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LA FUITE DE HOLLANDE ET DE BELGIQUE VERS LA SUISSE

II.2. La fuite des juifs de Hollande 1. Les juifs de Hollande en chiffres

II.2.4. Petites failles et minuscules portes de sortie

II.2.4.2. Les motifs prépondérants de la fuite

Les fugitifs de Hollande perçoivent leur situation avec diverses nuances et allèguent des motifs variés pour leur fuite. Notre analyse de ces motifs connaît, bien entendu, des limites.

Premièrement, nous n'avons ces données que pour la moitié des fugitifs. Deuxièmement, nous ne pouvons nous appuyer que sur ce qu'ils disent dans leur interrogatoire. Troisièmement – et ceci est vrai de tous les interrogatoires de fugitifs utilisés dans notre étude – les termes qu'ils utilisent peuvent ne pas être exactement les leurs, mais ceux dans lesquels leurs propos sont rendus par ceux qui rédigent leur déclaration, à savoir des gendarmes d'armée ou des fonctionnaires de police; néanmoins, ils doivent pouvoir se reconnaître dans cette déclaration, puisqu'ils la signent.

Quatrièmement, certaines déclarations vagues évoquent simplement les «mesures prises contre les juifs», cachant sans doute des menaces plus précises qui ne sont pas mentionnées

66 Cette réflexion émane, à notre avis, davantage du témoin (qui aurait souhaité des leaders juifs différents) que de l'historien. En Belgique, comme le relèvent Griffioen et Zeller, ce sont les organisations sionistes, socialistes et communistes auxquelles adhéraient un grand nombre des juifs immigrés, et non la communauté juive de Belgique ou l'AJB, qui ont formé le noyau de la résistance. Or ces formations politiques étaient, soit inexistantes, soit bien moins influentes en Hollande.

67 GRIFFIOEN & ZELLER, «Jodenvervolging in Nederland en België…», p. 35.

expressément. Ce peut être par prudence, eu égard à ce que les fugitifs savent de la neutralité suisse; mais ce peut aussi être dû à l'incrédulité de ceux qui transcrivent les propos des fugitifs, ou encore à la routine de leur exercice. Ce caractère de généralité vague nous empêche de classer ces témoignages dans une catégorie plus précise.

Ces restrictions posées, on peut néanmoins classer les motifs prépondérants du départ des juifs de Hollande en sept catégories. Lorsque des éléments de deux ou plusieurs catégories sont présents, nous avons choisi le motif qui nous paraît occuper le premier plan.

Les motifs du départ peuvent être les suivants:

1) Des motifs patriotiques: le fugitif veut reprendre la lutte contre l'Allemagne; il doit donc en priorité gagner l'Angleterre pour s'enrôler dans les armées alliées;

2) Des motifs économiques: le régime nazi a ruiné la situation du fugitif, qui n'a plus aucune possibilité de continuer à vivre en Hollande;

3) La volonté d'émigrer pour refaire sa vie: soit aux colonies néerlandaises (dès janvier 1942 ce sont uniquement celles d'Amérique – Curaçao ou Surinam –, puisque les Indes néerlandaises ont à cette date été envahies par le Japon), soit aux Etats-Unis, en Palestine ou en Angleterre, mais sans motif patriotique; la Suisse est alors vue comme une plate-forme d'attente;

4) Des motifs vitaux, vaste catégorie qui regroupe toutes les menaces contre la liberté et la vie du fugitif, mais à l'exclusion de la convocation pour la déportation en camp de travail ou «en Allemagne». Le fugitif résume souvent ces motifs par «la vie est devenue intenable»:

impossibilité pour un juif de vivre avec son conjoint non juif; arrestation de membres de sa famille; menace d'arrestation pour diverses raisons, y compris politiques (pour avoir écrit des articles qui ont déplu, pour avoir aidé d'autres juifs à se cacher ou à fuir); vision de rafles opérées près de son domicile; enfin, menace diffuse de la déportation et de la mort qui rôde, même en l'absence d'une convocation personnelle;

