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Le rôle de la Suisse dans la spoliation des biens culturels durant la Seconde Guerre mondiale et leur restitution: évolution historique et juridique

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Le rôle de la Suisse dans la spoliation des biens culturels durant la Seconde Guerre mondiale et leur restitution: évolution historique et

juridique

HJELM, Alana

Abstract

Le présent travail traite de la spoliation de biens culturels durant la Seconde Guerre mondiale.

Plus spécifiquement, de la politique de pillage nazie ainsi que de la place et du rôle de la Suisse à cet égard. Par le biais d'une évolution historique et juridique, il vise à présenter les différents principes en matière de biens culturels spoliés au lendemain de la guerre ainsi que les développements récents. Une analyse du droit civil suisse actuel en matière de restitution de biens spoliés ainsi que la formulation de critiques à son encontre y sont également faites.

HJELM, Alana. Le rôle de la Suisse dans la spoliation des biens culturels durant la Seconde Guerre mondiale et leur restitution: évolution historique et juridique. Master : Univ. Genève, 2018

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:110129

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La rôle de la Suisse dans la spoliation des biens culturels durant la Seconde Guerre mondiale et leur restitution: évolution historique et juridique

Alana HJELM Travail de mémoire effectué dans le cadre du séminaire de Droit international de la

protection des biens culturels (Chaire UNESCO)

Sous la direction du Professeur Marc-André RENOLD, de Monsieur Alessandro CHECHI, maître-assistant et de Madame Vanessa VUILLE, assistante

Année académique 2017-2018 Genève, le 1er juin 2018

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Remerciements

Je tiens sincèrement à remercier le Professeur Marc-André RENOLD de la Faculté de droit de l’Université de Genève ainsi que Monsieur AlessandroCHECHI et Madame Vanessa VUILLE, maître-assistant et assistante de la Faculté, pour leur disponibilité, l’encadrement et l’évaluation de ce travail.

Merci également à mes deux sœurs, à mon cousin et à mes parents pour leurs encouragements, leur soutien et leur relecture attentive.

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Table des abréviations

AJP/PJA Aktuelle Juristische Praxis/Pratique Juridique Actuelle al. alinéa

art. article

ATF Arrêt du Tribunal fédéral suisse CC Code civil suisse du 10 décembre 1907 Cf. Confer (voir)

CIE Commission Indépendante d’Experts Suisse

CIVS Commission française pour l’indemnisation des victimes de spoliations CL Convention de Lugano

DFAE Département fédéral des affaires étrangères DFI Département fédéral de l’intérieur

édit. éditeurs

ERR Einsatztab Reichsleiter Rosenberg Ibid. Ibidem (le même ouvrage/passage)

JdT Journal des Tribunaux

LDIP Loi fédérale sur le droit international privé du 18 décembre 1987 let. lettre

LPBC Loi fédérale sur la protection des biens culturels en cas de conflit armé, de catastrophe ou de situation d’urgence du 6 octobre 1966, révisée en 2014 LTBC Loi fédérale sur le transfert international des biens culturels du 20 juin 2003 OFC Office fédéral de la culture

OSC Office suisse de compensation p. page(s)

RS Recueil systématique du droit fédéral ss et suivants

supra plus haut, ci-dessus

TF Tribunal fédéral

UNESCO United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization WJC World Jewish Congress - Congrès juif mondial

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Table des matières

I. Introduction 1

II. La spoliation des biens culturels durant la Seconde Guerre mondiale 1

A. La politique de pillage nazie 1

B. La place et le rôle de la Suisse 3

III. Les principes en matière de biens culturels spoliés dans l’après-guerre 6

A. La situation au lendemain de la guerre 6

1. La Déclaration de Londres du 5 janvier 1943 6

2. Les Accords de Bretton Woods du 22 juillet 1944 et l’Accord Currie du 8 mars 1945 7

3. L’Accord de Washington du 25 mai 1946 et les Accords de liquidation de 1952 8

4. L’Arrêté du Conseil fédéral du 10 décembre 1945 relatif aux actions en revendication de biens enlevés dans les territoires occupés pendant la guerre (Raubgutbeschluss) 9

