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LA FUITE DE HOLLANDE ET DE BELGIQUE VERS LA SUISSE

II.2. La fuite des juifs de Hollande 1. Les juifs de Hollande en chiffres

II.2.4. Petites failles et minuscules portes de sortie

II.2.4.4. Analyse des circonstances de la fuite

Tentons de combiner les deux facteurs, date du départ et motif du départ.

Ceux qui partent tôt, avant le 1er janvier 1942, sont souvent (mais pas uniquement) des soldats et des officiers qui ont combattu dans l'armée néerlandaise, ont été démobilisés par force dès la capitulation mais désirent reprendre le combat au plus vite. Leurs motifs prépondérants sont patriotiques. Des organisations patriotiques clandestines comme la «Libre Hollande» contribuent à aider les Engelandvaarders à gagner la Suisse pour rejoindre ensuite les Alliés en Angleterre.

Des réseaux, comme celui animé par Job et Betty van Niftrik, les y aident. Mais il s'agit de résistance patriotique et militaire, non de sauvetage des juifs; ces hommes (et quelques rares femmes) sont des résistants, accessoirement juifs. Jacobus Draayer76, 22 ans, au civil agent de marine, au militaire aspirant officier des cadets de marine, envisage d'abord de fuir aux Indes néerlandaises, où vit une partie de sa famille; l'attaque japonaise de janvier 1942 l'en dissuade. Il veut néanmoins quitter la Hollande, car il «hait les Allemands»: il décide de passer par la Suisse pour gagner la Grande-Bretagne et «continuer le combat» contre eux. Si, dit-il, on ne le laisse pas repartir de Suisse, il exige de pouvoir poursuivre ses études de marine dans ce pays (!). Mais on le laisse partir: il est exfiltré en France en mai 1943 et on espère qu'il a pu passer en Angleterre.

Frits Snapper77, 30 ans, marié, économiste et professeur assistant nommé à la New School for Social Research de New York, un poste qu'il n'a pas pu rejoindre parce que la guerre a éclaté, envisage en vain diverses manières de quitter la Hollande. En mai 1942, il «entend dire» chez lui, en Hollande, qu'on peut gagner la Grande-Bretagne en passant par la Suisse. Il opte donc pour la résistance armée (il est par ailleurs lieutenant d'infanterie) et choisit pour cela, avec grande détermination, la voie helvétique. Au moment où il quitte son pays, le 3 juin 1942, il ôte son chapeau en guise d'adieu. Lorsque, quatorze jours plus tard, il pénètre en Suisse près de Damvant en Ajoie, il met son chapeau à son bâton, en signe qu'il a réussi à franchir la première étape. Son dossier suisse s'arrête le 9 octobre 1942. Sûrement exfiltré avec l'aide de l'attaché militaire van Tricht, il réussit son transfert en Angleterre et retourne combattre sur le continent, peut-être comme officier aviateur. Il est fait prisonnier en Italie en mai 1943 et interné en Emilie-Romagne.

On le retrouve, évadé, combattant dès septembre 1943 sous le nom de «Fritz» ou «Frank» ou

«Francesco» aux côtés des partisans italiens des régions de Modène et de Reggio Emilia, puis agrégé aux commandos spéciaux du SOE britannique et de l'OSS américain, enfin officier de liaison entre divers commandements partisans de l'Apennin romagnol78.

Jusqu'à la mi-1942, la population juive subit une pression économique, sociale et policière croissante, mais reste pour l'essentiel passive, tant qu'on n'attente qu'à ses biens et à ses conditions de vie, quelque douloureuses que soient ces atteintes. Le déclencheur de la fuite, pour la plupart, arrive plus tard, avec le sentiment de menace sur la vie. Et le raisonnement inductif et généralisant que font alors les plus lucides parmi les persécutés les amène à la conclusion irréfutable qu'il faut tout tenter pour fuir.

76 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3137.

77 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3431.

78 http://forum.armyairforces.com/Escaped-airmen-in-north-italy-m66921-p2.aspx. Frits Snapper a aussi un dossier aux archives du SOE britannique: HS 9/1386/6 (Fritz SNAPPER, aka FRANCESCO, aka FRANK, born 29.9.1912).

