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LA FUITE DE HOLLANDE ET DE BELGIQUE VERS LA SUISSE

II.2. La fuite des juifs de Hollande 1. Les juifs de Hollande en chiffres

II.2.8. L'internement en France non occupée

II.2.8.5. La fin de Châteauneuf-les-Bains

Vers la fin octobre 1942, après l'arrêt des rafles systématiques opérées par la police de Vichy, l'internement à Châteauneuf-les-Bains reprend la forme d'une assignation à résidence. Pour les internés qui y restent, c'est une période de morne survie, mais sans menace imminente. Pourtant, un événement brutal va entraîner la fin du «Groupe de reclassement professionnel n° 2». Le 25 février 1943, presque tous les juifs de sexe masculin sont arrêtés et envoyés au camp de Gurs.

Cette rafle, qui cible uniquement des hommes de 16 à 65 ans apatrides ou de nationalités

«déportables» est l'avant-dernière effectuée par la police de Vichy sur l'ordre de l'autorité occupante209. Les victimes sont regroupées à Gurs, transférées à Drancy et déportées les 4 et 6 mars 1943 à Maïdanek et/ou Sobibor dans les convois 50 et 51.

205 Soit dix évasions entre le 9 août et le 14 septembre 1942, puis quatre le 16 septembre, six le 17 septembre, dix-neuf le 19 septembre, six le 21 septembre, trente le 22 septembre, cinq le 23 septembre, six le 24 septembre, onze le 25 septembre, cinq le 29 septembre et deux le 30 septembre.

206 ADPdD 277W156, PV de la brigade de gendarmerie de Saint-Gervais, section de Riom, 25 sept. 1942.

207 AEG Justice et Police Ef/2-carton 098 (B-15).

208 Heiman ou Herman de Levie (1901 ou 1904), commerçant, domicile en Hollande inconnu, évadé de Châteauneuf le 30 septembre 1942, est refoulé à la frontière genevoise le 2 octobre 1942. Il sera arrêté ultérieurement et déporté de Drancy à Auschwitz le 30 mai 1944, par le convoi 75.

209 Cf. infra IV.4.1.2.

C'est ainsi que partent, pour ne plus revenir, Salomon Boekbinder et les trois hommes de la famille Hakkert, dont nous détaillons ici le triste parcours.

Max et Flora Hakkert210 vivaient depuis toujours à Rotterdam, où ils tenaient un magasin d'instruments de musique. Menacés de déportation en camp de travail, puis probablement de déportation «en Allemagne», ils déménagent dans une petite localité, puis s'enfuient de Hollande à la fin de juillet 1942 avec leurs deux enfants: Philip, 22 ans, et Anna, 24 ans, qui a épousé la veille son fiancé Andries Davids, 26 ans, lequel vient avec eux. Leur magasin, «aryanisé», est géré par un gérant de confiance qui communique avec eux via la Suisse. Ils arrivent en France le 12 août 1942 et se fixent en zone non occupée, à Lons-le-Saunier (Jura), peut-être dans l'intention de passer en Suisse.

Ils sont tous arrêtés au cours de la rafle du 26 août et internés à Rivesaltes, malgré leur nationalité hollandaise. A la fin de novembre 1942, au moment de la dissolution de Rivesaltes, les trois hommes sont transférés à Châteauneuf-les-Bains et affectés au GRP n° 2. Les deux femmes sont d'abord envoyées à Gurs, d'où elles rejoignent leurs maris à Châteauneuf quatre semaines plus tard, le 22 décembre 1942. Elles y logent chez un particulier, sous le contrôle du chef du Centre d'accueil.

Les cinq Hollandais ne songent pas à s'évader; ils semblent considérer leur internement comme un hébergement ou une assignation à résidence, non comme un emprisonnement. La vie quotidienne est dure, ils sont tous malades et sous-alimentés. Flora Hakkert se plaint de la difficulté du ravitaillement à Châteauneuf. Les deux femmes souhaitent travailler pour améliorer leur situation et demandent à Alice Ferrières, une enseignante de Murat (Cantal) qui correspond avec la famille et lui vient en aide211, de leur décrocher un contrat de travail signé par un maire et une préfecture: «Nous ne sommes pas malheureux ici, c'est seulement embêtant de n'avoir rien à faire». Elles obtiendront en mars 1943, par l'entremise de leur valeureuse assistante sociale improvisée, des places de bonnes à Saint-Gervais d'Auvergne, en gardant toutefois leur statut de travailleuses étrangères détachées.

Mais c'est peu après leur demande que le malheur s'est abattu sur elles. Le 24 février 1943, comme l'écrit Anna à Alice Ferrières, son père Max Hakkert, son frère Philip et son mari Andries Davids ont été «pris» par la police – en réalité la gendarmerie – française «pour aller travailler pour nos ennemis à la frontière espagnole. D'abord ils vont à Gurs et puis, on dit, ils devront détaché [sic] pour la frontière pour faire des fortifications». A l'évidence, la direction du GRP de Châteauneuf-les-Bains, de même que la gendarmerie, ment aux hommes quant à leur destination.

