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LA FUITE DE HOLLANDE ET DE BELGIQUE VERS LA SUISSE

II.3. La fuite des juifs de Belgique

II.3.1. Les juifs de Belgique en chiffres

II.3.1.3. Les juifs en Belgique: nationaux, immigrés et réfugiés

Ce qui est en revanche certain, c'est que les juifs de Belgique sont en très grande majorité de nationalité étrangère.

Le «tableau statistique» de 1980 (ci-dessus: a) donne le chiffre de 4'341 nationaux belges sur 65'696: cela représente 6,6% des juifs résidant en Belgique, une minorité si petite que Steinberg peut la qualifier de «bruit statistique». À la veille de la déportation, en août 1942,

23 Pour le détail, se référer à KLARSFELD & STEINBERG, Mémorial de la déportation des juifs de Belgique, 1982. Version revue et augmentée: STEINBERG & SCHRAM, Malines-Auschwitz, 1942-1944: La déportation des juifs et des tsiganes de Belgique, 2009. Nous avons essentiellement travaillé avec la première version, mais nous citons les chiffres (d'ailleurs peu modifiés) de la seconde.

les Allemands estiment qu'il en reste 3'000 dans le pays. Lorsque le plan Iltis (la déportation des juifs belges) est déclenché le 1er septembre 1943, il va faire 794 victimes, déportées dans le convoi XXII B.

De quelle nationalité sont les autres? Outre des juifs néerlandais, installés généralement depuis longtemps dans le pays, surtout à Anvers où ils sont actifs dans la branche du diamant, on peut distinguer deux groupes. D'une part, les immigrés venus pour des raisons surtout économiques, en deux vagues: à la fin du XIXe siècle, de Galicie austro-hongroise et de l'Empire russe; puis, dans les années 1920, de la jeune Pologne née par les traités de 1919 sur les débris des empires russe, allemand et autrichien. D'autre part, les réfugiés politiques du grand Reich allemand, qui émigrent dès l'avènement de Hitler en 1933, après l'Anschluss de l'Autriche en mars 1938, après la «Nuit de cristal» en octobre de la même année, enfin après l'occupation de la Bohême-Moravie en mars 1939.

II.3.1.3.1. Tableau de la population juive avant la guerre

Lieven Saerens a donné un tableau statistique et historique complet de la population juive de Belgique avant et pendant la guerre24, duquel nous tirons les données suivantes:

Aux termes du recensement de 1930, l'agglomération d'Anvers25 (484'350 habitants) compte 49'672 étrangers (soit 10,3% de sa population). De ces étrangers, la moitié (environ 25'000) sont juifs. De ces juifs étrangers, la moitié (soit quelque 12'500) sont Polonais, un dixième (soit 2'500) sont Néerlandais, un vingtième (soit 1'250) sont Russes, les autres sont Roumains, Tchèques, etc.

A la même date, l'agglomération de Bruxelles26 (869'281 habitants) compte 73'405 étrangers (soit 8,4% de sa population). Parmi ces étrangers, 21'000, soit un gros quart, sont juifs. De ces juifs étrangers, la moitié (quelque 10'500) sont Polonais.

A Bruxelles, les juifs vivent dispersés, dans la ville elle-même et dans les communes extérieures. A Anvers, ils vivent groupés dans les quartiers qui entourent la gare centrale, et ils ont en outre une forte tendance à habiter regroupés selon leur pays d'origine. Cette concentration, typiquement anversoise, sera un facteur de grande facilitation pour les Allemands au moment d'y organiser des rafles.

Saerens estime donc à quelque 50'000 la population juive de Belgique en 1930.

Mais celle-ci croît fortement du fait de l'arrivée des réfugiés allemands, autrichiens, tchèques et apatrides du grand Reich, lesquels s'installent majoritairement à Anvers et à Bruxelles, avant d'être, pour partie, internés dès octobre 1938 dans des centres d'accueil27. Ces centres ou camps sont: Merksplas (près de Turnhout, province d'Anvers), un camp destiné aux hommes de 20 à 40 ans et de loin le plus important; Marneffe (près de Huy, province de Liège), un camp de familles; Eksaarde (près de Lokeren, Flandre-Orientale), un camp pour les jeunes; et Hal (province de Brabant). Les internés étaient souvent déplacés d'un camp à l'autre, ce qui brouille la question du nombre des hébergés. Au total, l'historien, travaillant sur les recensements d'avant-guerre et des sources variées et fournies concernant les réfugiés, hasarde le chiffre de 26'400 réfugiés arrivés en Belgique (et quelques-uns repartis) au 10 mai 1940, dont 22'000 venus avant la mi-juin 1939. Il aboutit donc (comme nous) à une estimation de la population juive de Belgique comprise entre 70'000 et 75'000 à la veille de l'occupation28.