La menace prend d'abord la forme de l'ordre de marche allemand vers les camps de travail, redoutés bien qu'ils soient situés sur le territoire néerlandais. La déclaration de Marcel de Lange79, 27 ans, célibataire, citoyen hollandais, fondé de pouvoir à Scheveningen, libre-penseur mais considéré comme juif par les Allemands, montre un mélange des motivations, entre menace vitale et patriotisme; mais elle est aussi un bon témoignage des techniques nazies d'intimidation, ainsi que de l'état d'esprit d'au moins une bonne partie de la population juive. A la fin de mai 1942, après une perquisition chez lui qui a duré quatre jours, il a reçu une lettre lui annonçant qu'il devrait se rendre sous peu dans un camp dit de travail. Le 17 juin, il reçoit une convocation pour se présenter le 19 au camp de travail de Fochteloo, en Frise. On le prive en même temps de ses coupons de ravitaillement. C'est cet ordre de marche et le sentiment de rupture nette de sa vie qui le décident à quitter la Hollande. Il a en fait quitté Scheveningen le 16 juin déjà. Le 18, il prévient ses parents et se «met en route pour l'Angleterre»; il passe en Suisse le 30 par le Clos du Doubs. Il déclare avoir «depuis longtemps déjà […] décidé de partir pour l'Angleterre, mais l'optimisme prévalant dans [s]on pays l'en empêchait; on avait le sentiment que ce voyage ne valait pas la peine, puisque la guerre ne tarderait pas [à] finir. Ainsi l'ordre de marche allemand était [sic] nécessaire pour [le] pousser à l'exécution de [son] projet et [il] espère [se] mettre bientôt à la disposition de [son] gouvernement».

Progressivement, alors qu'on va vers le mois de juillet, certains sont suffisamment alertés pour prendre la décision salvatrice, même avant d'avoir personnellement reçu la convocation. Eldad Kohn80, 29 ans, marié, fabricant de cartonnages à Amsterdam, n'est pas en difficulté économique, puisqu'il peut, semble-t-il, continuer à travailler dans son entreprise, qui a été placée sous le contrôle d'un commissaire allemand. Mais, témoigne-t-il, la situation des juifs s'est resserrée, puis aggravée en mai 1942 avec le port de l'étoile, le couvre-feu à 20 heures, l'interdiction de fréquenter les lieux publics. Surtout, plusieurs de ses amis ont été emmenés dans des camps de travail et il craint de «subir immanquablement le même sort». Il quitte alors la Hollande avec toute sa famille le 14 juillet: sa femme, son jeune frère de 17 ans, une sœur mariée et son mari, et une belle-sœur. Il a payé 30'000 florins (soit près de 70'000 francs suisses de l'époque) à l'organisateur de la filière, sans doute encore beaucoup d'argent plus tard, car la filière se rompt et ils doivent improviser. Un autre frère, parti un peu plus tard, sera arrêté en route avec sa femme enceinte, et déporté81.

La famille est au cœur de la crainte des juifs. Louis Rabbie82, 42 ans, courtier en immobilier à Amsterdam (interdit d'exercice depuis août 1941), est marié et père de trois enfants de 16, 14 et 7 ans. Parti le 13 juillet 1942 avec sa famille et passé en Suisse le 14 août, il déclare à son arrivée qu'il lui importait peu de ne pas pouvoir travailler et de devoir porter l'étoile, mais qu'il ne supportait pas l'idée que les Allemands disloquent sa famille. Il se dit d'ailleurs témoin oculaire des rafles et exactions: il déclare avoir vu à Malines, au cours de sa fuite à travers la Belgique, comment les juifs raflés étaient brutalement déchargés (des wagons?) et les hommes séparés des femmes et des enfants; il prétend même avoir vu emmener des groupes de juifs, chargés par les Allemands sur de gros camions à remorques. A-t-il réellement été témoin de cela? Peut-être bien.

