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LA FUITE DE HOLLANDE ET DE BELGIQUE VERS LA SUISSE

II.1. Quitter la Hollande, quitter la Belgique

II.1.3. Fuir vers la Suisse ou vers la France non occupée?

Nous ne considérons, pour ce calcul, que les dossiers (85% du corpus) pour lesquels nous connaissons réellement la provenance du fugitif. La répartition en «fuite directe» et «fuite indirecte» en Suisse implique cependant un artéfact nécessaire lorsque le dossier ne précise pas l'intention des fugitifs. Au vu du temps qu'exigeait le voyage de Hollande ou de Belgique vers la Suisse (avec des filières pas toujours fiables et parfois de multiples accidents de parcours), nous avons – avec un certain arbitraire – décidé de considérer comme «fuite directe» un voyage de moins de 3 semaines (exceptionnellement davantage au vu des détails du dossier). Lorsque le voyage est plus long, il est considéré comme une fuite vers la France non occupée, suivie d'une seconde fuite vers la Suisse, après une période variable16.

La proportion est la suivante:

De Hollande, 52,3% des passages se font vers la Suisse directement, tandis que 47,7% ont lieu après un séjour plus ou moins long en France non occupée.

De Belgique, 27,7% des passages se font vers la Suisse directement, alors que 72,3% ont lieu après un séjour plus ou moins long en France non occupée.

Les deux statistiques, fuite de Hollande et fuite de Belgique, présentent donc une grande différence: plus de la moitié des juifs «hollandais» fuient directement en Suisse, alors que seulement un peu plus du quart des juifs «belges» agissent de même. On constate, sans nul doute,

15 Cité dans MEYER & MEINEN, art. cit., p. 181, n. 86.

16 Les cas où nous ne connaissons, du fugitif, que sa nationalité hollandaise ont été répartis dans les deux catégories selon la proportion donnée par les dossiers connus.

des différences dans la situation des fugitifs au moment de prendre leur décision, ainsi que des différences de stratégie. L'analyse que nous proposons plus bas de la péjoration de la situation des juifs dans les deux pays respectifs et des motifs de leur départ, permet sans doute d'expliquer en grande partie la divergence des stratégies.

On peut songer aussi au facteur linguistique: une grande partie des juifs qui vivent en Belgique – ceux de Bruxelles du moins – savent le français, parfaitement ou au moins approximativement, et envisagent donc de pouvoir s'adapter à la vie en France; alors que seuls quelques Hollandais cultivés maîtrisent la langue française. Pourtant, on constate que ce sont en grande partie les juifs d'Anvers (polonophones ou yiddishophones et maîtrisant le flamand) qui migrent tôt en France, ce qui relativise l'explication linguistique.

Un facteur favorable à la solution suisse est peut-être constitué par le réseau diplomatique hollandais en France non occupée et en Suisse. Les Offices néerlandais, fidèles au gouvernement en exil et souvent noyautés par des antinazis hollandais, favorisent, voire proposent la fuite en Suisse, pays où la Légation est de la même couleur politique et organise l'exfiltration des hommes en âge de se battre vers les armées alliées. Aucune contrepartie à cette politique active de résistance ne semble exister dans le corps diplomatique belge en France et en Suisse; du moins, nous n'en avons trouvé aucune trace17.

Enfin, nous suggérons un facteur psychologique: les juifs hollandais, pratiquement tous nationaux hollandais, patriotes et enracinés dans leur patrie, voient avec angoisse s'écrouler la protection de leur gouvernement au moment de l'Occupation et des mesures anti-juives. Ils sont alors d'autant plus déboussolés qu'ils n'ont guère d'expérience de la migration, contrairement aux Polonais, Russes ou Roumains immigrés en Belgique dans les années 20, parfois déjà en provenance d'un pays tiers comme l'Allemagne. Peut-être la Suisse, avec son aura de terre d'asile pacifique et neutre, correspond-elle alors davantage à leur besoin de protection que la France, qui reste engagée dans les hostilités.

II.1.4. Questionnement

Notre analyse de l'importance de l'afflux de Hollande et de Belgique vers la Suisse, notre répartition statistique des départs et des motivations et notre courbe chronologique de la fuite en Suisse apporteront, nous l'espérons, un complément significatif à l'histoire des juifs de Hollande et de Belgique qui ont tenté de survivre pendant la «solution finale». Elle complétera aussi ce que nous savons de la politique suisse d'asile durant cette période.

Au delà de l'analyse quantitative, nous avons pourtant voulu poser un certain nombre de questions, sinon à ces fugitifs eux-mêmes (encore que les interrogatoires par les polices militaires ou cantonales nous mettent souvent dans la position de l'interrogateur), du moins sur eux, à travers les documents qui sont à notre disposition.

Quitter la Hollande, quitter la Belgique pour fuir en Suisse, directement ou après une première fuite en France non occupée, laquelle doit être considérée comme avortée puisqu'elle n'a pas offert un asile sûr, est une décision qui doit être questionnée sous plusieurs rapports. Il faut analyser, premièrement, le moment du départ, qui est directement lié à la perception de la menace et met en évidence le facteur déclenchant. Deuxièmement, les motifs de la fuite, qui sont, sur leur versant objectif, directement liés à la mise en œuvre progressive du plan de ségrégation, d'isolement économique et social, de marquage physique, d'enfermement, puis d'élimination des juifs; et donc liés à la chronologie de la fuite. Mais aussi liés – troisièmement – à des facteurs subjectifs. Que savent les juifs sur ce qui les attend, en particulier lorsqu'ils sont convoqués pour la «mise au travail» obligatoire? En quels termes formulent-ils la menace? Par qui sont-ils informés et de quoi exactement? Quelle est, dans leur analyse de la situation, la part de l'information officiellement dispensée par l'occupant, la part des informations officieuses, la part

17 Le comte d'Ursel, ministre de Belgique en Suisse, ultraroyaliste, est réputé avoir agi avec mollesse, au point d'être révoqué en octobre 1942. Il lui a notamment été reproché de ne pas avoir favorisé l'évasion de Suisse vers les armées alliées de citoyens belges désireux de se battre. Nous n'avons pas creusé davantage cette question.

des rumeurs? Quelles conclusions tirent-ils de leur analyse de la situation? Quatrièmement, dans un groupe familial, qui décide de fuir: le chef de famille, les membres les plus fragiles de la famille, la famille entière? Ces décisions-là, en particulier, laissent entrevoir la détresse des juifs confrontés, littéralement, à la fin de leur existence civile – que beaucoup appréhendent, à juste titre, comme la fin de leur vie tout court.

Autant de points que les interrogatoires des fugitifs à peine arrivés en Suisse éclairent de manière irremplaçable, puisqu'ils sont contemporains de leur fuite et non reconstruits postérieurement, comme le sont les autobiographies ou témoignages d'après-guerre, dans lesquels s'immisce fatalement un savoir rétrospectif ou acquis à d'autres sources que celle de sa propre expérience.

Nous nous interrogerons aussi sur le «comment» de la fuite. A qui s'adresser pour partir en Suisse? Comment entrer en contact avec une filière? En quoi consistent les préparatifs? Combien de temps s'écoule-t-il entre la prise de décision et le départ? Combien coûte le «voyage» et où prend-on les fonds nécessaires? Enfin, quelles sont les routes pour sortir du pays et gagner un lieu d'asile sûr, la France non occupée et/ou la Suisse? Et quels sont les obstacles et les dangers sur cette route?

II.2. La fuite des juifs de Hollande