4.1 La Chambre des actions en revendication des biens spoliés (Raubgutkammer) 12

4.1.1 L’Arrêt Paul Rosenberg contre Theodor Fischer et consorts 13

4.1.2 L’Arrêt Emil Bührle contre Galerie Fischer 14

5. La Convention de la Haye du 14 mai 1954 et le Protocole de la Haye du 14 mai 1954 15

IV. Les développements récents en matière de biens culturels spoliés 17

A. La situation dès les années 1990 17

1. La Conférence et les Principes de Washington de 1998 17

2. La Déclaration de Vilnius de 2000 et la Déclaration de Terezin de 2009 18

3. La Commission Indépendante d’Experts Suisse (Commission dite BERGIER) 19

4. Le Bureau de l’art spolié 20

5. Les deux exemples suisses de restitution 21

6. La question du for et du droit applicable 23

6.1 L’Arrêt Koerfer contre Goldschmidt (ATF 94 II 297 = JdT 1970 I 176) 23

V. Le droit civil suisse actuel en matière de restitution de biens spoliés 24

A. Le possesseur de bonne foi et l’article 934 CC 25

1. Les conditions de l’action ….. 26

2. Les conséquences de l’action … 27

B. Le possesseur de mauvaise foi et l’article 936 CC 28

1. Les conditions de l’action 28

2. Les conséquences de l’action 29

C. Les critiques du droit civil suisse actuel 30

VI. Conclusion 31 Bibliographie

Déclaration de non-plagiat

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I. Introduction

La Seconde Guerre mondiale a été l’une des guerres les plus dévastatrices de l’histoire de l’Humanité tant par le nombre de vies ôtées et dévastées que par les destructions de villes, de monuments, de musées et de sites archéologiques issues des affrontements et des bombardements1. Si quantité d’œuvres d’art ont par conséquent été détruites, bien d’autres ont été les cibles d’un système organisé de spoliation2 ordonné par Hitler3.

C’est ainsi que des centaines voire des milliers de tableaux spoliés sont entrés en Suisse, entre 1930 et 19554. Ils ont été conservés dans des musées ou des coffres-forts de banques, achetés par des acquéreurs privés ou ont simplement transité par le territoire helvétique avant d’être expédiés vers d’autres pays. Ce mémoire vise donc à présenter, par le biais d’une évolution historique et juridique, l’attitude et le rôle de la Suisse dans la spoliation et la restitution d’œuvres d’art pillées par les nazis.

Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la spoliation de biens culturels durant la Seconde Guerre mondiale (II.). Plus spécifiquement, à la politique de pillage nazie (A.) et à la place ainsi qu’au rôle de la Suisse à cet égard (B.) Dans un deuxième temps, nous présenterons les différents principes en matière de biens culturels spoliés qui se sont développés dans l’après guerre (III.) en commençant par rappeler brièvement quelle était la situation au lendemain de celle-ci (A.). Dans un troisième temps, nous aborderons les développements récents en matière de biens culturels spoliés (IV.) et ce, en exposant la situation à partir des années 1990 (A.).

Dans un quatrième temps, nous ferons une analyse du droit civil suisse actuel en matière de restitution de biens spoliés (V.). Nous nous focaliserons d’abord sur le possesseur de bonne foi et l’article 934 CC (A.). Puis, sur le possesseur de mauvaise foi et l’article 936 CC (B.). Nous formulerons ensuite des critiques à l’encontre du droit civil suisse actuel (C.).

II. La spoliation des biens culturels durant la Seconde Guerre mondiale A. La politique de pillage nazie

Il ne fait aucun doute que le vol, le pillage et le déplacement de biens culturels et d’œuvres d’art sont aussi vieux que l’humanité elle-même et caractéristiques des temps de guerre5. Mais le pillage ordonné par Hitler durant la Seconde Guerre mondiale faisait partie intégrante d’une idéologie culturelle et raciale qui discriminait principalement les Juifs6. Il convient tout d’abord de distinguer les biens en fuite (Fluchtgut) des biens spoliés (Raubgut). Les biens en fuite sont des biens culturels que les émigrants juifs emportaient avec eux dans leur exil. Tandis que les biens spoliés sont des biens culturels qui ont été confisqués en Allemagne ou dans les territoires occupés par le Troisième Reich. Deux sous-catégories de biens spoliés doivent être

1FATA, p. 80 ; Encyclopaedia Universalis France.