Ou le lui a-t-on rapporté? Le malheur a en tous cas déjà frappé sa famille: quatre de ses neveux ont été tués, sans doute à Mauthausen. Louis Rabbie pressent la nature de la «solution finale»:

«Les ordres, déclare-t-il, sont que la Hollande doit être libérée de ses juifs avant la fin de septembre 1942».

L'acmé de la réaction de fuite est atteinte après le 6 juillet 1942, lorsque tous les juifs, hommes, femmes et enfants, peuvent se trouver, ensemble ou séparément, convoqués à la gare avec leurs

79 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3476.

80 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3625; 24277.

81 Amnon Kohn, né à Amsterdam le 26 décembre 1916, et sa femme Kaatje-Rifka née Wonder (née en 1917), qui attend un enfant, font partie de la jeunesse sioniste et séjournent sans doute à la hakhsharah de Deventer. Ils sont arrêtés sur la route de la Suisse, enfermés à Besançon et déportés, lui par le convoi 34 (18 septembre 1942), elle par le convoi 40 (4 novembre 1942).

82 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3811.

bagages dans un délai de trois jours, sous prétexte fallacieux de travail obligatoire en Allemagne.

En moins de deux mois se produisent alors 61,7% des départs, directs ou indirects, vers la Suisse.

Les départs de juillet-août ne sont pourtant pas tous dus à la convocation (oproeping), dernier pas pseudo-légal pour s'emparer des juifs. Une partie seulement des partants de juillet-août fuit après sa réception. Les autres fuient encore à cause de ce qu'ils savent de la déportation dans sa version précédente, l'internement des hommes en camp de travail. D'ailleurs, les deux déportations, nous l'avons dit, ne sont pas vraiment distinguées par les fugitifs. Le spectre de la déportation fatale (létale?) les amalgame: toutes deux sont réputées conduire «en Pologne» – même si les camps de travail pour hommes se trouvent, officiellement, en territoire néerlandais.

Le moment de l'oproeping de juillet 1942 a été dramatisé par l'historiographie néerlandaise, notamment par Presser, comme le moment du choix suprême: obéir et aller à la mort – ou fuir.

Lui-même était alors enseignant au lycée juif d'Amsterdam. Juste avant de se cacher, il avait assisté à la première promotion de ce lycée, laquelle tombait exactement au moment de l'envoi des premières convocations. Une élève de 17 ans, son diplôme plein d'excellentes notes à la main, s'était approchée de la tribune où siégeait le corps enseignant, pour demander à ses maîtres, qui représentaient pour elle l'autorité, ce qu'elle devait faire avec la convocation qu'elle avait reçue.

L'un d'eux s'était aussitôt écrié: «N'y allez pas!», imité par quelques autres. Mais la plupart s'étaient tus, baissant la tête. Aucun d'entre eux n'avait les moyens d'aider cette jeune fille. Et c'est ainsi, dit Presser, qu'elle est allée à la mort83.

Pourtant, il s'agit d'une redramatisation rétrospective, focalisée sur l'oeproeping. En effet, si, comme le tableau nous le montre, 61,7% des départs ont lieu entre le 6 juillet et le 31 août, seul un tiers de ces partants a reçu la convocation. Notre analyse croisée des motifs du départ et de sa chronologie montre bien que c'est tout l'enchaînement tragique et concerté de la «solution finale»

telle qu'elle est vécue et comprise ou pressentie par la population juive des Pays-Bas, qui est à l'origine des départs vers la Suisse. La convocation de juillet, quand elle arrive, ne fait qu'apporter la confirmation de ce qui était redouté: le déracinement et l'expulsion de Hollande de l'ensemble de la population juive. Elle est aussi révélatrice des véritables intentions de l'occupant, qui entend se débarrasser physiquement des juifs. Il est donc juste de regrouper tous les départs dès juillet 1942, avec ou sans convocation reçue, sous la catégorie plus générale des motifs «vitaux».

Nous donnons un exemple, complet et bien documenté, d'un fugitif qui a bel et bien reçu la convocation et y réagit aussitôt par la fuite. Sa fuite lui sauve la vie, tandis que sa famille périt en déportation.

