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Autres arguments pour étayer notre statistique 1. La proportionnalité entre accueil et refoulement

L'étude étroitement chronologique de l'afflux des fugitifs juifs à la frontière franco-suisse, croisée avec celle des modalités de leur accueil, permet d'affirmer que le nombre des refoulés a été globalement très inférieur au nombre des accueillis, sauf à la frontière avec la zone occupée, où les chiffres sont à peu près équivalents. Même pendant la période très dure de la fermeture intégrale de la frontière, du 4 (ou du 13) au 25 août 1942, une partie des fugitifs a été admise.

Après le 25 août, ceux qui avaient pu entrer profondément à l'intérieur du pays n'ont (en principe) plus été refoulés, et la Division de police a en outre réglé favorablement un certain nombre de cas antérieurs «en suspens». Des recommandations de tolérance ont été émises dès le 16 août pour la frontière nord, et, à la fin du mois d'août, le refoulement des juifs a été suspendu sur la Westgrenze par ordre de la Division de police (un ordre qui n'a cependant pas été entièrement obéi). Pour cette dernière frontière, enfin, des exceptions de «tolérance» pour fugitifs fragiles ont été introduites dès le 26 septembre 1942, tandis que la frontière avec la zone occupée restait sous le régime d'une simple recommandation de «tempérament».

La résultante de ces divers facteurs est un taux de refoulement calculable. En tenant compte des marges hypothétiques de refoulement, ce taux est de 50% environ pour la frontière avec la zone occupée (davantage si l'on décompte les fugitifs non interceptés à la frontière); il est de 14%

globalement (avec la même restriction concernant les entrées non interceptées) pour la frontière

86 KOLLER, «Entscheidungen über Leben und Tod. Die behördliche Praxis in der schweizerischen Flüchtlingspolitik während des zweiten Weltkriegs», in Etudes et Sources, n° 22, Berne, 1996, en particulier les tableaux pp. 94-96.

87 Koller présente clairement ces nouvelles sources, dont certaines concernent essentiellement des non-juifs.

88 UEK, Die Schweiz, der Nationalsozialismus…, pp. 117-118; CIE, La Suisse et les réfugiés…, p. 132-133.

avec la zone non occupée, plus tard devenue zone sud, pour laquelle les données sur les refoulements sont beaucoup plus complètes.

Il existe donc, fondamentalement, un rapport de grandeur rationnel et raisonnable entre le nombre des juifs accueillis, nombre que nous connaissons par définition et nominalement (même si nos données sont légèrement inférieures à la réalité), et celui des juifs refoulés. Si le nombre total de juifs accueillis à la frontière franco-suisse est, selon nos calculs, d'environ 12'700, le nombre des refoulés ne peut en aucun cas atteindre plusieurs dizaines de milliers.

I.2.4.2. Les listes d'arrestation et de déportation

Il y a, d'autre part, un rapport de grandeur rationnel entre le nombre des juifs refoulés et celui des juifs arrêtés au voisinage de la frontière et (pour une partie d'entre eux) déportés89. Or, il est possible de connaître avec une certaine précision et même nominalement quels fugitifs juifs ont été arrêtés à proximité de la frontière suisse. Ce qu'on ne peut en revanche pas savoir avec certitude, c'est s'ils ont été arrêtés avant d'avoir pu pénétrer sur le territoire suisse ou après en avoir été refoulés. Ce n'est que dans quelques rares cas, lorsque nous disposons d'un témoignage ultérieur, que nous pouvons le savoir.

Pour la frontière avec la zone occupée, nous disposons des listes des déportés juifs de France (dont un très grand nombre en provenance de Hollande et de Belgique) qui ont été arrêtés à proximité de la frontière suisse, provisoirement emprisonnés à Belfort (territoire de Belfort), Besançon (Doubs), Pontarlier (Doubs) ou Champagnole (Jura) avant d'être transférés au camp de Drancy (via parfois le camp de Pithiviers) et déportés à Auschwitz. L'établissement de ces listes (318 noms pour 1942, 210 pour 1943 et 23 pour 1944) est le fruit du travail infatigable de Serge Klarsfeld90. Elles sont indispensables, notamment, pour dresser le tableau de la fuite des juifs de Hollande et de Belgique vers la Suisse à travers la France occupée. Le travail de repérage de tous les juifs de Hollande et de Belgique dans les listes d'arrestation à proximité de la frontière suisse n'est cependant pas encore entièrement terminé, et ces chiffres sont destinés à augmenter.