2 « Action de déposséder par violence ou par ruse » (Larousse).

3 Encyclopaedia Universalis France.

4 KOLLER.

5 HARTUNG, p. 9 ; HERSHKOVITCH/RYKNER/MAGET, p. 37.

6 HERSHKOVITCH/RYKNER/MAGET, p. 37. Et ce, depuis la rédaction de « Mein Kampf » par Hitler en 1925.

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différenciées. Premièrement, les biens spoliés illégaux qui résultaient de la saisie pure et simple de biens appartenant à des Juifs (Raubkunst). Deuxièmement, les biens spoliés « légaux » qui provenaient de la confiscation de l’art dit « dégénéré »7 (Entartete Kunst) pratiquée dans tous les musées allemands à partir de 19378. En effet, les œuvres d’art dégénérées étaient considérées comme inférieures, immorales et incompatibles avec la supériorité de la race aryenne.

Quant au sort que subissaient ces œuvres d’art confisquées, la politique nazie prévoyait trois cas de figure. Premièrement, elles pouvaient être détruites et la plupart du temps, elles étaient alors brûlées9. Deuxièmement, elles pouvaient être exploitées en faveur de la propagande politique nazie10. Troisièmement, elles pouvaient être vendues à l’étranger et ainsi permettre la réalisation d’un produit financier, qui, souvent, contribuait à l’effort de guerre11. Les ministres de la propagande nommés par Hitler avaient rapidement pris conscience du bénéfice qu’ils pouvaient retirer de ces œuvres impures mais d’une valeur marchande considérable.

C’est d’ailleurs en Suisse, à Lucerne, qu’a lieu l’une des ventes les plus importantes en 1939.

Cette vente, organisée par la Galerie Fischer, a vendu environ 126 tableaux et sculptures modernes sur les quelque 20 000 œuvres confisquées pour des prix biens inférieurs à leur valeur réelle12. De nombreux marchands d’art et collectionneurs de différents pays ont donc pu s’enrichir et profiter de la vente de ces biens.

Par la stigmatisation de l’art « dégénéré », Hitler poursuit donc un véritable but d’aryanisation et de purification de l’art. Il souhaite par ailleurs construire un musée à Linz, sa ville natale afin qu’elle devienne le centre culturel du Troisième Reich13. Pour mener à bien ce projet, toutes les œuvres aryennes des pays occupés doivent être saisies14. Une véritable opération militaire est ainsi mise en place en violation des conventions internationales et des lois existantes15.

7 Il n’est pas aisé de définir précisément en quoi consistait l’art « dégénéré », cependant certains mouvements artistiques tels que l’expressionnisme, le surréalisme, le dadaïsme et l’art abstrait en faisaient partie (Rapport

BERGIER, p. 344 ; REGAZZONI, p. 6). De façon générale, Hitler détestait l’art moderne du 20ème siècle. Une nuance est à apporter puisqu’il appréciait le réalisme socialiste qui était pourtant un mouvement artistique moderne. Mais il aimait particulièrement le travail des artistes allemands et traditionalistes du 19ème siècle, tels que Hans Makart, Anselm Feuerbach et Ferdinand Waldmüller (ADAM,p. 43 cité par REGAZZONI, p. 7).

8 Rapport BERGIER, p. 337-338.

9 Rapport BERGIER, p. 344 ; Les Marchands d’Hitler.

10 Rapport BERGIER, p. 344. A titre d’exemple, nous pouvons citer l’Exposition Entartete Kunst organisée à Munich en juillet 1937 dont le but principal était de valoriser la Grande exposition d’art allemand (Grosse Deutsche Kunstausstellung) qui avait lieu en même temps (Ibid., p. 344 ; HERSHKOVITCH/RYKNER/MAGET, p. 37).