En 1939, selon Saerens, la population juive du grand Anvers est de 35'500, donc accrue de 10'000 réfugiés. Anvers est à ce moment la ville de Belgique qui compte le plus d'étrangers.

Les 35'000 autres juifs du pays sont majoritairement installés dans la région bruxelloise, mais aussi à Liège, Charleroi et ailleurs, jusqu'à ce que l'ordonnance allemande du 29 juin 1941 leur interdise tout autre domicile que les quatre villes principales.

24 SAERENS, Etrangers dans la Cité…, pp. 44-51; pp. 226-245; pp. 641-650.

25 Soit Anvers-ville, Borgerhout et Berchem.

26 Soit Bruxelles-ville, Schaerbeek, Ixelles, Saint-Gilles, Anderlecht, Uccle, Etterbeek, Sint-Josse-ten-Noode et Forest.

27 Sur les centres d'accueil (ou plutôt d'internement) belges, voir SAERENS, Etrangers dans la Cité…, p. 244-245; BERVOETS, La liste de Saint-Cyprien, pp. 95-104.

28 SAERENS, Etrangers dans la Cité…, p. 241.

Mais les chiffres sont impossibles à fixer avec précision. Beaucoup de juifs étrangers sont en transit ou parviennent à quitter la Belgique avant la guerre. Les sources sont donc, selon Saerens, confuses et contradictoires, du fait de nombreuses expulsions et de renvois vers la Hollande ou la France.

II.3.1.3.2. Tableau de la population juive sous l'Occupation

Lieven Saerens a pu en revanche établir des chiffres plus précis pour la période qui suit décembre 1940, quand un certain nombre de juifs sont partis au moment de l'exode et ne sont pas revenus (et que d'autres ont été déportés à Saint-Cyprien).

Pour la fin de 1940 (date du recensement sur ordre allemand), il propose, en extrapolant à l'ensemble de la population les chiffres connus seulement pour les plus de 15 ans, un total de 55'599 juifs, et la répartition suivante: 53% à Anvers, 40% à Bruxelles, 3% à Liège et 4%

dans le reste du pays.

Un deuxième recensement des juifs est ordonné le 29 juin 1941 par le secrétaire général de l'Intérieur et de la Santé, le collaborationniste Gérard Romsée, recensement qui donne à voir une autre répartition de la population. A cette date, sur un total de 42'652 juifs sans les enfants, 40% résident dans l'agglomération anversoise et 51% dans la bruxelloise. Les chiffres des deux grandes villes se sont donc inversés au cours du premier semestre de 1941. Le mouvement s'amplifie encore pour donner, en octobre 1941, 38% pour Anvers et 53% pour Bruxelles.

Plusieurs événements expliquent ce renversement. D'une part, un certain nombre de juifs étrangers expulsés en décembre 1940 d'Anvers vers les localités du Limbourg, mais autorisés entre mars et juillet 1941 à rentrer à la maison, ont reçu l'ordre de s'établir désormais à Bruxelles. Mais surtout, et nous le percevons très bien dans leurs interrogatoires, les juifs ont le sentiment d'être moins entravés, moins surveillés, un peu moins persécutés peut-être, à Bruxelles, et ils sont nombreux à passer de la métropole flamande à la capitale francophone.

L'année 1941 semble être, pour beaucoup de juifs, celle de l'accommodation et de l'attentisme: ils cherchent à survivre entre les mailles du filet, et souvent, le filet semble moins serré à Bruxelles. Ils sentent peut-être aussi que leur trop grande concentration géographique à Anvers les expose davantage à une menace générique dont ils ne savent encore rien de précis.

Il est probable aussi que le mouvement vers la zone francophone s'accentue en 1942 du fait que l'activité de résistance, et donc de planque, est plus forte en Wallonie, ce dont témoignent certains parcours de réfugiés ayant fui Anvers ou même Bruxelles pour la campagne carolorégienne ou namuroise29.