Les trois Hollandais sont emmenés à La Bourboule, puis probablement au quartier Gribeauval à Clermont-Ferrand. On sait que, de là, 27 travailleurs sont partis le 25 février à 05h15 pour la gare d'Oloron-Ste-Marie, qui dessert Gurs, encadrés par 15 (!) gradés et gendarmes. L'opération a été soigneusement préparée, puisque le préfet du Puy-de-Dôme a demandé, le 23 février, le

«déblocage de 110 journées de denrées alimentaires destinées à des Travailleurs Etrangers qui doivent être déplacés en exécution d'une décision gouvernementale».

Flora Hakkert et Anna Davids ont désormais très peur qu'au «prélèvement» des hommes succède leur propre internement dans un «vrai» camp ou aux travaux forcés. Elles supplient Alice Ferrières de les faire sortir de Châteauneuf. Le 5 mars, elles ont des nouvelles de leurs hommes, qui sont à «Drancy près de Paris, d'où ils vont partir pour l'Allemagne». Anna recevra encore deux fois des nouvelles: un message de son mari daté du 5 mars, qui lui écrit qu'il part le lendemain pour une destination inconnue, puis une carte son père, qui l'a jetée à son adresse du train, avant que celui-ci ne disparaisse en territoire allemand. «C'est peut-être la dernière carte mon père a écrit parce que sans doute ils vont plus loin». La destination, en effet, est Maïdanek, ou Sobibor. Anna pressent le pire: «Où sont-ils maintenant et qu'est-ce qu'on fera avec eux? J'ai peur. Seulement j'ai un espoir que la guerre finira bientôt. Ils sont encore jeune, quand ça ne durera pas trop longtemps, peut-être ils resteront vivre».

210 AEG Justice et Police Ef/2-4525; ADPdD 277W156.

211 CABANEL, Chère Mademoiselle…, pp. 311-322.

Les hommes ne reviendront pas. Flora Hakkert et sa fille réussiront à passer en Suisse grâce à l'aide du personnel résistant de l'Office néerlandais de Lyon et à l'appui de la Légation de Hollande en Suisse; mais ce sera seulement à leur quatrième tentative, le 20 janvier 1944. Le 5 novembre 1943 encore, Anna Davids écrivait à Alice Ferrières: «Nous sommes encore ici. C'est très difficile pour écrire la cause. […] Nous avons beaucoup de chagrin. […] J'ai beaucoup de peur pour ma famille, vous comprenez…».

Le 15 mars 1943, le GRP n° 2 de Châteauneuf-les-Bains est dissous, ainsi que, semble-t-il, toute la structure administrative d'internement dépendant du Service central des Formations d'étrangers. La préfecture justifie cette dissolution par le «ramassage exécuté le 1er mars par les autorités d'occupation». En effet, après l'envoi des hommes juifs à Gurs par la gendarmerie française en date du 25 février, la police allemande a passé lundi 1er mars et a arrêté, selon le témoignage d'Anna Davids, tous les hommes restants, juifs et non juifs, et même un colonel (français?) qui semble avoir fait partie des cadres du camp. Quelques juifs ont réussi à se cacher, comme Mendel Silfen212, un commerçant de Rotterdam resté durant toute la période interné à Châteauneuf, qui se cache dans les bois au moment de la rafle et parvient par la suite à passer en Suisse avec sa femme et son bébé, en mai 1943.

Les mois qui suivent sont chaotiques. Les hommes restants, y compris quelques juifs qui se sont cachés au moment de la rafle de février, sont regroupés – en théorie du moins – au 662e GTE à Riom. Le sous-préfet de Riom proteste néanmoins encore le 7 avril contre les agissements de

«quelques travailleurs étrangers en situation irrégulière», dont Mendel Silfen. Ce qui reste du camp de Châteauneuf servirait selon lui de «relais de fuite pour les jeunes gens du Nord désireux de se soustraire au travail en Allemagne». Les travailleurs étrangers encore présents se seraient fait engager par des entreprises agricoles pour de gros salaires et auraient pillé l'hôtel dans lequel ils étaient hébergés… Le sous-préfet souhaite débarrasser Châteauneuf de ces perturbateurs pour y faire revenir prochainement les curistes.

Le commissaire RG lui réplique sèchement que rien n'est vrai dans ces assertions et qu'il n'y a plus de travailleurs étrangers à Châteauneuf. Qui a raison? Quelques noms d'hommes juifs figurent encore dans les listes nominatives, alors que, selon les RG, ne subsiste au 27 avril 1943 que le Centre d'accueil familial pour réfugiés étrangers, dépendant du SSE, qui héberge encore 5 vieillards, 22 femmes (dont Aleida Boekbinder, femme du malheureux évadé du 21 septembre, repris et déporté) et 11 enfants.

212 AEG Justice et Police Ef/2-3085.