron le connaît sous ce nom; mais aussi au café du Cheval-Blanc à la rue du Midi (en plein centre ville).

«Willy» annonce d'emblée à ses «clients» quelles sont les conditions du passage: il faut se présenter aux autorités suisses avec un profil conforme aux critères de tolérance des Suisses, le principal – voire le seul selon lui – étant d'être une famille avec un enfant de moins de six ans. Ce projet dessine d'emblée deux groupes de «clients»: les demandeurs et les pourvoyeurs de jeunes enfants. L'âge étant facile à falsifier en période de restrictions alimentaires, la filière acceptera des enfants jusqu'à 10 ans. Demandeuse, Mariette Schuman218, d'Anvers (domiciliée à Bruxelles depuis un an), mariée sans enfant et dont le mari, diamantaire, a été déporté dans le convoi XVI219, a mis cinq semaines à joindre «monsieur Willy», qu'elle a finalement trouvé au café «Gambrinus». En février ou mars 1944, il l'informe qu'elle doit attendre jusqu'à ce qu'il ait «un enfant à disposition»: elle «prendra» alors avec elle la petite Any S. (10 ans, rajeunie à 5)220, dont la mère fait partie de son même convoi avec son (vrai) fils de 3 ans – mais sous un autre nom, «mariée» à Meyer Kerner221, et de surcroît accompagnée d'un «fils»

de (prétendument) 16 ans, qui est en réalité un jeune évadé du convoi XVI de Malines, Jacob Niechicki222, 17 ans. «C'est le passeur Motke qui a organisé cette comédie de former ces familles, car il nous a assuré qu'on ne pouvait pas entrer en Suisse sans enfants». Le convoi passe le 21 mars.

D'autres fugitifs s'expriment de manière moins vindicative: Tauba Billauer223, qui sera refoulée avec son (vrai) mari le 17 avril 1944 (le couple vit à Anderlecht, le mari est ouvrier

218 AEG Justice et Police Ef/2-6607.

219 Israel Schuman, né le 28 février 1905, déporté XVI/ 570 (31 octobre 1942).

220 AEG Justice et Police Ef/2-6607, 6614, 6784.

221 AEG Justice et Police Ef/2-6614.

222 AEG Justice et Police Ef/2-6614.

223 AEG Justice et Police Ef/2-6929.