Ainsi, les convois 21 à 24 de Drancy, partis entre le 19 et le 26 août 1942 vers Auschwitz, emportaient 90 juifs arrêtés à la frontière suisse, dont 26 venaient de Hollande et 63 de Belgique.

Tous ceux-là avaient vraisemblablement fui au moment du déclenchement de la «solution finale»

chez eux, en juillet. Or nous savons avec certitude (pour l'instant) que onze parmi ces juifs avaient été refoulés, dont les Sonabend et les Zagiel, passés par la prison de Belfort. Combien d'autres l'étaient aussi?

Dans les convois suivants qui ont quitté Drancy pour Auschwitz entre le 28 août et le 23 septembre 1942, ce sont encore au moins 137 juifs arrêtés près de la frontière suisse qui ont été déportés: 33 d'entre eux venaient de Hollande et 85, de Belgique. Une vingtaine au moins d'entre eux, dont la famille Kulczyk91, nous sont connus comme ayant été refoulés. Mais beaucoup

89 C'est cet argument qui fait régulièrement dire à Serge Klarsfeld, très justement, que, si la Suisse avait

effectivement refoulé 24'000 ou 30'000 juifs, tous ses travaux sur la déportation des juifs arrêtés à proximité de la frontière suisse seraient invalidés.

90 Ces listes, dans leur état actuel, comportent 551 noms. Pour chacun de ces déportés, nous avons cherché des compléments sur divers sites, notamment le site du Mémorial de la Shoah (Paris), le site de Yad Vashem (Central Database of Shoah's Victims Names) et le site Joodsmonument pour les victimes hollandaises. Nous avons aussi consulté d'autres listes (listes de déportation de Malines pour les victimes belges, etc.), de manière à compléter, dans la mesure du possible, les informations biographiques sur chacun (famille, domicile, métier, parcours durant la fuite, lieu d'arrestation). Nous avons parfois aussi complété les listes du Mémorial de Klarsfeld à partir des listes originales des convois de déportation de Drancy, en supposant qu'il s'agissait d'oublis. Certaines de ces listes ne sont en effet pas entièrement lisibles. Ainsi par exemple, sur la liste du convoi 34 (sous-liste «Pithiviers»), Bertha Klayminc, n° 110, et Amnon Kohn, n° 114, ont été (momentanément) oubliés au Mémorial. Or nous savons par les archives suisses que la première a été refoulée avec le reste de sa famille et arrêtée avec elle, le second, vraisemblablement arrêté avant d'avoir touché la frontière. Ce travail sur la déportation aux portes de l'Arc jurassien suisse n'est pas achevé. Il faut encore avancer dans le dépouillement des archives départementales du Doubs, du Territoire de Belfort et du Jura. On pourrait aussi imaginer de récupérer les noms illisibles des listes de Drancy à l'aide de logiciels performants de lecture, afin de rendre justice à ces déportés oubliés.

91 Cf. infra III.2.3.1.3.

d'autres l'avaient indubitablement été aussi, dont les gardes-frontière suisses n'ont pas noté les noms.

Le croisement minutieux de notre corpus avec ces listes nous donne un ordre de grandeur du refoulement. Si, par hypothèse, on considère que la moitié des quelque 320 déportés de 1942 (et il y en a sans doute eu davantage: peut-être près de 500) l'ont été à la suite d'un refoulement et l'autre moitié avant de toucher le sol suisse, ce chiffre est consistant avec les quelque 800 refoulements opérés en août et septembre 1942 dans le Jura bernois, neuchâtelois et vaudois (auxquels s'ajoutent ceux opérés dans le pays de Gex par l'Arrondissement territorial genevois). Il apparaît en effet plausible qu'au moins un refoulé sur cinq ait été immédiatement arrêté après son refoulement (sans compter ceux qui l'ont été plus tard). Si l'on décide de considérer, hypothétiquement, une proportion encore plus grande de refoulés parmi les déportés, on peut aller jusqu'à envisager qu'un refoulé sur quatre, voire un sur trois, a été arrêté dans cette zone extrêmement dangereuse et déporté. Dans tous ces cas, cependant, l'ordre de grandeur des refoulements est donné: il s'agit (hélas) de centaines, toutefois pas de milliers, encore moins de dizaines de milliers.