11 Rapport BERGIER, p. 344.

12 Ibid., p. 345 ; Les Marchands d’Hitler ; HERSHKOVITCH/RYKNER/MAGET, p. 37-38.

13 HARCLERODE/PITTAWAY, p. 2-3 cité par REGAZZONI, p. 7.

14 HERSHKOVITCH/RYKNER/MAGET, p. 39.

15 « Dans cette démarche, le dictateur a sciemment ignoré les dispositions des conventions internationales élaborées à partir de la Conférence sur la paix organisée à la Haye (Pays-Bas) en 1899. Il a fait fi notamment des dispositions de la Convention IV et de son annexe, votée à la Haye le 19 octobre 1907 et ratifiée par l’Allemagne le 27 novembre 1909, relatives à la protection du patrimoine culturel en temps de guerre » (HERSHKOVITCH/RYKNER/MAGET, p. 39). Ces pratiques ont été réprimées et condamnées par les Alliés à partir du 5 janvier 1943. De plus, le Tribunal militaire international de Nuremberg a considéré et qualifié la spoliation des citoyens juifs comme étant un crime de guerre (CANDRIAN, p. 258 et références citées).

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Pourtant, la politique de spoliation des nazis n’était pas la même partout en Europe. A l’est, la volonté d’Hitler était d’éliminer la race slave tout comme sa culture. L’ordre de ne préserver que les œuvres d’art considérées comme germaniques et celles provenant d’Europe occidentale avait été donné. Les centaines d’œuvres d’art qui répondaient aux critères de l’idéologie culturelle nazie étaient donc rapatriées en Allemagne16. A l’ouest en revanche, environ 20 000 biens culturels ont été pillés entre 1940 et 194417. La spoliation des œuvres d’art y a aussi été plus insidieuse. En France particulièrement, dès 1940, les nazis tentaient de légitimer les appropriations des biens culturels en affirmant les mettre en sécurité18. Plusieurs arguments ont été invoqués notamment la confiscation temporaire de ces biens19. En réalité, « [les] mesures dites de “préservation“ dissimulaient une appropriation définitive et sans volonté de restitution »20.

A cette époque, Alfred Rosenberg21 mettait également en place l’Einsatztab Reichsleiter Rosenberg (ERR), organe responsable de la spoliation des biens appartenant à des Juifs et de leur exportation vers l’Allemagne nazie. Mais l’ERR s’occupait également des ventes et des échanges d’œuvres d’art22. Puis, c’est en 1942 que la Möbel-Aktion a été créée.Il s’agissait d’un programme qui avait pour but de donner des meubles aux Allemands occupant les pays de l’est pour remplacer ceux détruits par les bombardements. C’est ainsi qu’en France, aux Pays-Bas et en Belgique, environ 72 000 logements de Juifs déportés ou ayant fui ont été entièrement pillés de leurs objets d’art, tableaux et mobiliers. Après la guerre, peu d’informations existaient concernant l’identité des propriétaires ou la provenance de ces biens23. Les dispositions ainsi prises par Hitler en matière d’œuvres d’art sont révélatrices de l’antisémitisme et de la politique destructrice nazie. La spoliation des œuvres d’art n’est en réalité qu’une étape supplémentaire de la déshumanisation caractéristique de la Seconde Guerre mondiale24.

B. La place et le rôle de la Suisse

Entre 1939 et 1945, la Suisse était déjà un Etat neutre25 et bien qu’entourée d’un empire totalitaire, elle n’a pas été attaquée ni envahie par les troupes nazies. Au contraire, elle a réussi à conserver son Etat de droit démocratique et fédéral ainsi que ses institutions26. Si elle est épargnée par les horreurs de la guerre, la Suisse maintient d’étroites relations économiques avec des pays européens et d’outre-mer mais également avec l’Allemagne. Ce sont d’ailleurs ces liens commerciaux qui permettent d’assurer le niveau de vie des citoyens suisses27. Depuis

16 HERSHKOVITCH/RYKNER/MAGET, p. 40.

17 Rapport BERGIER, p. 346.

18 FRAOUA, p. 50.

19 Ibid., p. 51.

20 Ibid., p. 51.

21 Homme politique allemand. Il occupe diverses fonctions au sein du Reich. Il est responsable du pillage des bibliothèques, des musées et des collections privées appartenant aux Juifs. Il sera nommé Ministre des Territoires occupés de l’est (Larousse). Il est aussi soutenu par Hermann Göring (HERSHKOVITCH/RYKNER/MAGET, p. 40).