5) La convocation en camp de travail (pour les hommes seulement, dès le début de 1942);

6) La convocation (oproeping) pour la déportation «vers l'Allemagne» (sans distinction d'âge ou de sexe, dès le 6 juillet 1942);

Motifs vitaux: crainte pour la liberté ou la vie (y

compris rafles, mais sans convocation) 80 132 212 39,2% 65,8%

Cette répartition des motifs appelle, à notre sens, les commentaires suivants:

Un quart environ (24,6%) des fugitifs ne s'expriment pas avec précision ni clarté sur la raison exacte de leur fuite. Cela peut être simplement dû à la paresse du fonctionnaire qui prend leur déclaration. Les gardes-frontière, gendarmes civils et gendarmes d'armée genevois, en particulier, usent et abusent de formules creuses (et fautives) comme «mesures prises au sujet des déportations juives». Une interprétation plus «psychologisante» pourrait tenir compte du choc subi par une population essentiellement bourgeoise, relativement bien intégrée, brusquement exposée à des mesures anti-juives d'une inconcevable brutalité; un choc si violent que les paroles

ne viennent pas forcément avec facilité pour nommer les choses par leur nom. En effet, en comparaison des fugitifs de Belgique, ceux de Hollande sont plus nombreux à s'exprimer peu ou mal au sujet de leur fuite.

Des motifs extérieurs aux mesures anti-juives proprement dites concernent 9,6% des cas: 5,9%

des partants gagnent la Suisse pour des motifs patriotiques: certes, ils sont juifs, mais ils sont surtout Hollandais et résistants, c'est-à-dire opposés à l'occupation nazie, et veulent se battre contre les Allemands. En conséquence de quoi, ils cherchent avant tout à réintégrer une position militaire dans l'une des armées alliées. Une toute petite fraction des fugitifs (1,1%) met au premier plan l'impossibilité de poursuivre son existence économique, l'occupant l'ayant complètement ruinée. Enfin, 2,6% des fugitifs pensent pouvoir émigrer, via la Suisse, dans les colonies néerlandaises, une solution adaptée au temps de la paix mais non au temps de la guerre;

une option, en somme, qui est mise à exécution trop tard, à une date où elle est devenue impossible.

Ce qui nous semble réunir ces trois catégories de motivations, c'est la place secondaire donnée à la menace nazie sur la liberté et la vie des individus en tant que juifs. L'attaque frontale et totale contre la population juive n'est pas perçue en tant que telle.

La très grande majorité des motifs (65,8%, soit les deux tiers) réside dans la menace vitale qui pèse sur les juifs en tant que tels. On pourrait même considérer que la convocation au travail obligatoire (6,6%) et l'oproep à la déportation «en Allemagne» (20%) ne sont que des sous-catégories de la menace diffuse ressentie par la population juive prise au piège.

Il est probable que ce chiffre devrait être augmenté d'une bonne proportion des «motifs imprécis»

(une correction que nous ne faisons pas).

Citons pour exemple un cas que nous classons dans les «motifs vitaux», mais non spécifiques (39,2%). Josef Keijzer68, 26 ans, Hollandais, célibataire, est agent en textiles dans la firme de son père à Amsterdam, un grossiste en soies réputé. En juin 1942, son affaire doit être liquidée sur ordre allemand; Josef K. se retrouve sans emploi. Grâce à son amie – peut-être «aryenne» –, il obtient une exemption de déportation, alors même que plusieurs rafles ont déjà eu lieu et que