Du côté de la zone non occupée, nous avons des moyens tout aussi précis de savoir combien de juifs ont été arrêtés à proximité immédiate de la frontière, et de qui il s'agissait.

Grâce aux archives préfectorales françaises et à celles de la Gendarmerie nationale, nous connaissons, dans la plupart des cas, le nom des 683 juifs qui ont été arrêtés en Haute-Savoie (pour beaucoup, à proximité des frontières avec la Suisse) au temps des rafles de Vichy et transférés à Rivesaltes en vue de leur déportation. Grâce à ces archives et à celles des Tribunaux correctionnels de Haute-Savoie, nous connaissons en outre le nom des 191 juifs arrêtés dans les mêmes lieux à la même époque (et encore sous la première occupation allemande) qui ont été envoyés devant le Parquet, jugés, incarcérés dans des prisons françaises et, pour certains, transférés à Rivesaltes ou Gurs à l'issue de leur peine. Sur ces 1'074 juifs arrêtés – pour beaucoup, aux portes de la Suisse –, quelque 240 avaient été refoulés (mais tous n'ont pas été déportés). Le bilan de la déportation parmi les arrestations en Haute-Savoie au temps de l'autonomie de Vichy est néanmoins de 380, soit plus du tiers, un taux meurtrier. L'attirance de la Suisse en est, hélas, en partie responsable.

Nous avons également une bonne idée des arrestations opérées à la frontière par les Allemands entre le 9 septembre 1943 et la Libération; ce, grâce au registre d'écrou de la prison allemande du Pax à Annemasse. Ce registre contient les noms de 193 juifs, dont la majorité ont été arrêtés par des patrouilles de douane allemandes aux abords immédiats de la frontière, et dont 131 ont été déportés. Il y avait parmi eux 21 personnes juives refoulées, dont plus de la moitié étaient des femmes et des enfants.

Ces chiffres extrêmement précis permettent de documenter quantitativement le sort des refoulés, même si beaucoup d'entre eux ont été arrêtés un certain temps après leur refoulement et loin du lieu où ils avaient été refoulés (donc ailleurs qu'en Haute-Savoie), et même si la frontière valaisanne présente quelques lacunes. Ici encore, il s'agit de centaines, non de milliers ou de dizaines de milliers. Notre connaissance est, en outre, nominale: nous savons presque exactement, personne par personne, qui, parmi les centaines de déportés de Haute-Savoie, avait été refoulé de Suisse, et dans quelles circonstances.

I.2.4.3. Le poids des enquêtes d'après-guerre

A ces arguments de proportionnalité s'en ajoute un autre, que nous qualifierons d'«intuitif», même s'il présente lui aussi un aspect quantitatif et rationnel.

Depuis environ dix-huit ans que nous étudions l'histoire – et dépouillons les dossiers – de la fuite des juifs de France (et de Hollande et de Belgique) en Suisse, nous avons reçu plus d'une centaine de demandes d'anciens fugitifs (ou de leurs familles), nous priant d'éclairer les circonstances de leur fuite, de leur accueil ou de leur refoulement. (En retour, ces témoins ou fils et filles de

témoins nous ont apporté des informations d'une valeur inestimable sur leur odyssée;

l'enrichissement a toujours été réciproque).

Nous avons aussi découvert en route un certain nombre de sources annexes pour notre étude, qui contiennent la mention nominale de certains refoulements92.

Or, qu'il s'agisse de refoulements évoqués dans des sources d'archives (imprimées ou non) ou de refoulements qui nous ont été signalés par des témoins, il n'est arrivé que très rarement que nous n'ayons pas retrouvé dans nos listes la personne ou famille concernée, Cela, toutes sources archivistiques confondues, y compris celles qui concernent les arrestations sur sol français à proximité de la frontière.