Günter Wolf84 est un étudiant allemand (dénaturalisé en 1941) de 19 ans. Sa famille vit jusqu'en 1936 à Magdeburg, où il va au lycée. Cette année-là, ses parents l'envoient en Hollande, lui et sa sœur cadette: ils sont hébergés à Haarlem dans l'internat d'un émigré allemand protestant anti-nazi, qui continue à leur donner un enseignement comme au lycée. Puis les parents émigrent à Amsterdam, où le père ouvre un commerce de textiles. Günter et sa sœur restent deux ans à Haarlem, où l'adolescent s'occupe aussi de floriculture. Puis ses parents décident qu'il doit avoir une formation pratique et l'envoient faire une école de menuiserie à Amsterdam, jusqu'en 1940. Il trouve ensuite un emploi dans une fabrique de meubles. Durant l'hiver 1940-1941, il est pris dans une rafle des SS dans la rue, mais échappe à l'exécution ou à la déportation du fait de son jeune âge (17 ans); il est libéré après 24 heures. Il juge cependant prudent de quitter Amsterdam et va travailler chez un paysan de 1940 à 1941. A ce moment, la situation lui semblant devenue plus favorable, il s'inscrit à la section d'architecture d'intérieur de la Kunstgewerbeschule d'Amsterdam. Mais son père décède en mars 1942 et Günter se voit obligé de gagner de l'argent;

il donne des cours et travaille le soir dans une bibliothèque. Le 8 juillet 1942, il reçoit

«brusquement» une convocation «de la SS d'Amsterdam», aux termes de laquelle il doit se rendre le 15 juillet à 01h30 à la gare d'Amsterdam «pour être déporté en Haute-Silésie ou en Pologne, apparemment pour du travail obligatoire» (mais ni la Haute-Silésie ni la Pologne ne sont

83 PRESSER, Ondergang…, I, p. 255.

84 AF E 4264(-) 1985/196 dossier N 3620.

mentionnées sur le formulaire officiel; Günter a donc décrypté le message). Il interprète cela comme une déportation «définitive», sans retour possible en Hollande. S'il s'y soustrait, affirme-t-il dans son interrogatoire à la police suisse, affirme-t-il sera aussitôt fusaffirme-t-illé, pour avoir refusé le travaaffirme-t-il obligatoire.

A peine la convocation reçue, il décide de fuir en Suisse, «le pays neutre le plus proche». Le lendemain 9 juillet, il traverse en bateau le Zuijderzee et se rend à Herderwijk chez des paysans qu'il connaît. Il obtient certainement là des renseignements sur la manière de s'évader du pays, ou les possède déjà. Quelques jours plus tard, il gagne à vélo la frontière belge à Goirle, la passe à pied et prend l'autocar, puis le tram pour Anvers, où il arrive le 16 juillet. Le 19, il prend le train pour Charleroi, puis pour Erquelinnes, et traverse à pied la frontière française. Ayant gagné Maubeuge, il prend le train pour Paris, où il arrive le 22 juillet. Le 24, il prend le train pour Auxerre, puis pour Besançon, puis l'autocar pour Pontarlier, et passe à pied en Suisse dans la nuit du 26 au 27 juillet aux Verrières (NE), sans être intercepté; il prend le train pour Bâle où il arrive à midi, et se rend chez une connaissance, laquelle l'envoie à l'Entraide israélite. On téléphone à la police. Accueil très doux: Günter W. est convoqué le lendemain à la Police cantonale des étrangers, qui, après interrogatoire, avise la gendarmerie cantonale, laquelle l'envoie au Lohnhof, le camp de triage bâlois. Un parcours apparemment sans aucun obstacle, à l'évidence «piloté» par une filière, dont nous n'avons aucune trace.

Sa mère et sa sœur, restées en Hollande, sont déportées l'une après l'autre85. Est-ce l'argent qui leur a manqué pour partir avec le jeune homme? Ont-elles cru au «travail obligatoire», dont les femmes seraient peut-être exemptées? La mère elle eu peur de l'aventure et la jeune sœur a-t-elle décidé de rester avec a-t-elle? Nous n'en saurons jamais rien.