«presque tous les juifs mâles ont été déportés en Pologne» (pour le travail obligatoire). Le 17 juillet, son père, âgé de 70 ans et quasiment retiré du commerce, est emprisonné «pour des raisons inconnues», dit Josef K.; sa mère est décrétée chef de famille. Josef K. démarche alors tous les bureaux allemands pour faire libérer son père, en vain: ce dernier est interné au camp de Westerbork, où il mourra, peut-être suicidé, six mois plus tard. Josef K. s'entend dire: «Pourquoi êtes-vous encore là?». Il se cache désormais durant toute la période des rafles. La situation devenant intenable, il fuit le 14 août 1942 en Belgique avec des amis, après avoir en vain tenté de convaincre sa mère de venir avec lui. Celle-ci se sent trop faible pour fuir et espère encore pouvoir retrouver son mari; elle sera déportée au début de 1943. Josef K. passe en Suisse avec un groupe de fugitifs le 13 septembre 1942. Il déclare vouloir aller en Grande-Bretagne pour intégrer l'armée britannique; il semble néanmoins que, dans son cas, la volonté de sauver sa vie ait été prépondérante.

Bien entendu, les motifs du départ s'inscrivent aussi dans une chronologie, qui est celle du calendrier de la mise en œuvre de la politique nazie anti-juive aux Pays-Bas. Il y a donc une corrélation entre la date de départ et le motif allégué, mais il est intéressant de voir que cette corrélation n'est pas absolument linéaire; elle l'est moins qu'en Belgique, où il y a, par exemple, en proportion, beaucoup moins de départs pour des raisons patriotiques – ce qui s'explique, en retour, par le fait que peu de juifs de Belgique possèdent la nationalité belge.

A l'évidence, la fuite des juifs de Hollande vers la Suisse apparaît en tout premier lieu comme une réponse (pertinente et appropriée, mais tardive) à une attaque opérée contre la vie des individus.

68 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 4177.

Deux choses apparaissent spécifiques à la Hollande. D'une part, une fraction, petite mais existante, de départs à motif patriotique. D'autre part, le fait que la décision de la fuite se prend majoritairement dans l'urgence, comme cela se reflète dans la chronologie des départs. Tout se

La répartition chronologique des départs est très nette. Elle est aussi très différente de celle que nous trouvons en Belgique69, où 45,1% des juifs partent à l'exode (ou même avant), précédant la promulgation de la première ordonnance anti-juive allemande.

Les départs avant 1941 sont rares (1,3%), ce qui confirme une donnée de l'historiographie, à savoir qu'il n'y a pas eu d'exode de la population juive de Hollande vers le sud au moment de l'invasion. Même durant l'année 1941, au cours de laquelle la situation des juifs, nous l'avons vu, se péjore fortement, seul un nombre négligeable de juifs de Hollande (1% de l'échantillon) quitte le pays en direction de la France ou de la Suisse.

La première moitié de l'année 1942 voit un accroissement des départs: 21,6%.

Un certain nombre de ces fugitifs précoces (plus souvent des vluchtelingen que des Engelandvaarders) restent peut-être cachés en Belgique ou en France, et apparaissent donc faiblement en Suisse. Mais parmi ceux qui arrivent, on en trouve un grand nombre qui redoutent d'être envoyés en camp de travail, ou qui y ont été convoqués. Jakob Oppenheim70, 29 ans, journaliste à La Haye, qui passe en Suisse le 24 mars 1942, déclare qu'«en tant que juif, [il n'a]

jamais [été] sûr, jusqu'au mois de sa fuite, de ne pas être pris pour un service armé ou un service de travail; c'est la raison principale de [sa] fuite». Abraham Levison71, 27 ans, employé et voyageur de commerce à Amsterdam, partage la même crainte: il dit savoir que selon une ordonnance allemande, tous les hommes juifs de 18 à 40 ans sont envoyés en camp de travail.

Comme les Allemands procèdent par ordre alphabétique, il sait que la lettre L va arriver et a donc décidé de s'enfuir. Il quitte Amsterdam le 6 juillet. Enfin, déjà avant son déclenchement, certains fugitifs prévoient la déportation générale des juifs. Jacob Vis72, 33 ans, qui est importateur de

69 Cf. infra II.3.2.1.

70 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3137.

71 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3624.

72 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 12530.