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LA FUITE DE HOLLANDE ET DE BELGIQUE VERS LA SUISSE

II.2. La fuite des juifs de Hollande 1. Les juifs de Hollande en chiffres

II.2.5. La logistique de la fuite

II.2.5.2. Première étape: passer en Belgique

Dans l'urgence, le premier pas, pour les fugitifs, consiste à passer de Hollande en Belgique. Et il s'agit de faire au plus vite.

La plupart gagnent, dans un premier temps, Anvers, où il y a une forte concentration juive. Il leur semble possible d'y plonger et d'y passer inaperçus, le temps d'organiser la suite. Anvers est familière aux Hollandais, qui parlent la même langue; beaucoup de juifs hollandais y sont d'ailleurs installés et certains fugitifs peuvent y avoir de la famille ou des connaissances. D'autre part, le climat en Belgique est ressenti, dans un premier temps du moins, comme plus vivable pour les juifs. La déportation générale «vers l'Allemagne» y commence deux semaines plus tard qu'en Hollande, le 22 juillet, de sorte qu'une partie des fugitifs ont le temps de la traverser avant les rafles qui, là, sont déclenchées en même temps que les premières convocations. Mais, même après cette date, Anvers et surtout Bruxelles – où la plupart se rendent rapidement – apparaissent moins dangereuses aux juifs en fuite que leur patrie hollandaise: ils n'y sont pas connus nommément (donc fichés), ils entrent assez rapidement en possession de faux papiers, et ils ne sont, en principe, que de passage127.

Mozes Flinker résume fort bien ce sentiment des juifs de Hollande devenus clandestins en Belgique. Sa famille (le couple et ses sept enfants) a passé la frontière en juillet ou en août, immédiatement après avoir reçu la convocation. Ils se sentent «moins inquiets», car personne ne les connaît nommément. Ils choisissent même de renoncer à une fuite en Suisse (privilégiée par la mère) ou en France, et restent à Bruxelles: «Mon père, qui avait travaillé pendant plus de vingt ans avec la Belgique et s'y était rendu presque chaque semaine, dit qu'il valait mieux rester ici

123 AEG Justice et Police Ef/2-1166.

124 AEG Justice et Police Ef/2-1440.

125 AEG Justice et Police Ef/2-2625; 2349.

126 AF E 6358 (-) 1995/394, carton 16, rapport spécial du poste Maix-Baillod [NE], 11.10.1942; Joodsmonument.

127 Sur le pays de transit que représente la Belgique pour les juifs de Hollande, cf. MEYER et MEINEN, «La Belgique, pays de transit…», p. 156 sqq.

jusqu'à la libération. Bruxelles, selon lui, était une grande ville et il n'était pas si difficile d'y vivre cachés [onderduiken]»128.

L'impression d'un moins grand danger vient peut-être aussi de ce que les juifs de Belgique ont une plus forte propension à la désobéissance et à la résistance. Les opportunités de cachette y sont dès l'été 1942 plus développées qu'en Hollande. La famille Flinker obtient, moyennant un

«arrangement» de 50'000 francs belges, d'être enregistrée à la mairie de Bruxelles et de toucher, de ce fait, ses cartes d'alimentation. Il y a donc également une aide, aussi tacite qu'intéressée, de certains fonctionnaires; le jeune Mozes observe que, malgré les craintes de sa mère, les noms des nouveaux enregistrés ne sont pas transmis aux Allemands. On sait que le bourgmestre de Bruxelles refusera sa collaboration aux rafles.

Le passage de Hollande en Belgique129 s'effectue dès le début presque exclusivement dans le Nord-Brabant, le long des 60 km de frontière (à vol d'oiseau, sans doute le double dans les sinuosités du terrain) qui séparent les Pays-Bas de la province d'Anvers. C'est-à-dire entre les villes de Bergen op Zoom et de Tilburg, en passant par Rosendaal et Breda.

Quelques fugitifs passent par Maastricht, à la pointe sud du pays, qui donne sur la province de Liège.

Nous n'avons repéré aucun point de passage sur le reste de la frontière néerlando-belge, ni dans les interrogatoires, ni dans les autobiographies. Cette concentration, qui n'a pas échappé aux Allemands, prouve qu'il leur aurait été relativement facile de renforcer la surveillance dans ces secteurs, une chose qu'ils n'ont apparemment pas jugé utile de faire, ou, plus vraisemblablement, n'ont pas eu les moyens de faire, par manque d'effectifs. Nous n'avons pas rencontré de mention de patrouilles avec chiens.