De mars à mai 1942 a lieu un troisième recensement, effectué, cette fois, par l'Association des Juifs en Belgique; ses résultats, qui comprennent la nationalité, ont été communiqués à la Sipo-SD et sont conservés. Cette source précieuse ne donne pas de résultats complets, car les juifs se méfient de plus en plus de tout recensement; mais elle a permis à Lieven Saerens de cartographier la population juive d'Anvers et de Bruxelles au printemps 1942, avant le déclenchement de la déportation30:

L. SAERENS, Nationalité des juifs d'Anvers et de Bruxelles (y compris les apatrides des origines correspondantes), mai 1942

Nationalité Anvers Bruxelles

Belges 8,2% 5,3%

Néerlandais 10,8% 1,8%

Polonais 54,3% 58,5%

Allemands 4,2% 21%

Tchèques 7,9% 2,2%

Russes 4,6% 3,8%

Roumains 5,9% 2,6%

autres 4,1% 4,8%

Dans l'une et l'autre ville, les Polonais et ex-Polonais arrivent donc largement en tête. Les nationaux belges sont légèrement plus représentés à Anvers, de même que les juifs

29 Pour ne donner qu'un exemple, la famille de Betty Jacubowitz (cf. infra II.3.3.2.2), originaire d'Anvers, se cache dès le début de l'été 1942 en Wallonie à plusieurs endroits successifs, en dernier près de Mons.

30 SAERENS, Etrangers dans la Cité…, p. 644-649.

néerlandais, pour la plupart actifs dans la branche du diamant. Les réfugiés allemands sont pratiquement concentrés à Bruxelles, où ils sont cinq fois plus nombreux qu'à Anvers; au contraire, les Tchèques sont plus nombreux à Anvers.

II.3.1.3.3. Les réfugiés du grand Reich

Les réfugiés du grand Reich seront nombreux à fuir ultérieurement en Suisse. 260'000 juifs quittent l'Allemagne entre janvier 1933 et mai 1940, dont la moitié de 1938 à 1940; ils sont 10'000 à choisir la Belgique comme terre d'asile entre janvier 1933 et février 1938 et 30'000 entre l'annexion de l'Autriche et le 10 mai 1940. Combien sont restés en Belgique à la veille de l'occupation? Aucun chiffre définitif n'est disponible. Steinberg signale que 7'531 juifs allemands de Bruxelles dépendent matériellement du comité d'assistance Œuvre de secours des juifs d'Allemagne au 31 décembre 193931. Une autre estimation de l'ordre de grandeur est fournie par la liste des juifs «ennemis» déportés à Saint-Cyprien, soit entre 4'419 et 8'000.

Sociologiquement, selon Steinberg, l'émigration en Belgique est un exil. Ce sont d'abord des entrepreneurs, notamment rhénans, de la région de Cologne, qui délocalisent leur firme en Belgique, puis des «petites gens». Comme par exemple Ernst Rothschild32, de Francfort, qui n'a aucun lien avec la famille de banquiers. Il est employé (on dirait cadre, de nos jours) d'une firme métallurgique allemande, mais la régression sociale de sa famille, qui compte trois fils, a commencé même avant 1933, lorsque le père s'est vu interdire, en tant que juif, de représenter sa firme auprès des Chemins de fer allemands. Les Rothschild se résolvent à l'émigration en Belgique, où le père devient voyageur de commerce en fournitures pour chaussures et arrive péniblement à nourrir sa famille. Les trois fils passeront en Suisse à travers de nombreuses péripéties, les parents survivront cachés en Belgique.

Nous avons tenté de vérifier l'hypothèse sociologique en relevant, dans l'échantillon des 2'773 passages de Belgique en Suisse que nous avons constitué33, les professions des 496 Allemands et Autrichiens qu'il comprend. Nous n'avons cependant pas pu retenir les nationaux polonais, ex-polonais et tchèques ayant vécu en Allemagne ou en Autriche avant leur émigration (et considérés de ce fait comme «réfugiés d'Allemagne»), parce que nos sources n'étaient pas suffisamment explicites ni homogènes; leur prise en compte viendrait probablement grossir la catégorie des commerçants et des artisans.