Les cas dont nous n'avons pas retrouvé la trace lorsque nous avions le nom ne représentent guère que deux ou trois pour-cent des refoulements dont nous avons pu établir la liste nominale. Un exemple en est Oscar Rosowsky93, qui a témoigné avec grande crédibilité avoir été refoulé en octobre 1942 par les gardes-frontière valaisans au-dessus de Morgins, mais qui n'est pas mentionné dans leurs registres; il a survécu sous un faux nom au Chambon-sur-Lignon. Dans près de 97% des cas, la personne recherchée a laissé une trace dans les archives. D'où notre conclusion: l'échantillon aléatoire (donc acceptable) représenté par les demandes des témoins, auquel s'ajoutent les sources (hétérogènes) que nous avons découvertes, peut être considéré comme un argument en faveur de la complétude de nos listes. Les cas non retrouvés peuvent en outre servir d'étalon quantitatif annexe pour calibrer a minima la marge hypothétique des refoulements non enregistrés.

Il nous est donc difficile, au vu de cette expérience, de supposer qu'il ait pu y avoir un nombre infiniment plus important de cas non répertoriés. Nous avons pu «rectifier» aussi en cours de route certaines présomptions de refoulement, qui correspondaient en fait à des arrestations opérées par Vichy ou par les Allemands en amont de la frontière. Madame Rita Thalmann nous a ainsi été reconnaissante de l'avoir éclairée sur le sort de son père, Nathan Thalmann, qu'une partie de la famille avait donné pour refoulé de Suisse, alors que, selon toute vraisemblance, il a été arrêté par la douane allemande d'Annemasse le 6 octobre 1943 avant même d'avoir atteint la frontière, peut-être trahi et abandonné par son passeur. En effet, il était en compagnie d'une autre fugitive, une femme de 71 ans qui aurait assurément été accueillie si elle était arrivée jusqu'en Suisse94. Par ailleurs, les refoulements opérés à Genève à cette date ont en principe tous été enregistrés.

92 Parmi ces sources annexes: 1) «Report by Reuben Hecht on the Expulsion of Jewish Refugees from Switzerland, February 1944. Forwarded by Samuel Edison Woods, US Consul General, Zurich, to J. Klahr Huddle, American Legation, Bern, 8 Feb. 1945 (false for 1944)». Extrait de NARA, Modern Diplomatic Records Section, Department of State Confidential Decimal File, publié dans FRIEDLÄNDER, Henry & MILTON, Sibyl, Archives of the Holocaust, Garland, 1990, vol. 12. Ce document cite, premièrement, treize dossiers de refoulement, concernant 21 personnes; deux de ces refoulements datent de 1941; les onze autres nous étaient tous connus, sauf un (concernant une personne), que nous avons ajouté à nos listes; deuxièmement, une liste de dix-huit refoulements, concernant une trentaine de personnes: tous nous étaient connus, sauf trois (concernant quatre personnes que nous n'avons pas pu identifier avec certitude, les indications étant trop fragmentaires). 2) Les refoulements cités par HÄSLER, Das Boot ist voll…, que nous avons pu identifier pour la plupart, malgré l'anonymisation des noms. 3) Une série de

refoulements cités par Benjamin Sagalowitz, rédacteur de la JUNA (agence de presse des Communautés israélites de Suisse), dans le dossier qu'il constitue à l'intention de Carl Ludwig (AfZ, Jüdische Dokumentationsstelle, fonds JUNA, 1.9.5.1): sur sept refoulements cités (concernant 15 personnes précises et un certain nombre d'autres non documentés), trois nous sont connus (concernant 12 personnes) et les autres s'inscrivent avec vraisemblance dans les cas qui nous sont connus.

93 Cf. infra IV.2.3.4.5.2.

94 Nathan Thalmann, né en 1888, et Rachel Rosencweig, née en 1872, probablement venus avec le même passeur, lui, de Grenoble, elle, d'Aix-les-Bains, sont arrêtés par la douane allemande d'Annemasse le 6 octobre 1943 et incarcérés à la prison du Pax sous les matricules 79 et 80; ce sont les seuls juifs arrêtés ce jour-là. Ils sont transférés à Drancy le 8 octobre et déportés à Auschwitz dans le convoi 61, le 28 octobre.

I.2.5. Statistique du passage, de l'accueil et du refoulement: commentaire des graphiques et