Voici, d'ouest en est, les points de passage en direction d'Anvers près desquels les fugitifs déclarent avoir passé la frontière; le premier nom désigne la localité néerlandaise, le second, la localité belge. Nous les indiquons sur la carte:

1) Putte - Kapelle 2) Roosendaal - Esschen 3) Zundert - Loenhout

4) Breda (et ses faubourgs Ulvenhout et Ginneken) - Meerle 5) Baarle-Nassau - Weelde

6) Goirle - Poppel

7) Hooge Mierde - Turnhout

8) Dans la région de Maastricht, est seule mentionnée la bourgade-frontière d'Eijsden, où «les paysans du village guident les gens à travers la frontière»130.

La «voie van Niftrik», créée pour les Engelandvaarders désireux de rejoindre les armées alliées, passe par Putte pour gagner la Suisse. Nous avons un bon récit d'évasion sur cette route. Les frères Johannes (Jan) et Willem (Wim) Ligthelm131, protestants d'origine juive, quittent la Hollande le 12 janvier 1942. Johannes, 28 ans, commerçant, démobilisé le 20 mai 1940, se dit poursuivi par la Gestapo «pour atteinte à la puissance défensive» (sabotage?) et se cache dès septembre 1941, comme son frère, à la campagne. Ils ont envie de se battre pour leur pays. Passés par Putte le long de la filière van Niftrik, ils se rendent à Anvers dans la famille van Dulken, où ils sont pris en charge par un passeur de la famille Desguin; il s'agit de deux familles résistantes

128 Dagboek van Mozes Flinker…, p. 20 [nous traduisons].

129 Voir les cartes à la fin du volume.

130 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3858.

131 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 10448. Le passage des Ligthelm est très précoce: le 21 janvier 1942. Accueillis et pris en charge par le général van Tricht, ils sont exfiltrés de Suisse le 14 janvier 1943. Wim Ligthelm (1922-2014) au moins réussit à gagner l'Angleterre, où il devient officier aviateur dans la Division hollandaise de la Royal Air Force. Il a reçu de multiples décorations de guerre.

fortement impliquées dans cette voie d'évasion132. Desguin les accompagne en train à Besançon, via Bruxelles et Nancy. Ils doivent s'asseoir dans un autre compartiment que le passeur et ne lui parlent pas. Desguin semble les mettre dans le car pour Pontarlier, où ils doivent se rendre au restaurant Bon Gîte, route de Salins. Là, un passeur nommé «Charles» leur explique, sur une carte, la route à suivre pour gagner La Ronde, dans les hauts des Verrières, et la ferme Pellaton.

Un groupe de huit juifs (de simples vluchtelingen…) veut se joindre à eux, mais ils ne les acceptent pas, car «ces personnes sont à éviter pour ne pas s'attirer des ennuis [!]».

A Putte, sur la route de Bergen op Zoom à Anvers, «le passage est très facile, car la frontière passe au milieu du village». Les frères Rosenblatt133, partis à vélo de leur domicile à Rosendaal, y passent à pied le 22 mars 1942, ayant laissé leurs bécanes «chez des connaissances». Jacob Rodrigues, que nous avons déjà mentionné, passe aussi par Putte avec sa fiancée, à vélo, le 12 juin, avec la complicité d'un paysan; arrivés à Kapelle, ils vendent leurs vélos et prennent le tram pour Anvers. La région est extrêmement bien desservie par les transports publics.

Mozes Flinker, qui a passé à Rosendaal, décrit la stratégie familiale134. Son père, qui n'a pas trouvé de passeur, l'envoie en éclaireur, avec sa sœur aînée, passer à vélo par un endroit où on lui a assuré qu'il n'y avait pas de surveillance; la fuite réussit, les deux adolescents gagnent Anvers en tram. Le père trouve alors quelqu'un pour accompagner sa femme et son autre fils par le même passage, ce qui lui coûte 1'800 florins. Puis il passe lui-même avec trois des filles; la dernière leur est amenée dix jours plus tard. A l'évidence, chaque passage a dû lui coûter une somme considérable.

A Zundert, deux «contrebandiers» font passer la famille Gold135, un père veuf et ses deux enfants, qui fuit le 10 juillet la déportation «en Allemagne». Même chose à Goirle, au sud de Tilburg, où des «contrebandiers» font passer le 16 juillet un groupe de 6 personnes, dont la famille Winterberger136, d'origine allemande, avec trois enfants, qui a affrété un camion pour venir d'Amsterdam; arrivés à Poppel (à 4 km), ils prennent un autocar pour Turnhout, puis le tram pour Anvers.