Profession des réfugiés juifs du grand Reich en Belgique, passés en Suisse (sous-échantillon 496/ 2'773)

Type de profession Détail des professions Total par

type % par type Professions intellectuelles / libérales Médecin: 3

Pharmacien: 1

Avocat, juge, juriste (docteur en droit): 8 Docteur en sciences politiques: 2 Professeur (avec titre de docteur): 2 Rabbin: 1

Pasteur: 1 Architecte: 3

21 4,2%

Banque et industrie (fabricants,

entrepreneurs) Banquier / directeur de banque: 3

Industriel (ss préc.) / entrepreneur commercial: 12 Industriel (textiles): 2

Industriel (maroquinerie): 1 Industriel (chimie): 1 Industriel (bois): 1 Industriel (papier): 1

21 4,2%

Médias Journaliste / rédacteur: 5

Sténographe de presse: 1 Interprète: 1

6 1,2%

Professions artistiques Acteur: 3 8 1,6%

31 STEINBERG, Les cent jours de la déportation…, p. 39.

32 AEG Justice et Police Ef/2 alpha carton 102 (R-43); Hans-Erwin Rothschild, le fils, a retracé l'histoire de sa famille dans un texte intitulé «My life during World War II», qu'il nous a aimablement communiqué en 2002.

33 Pour la constitution de cet échantillon, cf. infra II.3.2.1.

Musicien: 1

Professions commerciales Négociant / commerçant (sans précision): 34 Commerçant (confection, textiles): 3

Employés et fonctionnaires Employé de bureau/ secrétaire/ comptable: 6 Employé de commerce / de banque: 4

Si l'on compte seulement les actifs (248 personnes), à l'exclusion des femmes sans profession et des jeunes au-dessous de 18 ans, on obtient, par ordre de grandeur et avec quelques

regroupements:

Profession par catégories

Professions commerciales 47 19%

Professions techniques de niveau supérieur / médias / 35 14,1%

professions artistiques

Professions artisanales 28 11,3%

Professions intellectuelles / libérales 21 8,5%

Banque et industrie (fabricants, entrepreneurs) 21 8,5%

Etudiants (au-dessus de 18 ans) 21 8,5%

Professions techniques de niveau inférieur 20 8%

Employés et fonctionnaires 19 7,6%

Professions peu qualifiées 3 1,2%

Profession inconnue 33 13,3%

Total 248 100%

Les Allemands et Autrichiens fuyant le grand Reich vers la Belgique (puis vers la Suisse) sont donc, à en croire notre échantillon, en premier lieu des commerçants (19%) et des artisans (11,3%), avec une frange importante d'entrepreneurs et de banquiers (8,5%); soit au total 38,8% (un gros tiers) d'indépendants, dont probablement seule une minorité a pu poursuivre ses affaires ou son commerce dans son pays d'accueil.

Suivent les professions libérales (8,5%) et les étudiants (8,5%), ainsi que les professions qui exigent des études poussées ou une longue formation (highly skilled), à savoir celles que nous avons appelées «techniques de niveau supérieur», ainsi que les professions artistiques et dans les médias (14,1% au total). Un petit tiers (31,1%) de nos réfugiés appartient à ces catégories;

à part sans doute les étudiants, ceux-là n'ont probablement pas pu non plus continuer l'exercice de leur profession après leur émigration.

Enfin, 16,8% des réfugiés sont fort probablement des salariés plus modestes, soit qu'ils exercent une profession que nous avons qualifiée de «technique de niveau inférieur» (métiers du bâtiment, mécanique, électricité), un emploi de bureau, un emploi public, un emploi social ou une occupation peu qualifiée.

Il est d'ailleurs probable que, dans cette catégorie et peut-être dans celle des artisans, certains réfugiés aient indiqué le travail qu'ils font dans l'exil (agriculteur, ouvrier agricole, domestique) plutôt que leur métier antérieur. En revanche, ce sont souvent ces réfugiés-là qui ont trouvé un travail rémunéré dans l'exil et qui ont le moins dépendu des fonds d'entraide.

Faut-il donc vraiment parler d'un exil de «petites gens», alors que les indépendants et les travailleurs hautement qualifiés (highly skilled) représentent près des deux tiers des émigrés?

N'ayant pas de données sur leur niveau économique avant l'exil (le terme de «commerçant»

peut recouvrir le directeur d'une entreprise importante aussi bien que l'épicier exerçant avec sa femme), nous ne trancherons pas sur ce point. Tout au plus remarquerons-nous – ce qui va dans le sens de l'affirmation de Steinberg – qu'il n'y a pas réellement parmi eux de personnalités de premier plan dans le domaine politique, scientifique ou artistique.