Un des points de passage les plus fréquemment utilisés est l'enclave belge de Baarle-Nassau, au sud-ouest de Tilburg, un territoire dont l'appartenance à l'un ou à l'autre pays est encore quelque peu indécise de nos jours! Marianne Plessner, que nous avons déjà évoquée, venue d'Amsterdam en autocar le 7 juillet, y trouve, dans un café, «un policier hollandais en civil qui organise son passage de la frontière»137. Elle doit patienter deux jours et deux nuits dans ce café avant de passer en compagnie du policier, sur un vélo qu'il lui a prêté et qu'il remporte après son passage.

A la frontière, le passeur fait la jonction avec «un Belge qui lui prête un autre vélo pour aller au premier village belge», Weelde, d'où elle peut prendre le tram pour Anvers. Le prix du passage n'est pas mentionné. D'autres passeurs sont signalés à Baarle-Nassau; un groupe de six fugitifs, passé vers le 13 juillet, prend même, à peine arrivé en Belgique, un taxi pour rejoindre Anvers.

Au départ de Maastricht, où ils ont dormi dans une pension, deux fugitifs, Jacques de Gorter et Arié Swaab138, prennent le 4 juillet 1942 – on est tenté de dire «tranquillement» – un autobus en

132 Cf. la notice wikipedia «Van Niftrik-route», consultée le 20.11.2016. Les familles van Dulken et Desguin, citées par les Ligthelm dans leur interrogatoire, y sont mentionnées pour le relais d'Anvers, de même que les familles van Niftrik et Meeus pour la localité de Putte, respectivement côté néerlandais et côté belge. Le passeur qui a

accompagné les Ligthelm est peut-être Georges Desguin (1913-1970). Il semble en tous cas connu des gardes-frontière suisses.

133 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3133.

134 Dagboek van Mozes Flinker…,, p. 10.

135 AEG Justice et Police Ef/2 carton 99 (G-26).

136 AEG Justice et Police Ef/2 carton 103 (W-41).

137 Il pourrait s'agir de l'officier de gendarmerie Geert Gerritsen (1917- fusillé en 1944), de la brigade de Baarle-Nassau, qui est réputé avoir passé de nombreux fugitifs, juifs et aviateurs alliés, à Baarle-Nassau (cf. F. et G.A.

GERRITSEN, Over de grens. Het verhaal van Geert Gerritsen en kameraden tijdens het verzet in Baarle, 2004;

mais nous n'en avons aucune certitude. Plusieurs marechaussee (gendarmes néerlandais) ont accompli des actes de résistance et de passage à la frontière belge. Cf. le site https://wwii-netherlands-escape-lines.com.

138 AEG Justice et Police Ef/2 répertoire.

direction de la frontière belge, qu'ils passent à vélo. Ils montent ensuite dans le tram pour Tirlemont, puis dans un autre tram pour Liège.

Avec l'afflux des fugitifs, la frontière s'embouteille: le 23 juillet, Barend Beesemer139, 55 ans, commerçant en tissus à Amsterdam, qui a comme plusieurs membres de sa famille reçu l'oproep, fuit avec sa femme et se rend à Tilburg. Il a l'adresse d'un certain Hazelwindes, qui lui promet de le passer, moyennant 2'500 florins pour le couple. Un complice du passeur les amène à Baarle-Nassau, où il les cache dans l'étable à porcs d'un paysan. Mais le passeur ne vient pas. Après quatre jours, désespéré, Beesemer explique au paysan qui les «loge» qu'il ne peut en aucun cas rentrer à Amsterdam, parce qu'il y serait arrêté et déporté en Pologne avec sa femme. Un des fils du paysan arrange alors un passage avec un ami de l'un de ses amis… qui a une fiancée de l'autre côté, en Belgique, qu'il va voir tous les dimanches. Le couple Beesemer est passé par ces hommes au moment de la relève de la garde et parvient à gagner Anvers. Un autre couple a attendu du 31 juillet au 18 août à Ginneken, faubourg de Breda, avant de trouver «une bonne connaissance» qui l'a fait passer.

Le passage semble donc relativement possible quand on trouve des passeurs, et parfois même avec seulement de bons renseignements. Les passeurs semblent plus ou moins improvisés; les prix sont variables, de 75 à 2'500 florins. Certes, les Allemands sévissent et il y a des arrestations dans la zone frontière hollandaise (un point qui ne nous semble pas encore avoir été traité pour lui-même), mais la frontière néerlando-belge n'est pas étanche. Entre 3'000 et 3'500 juifs l'ont franchie.