22 FRAOUA, p. 51.

23 Ibid., p. 41.

24 BOUCHOUX, p. 44 ; Les Marchands d’Hitler.

25 Tout comme d’autres pays: la Suède, le Portugal, l’Espagne et la Roumanie(REGAZZONI, p. 14 ; LUDI, p. 273).

26 Rapport BERGIER, p. 20.

27 Ibid., RASCHÈR, p. 230.

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1930, l’Allemagne manque de devises étrangères, raison pour laquelle elle a aussi recours au pillage d’or, de titres et d’œuvres d’art, autant de biens qui pourront être convertis en devises ou vendus à condition qu’un pays accepte de les écouler en fermant les yeux sur leur provenance28. C’est le rôle que la Suisse a accepté de jouer pendant la guerre. Elle était d’autant plus attrayante pour le Troisième Reich que sa monnaie était stable et convertible29.

Mais la Suisse a surtout fait preuve d’un véritable laxisme quant au contrôle des changes, ce qui facilitait les transactions financières et était bénéfique pour l’Allemagne nazie30. La question du rachat de l’or volé par la Suisse sera d’ailleurs vivement critiquée par les Alliés tout comme celle des comptes dormants, du blanchiment d’argent, des biens en déshérence et de l’assistance à la fuite de capitaux nazis31. Pourtant, aux dires de MARGUERAT :« […] l’achat d’or a probablement contribué plus que tout autre facteur à protéger la Suisse et sa population, sa population juive donc ainsi qu’une bonne partie des 50 000 réfugiés civils accueillis »32. Selon JANNER33 en revanche, aucun pays neutre ne porte une aussi grande responsabilité dans la Seconde Guerre mondiale que la Suisse et son gouvernement de l’époque34. Et il serait incohérent de nier le rôle évident que les industries et les banques suisses ont joué, notamment en participant à l’effort d’équipement de la Wehrmacht et en la soutenant économiquement35. Dès lors, il est possible de souligner le paradoxe d’une Suisse qui se revendiquait neutre mais qui ne l’a pas réellement été politiquement et économiquement parlant36. La neutralité absolue avait été abandonnée au profit d’une neutralité « différentielle » qui se limitait au domaine militaire uniquement37. Cette attitude peut cependant s’expliquer par la situation délicate de l’époque. En effet, un climat d’incertitude et d’angoisse régnait. Personne ne savait si la Suisse allait être envahie par les nazis, combien de temps la guerre durerait et les citoyens craignaient de manquer d’approvisionnement et de nourriture38. Nous estimons qu’il est important de tenir compte de ce contexte historique. Si avec le recul et le temps nécessaires, tout paraît critiquable, nous pensons que la Suisse a agi tel qu’elle le devait et surtout tel qu’elle le pouvait pour protéger son Etat et sa population au vu des circonstances passées. Malgré tout, deux mythes s’articulent autour de ce petit Etat neutre, « […] celui d’une Suisse affairiste et immorale, contre celui, lumineux, d’une stratégie réussie de survie »39.

S’agissant des biens culturels, les propriétaires juifs faisaient soit transiter leurs biens en fuite par la Suisse avant qu’ils ne soient envoyés dans d’autres pays, aux Etats-Unis par exemple.

Soit ils décidaient de les vendre sur le territoire helvétique. Quant aux biens culturels spoliés, ils ont été introduits clandestinement en Suisse par les hauts dignitaires nazis pour y être vendus

28 LUDI, p. 273.

29 Rapport BERGIER, p. 20.

30 LUDI, p. 273 ; JOST, p. 99-115.

31 HARTUNG, p. 42 ; LUDI, p. 274.

32 MARGUERAT, p. 131.

33 Homme politique britannique et membre du Congrès juif mondial (WJC)

34 L’honneur perdu de la Suisse.

35 Rapport BERGIER, p. 21 ; MAUROUX, p. 7.

36 L’honneur perdu de la Suisse.

37 BÉGUIN, p. 31.

38 La Suisse était dépendante des fournitures allemandes (charbon, fer, essence, sucre, alcool, pommes de terre, semences notamment) (LUDI, p. 274 ; BÉGUIN, p. 194).

39 Rapport BERGIER, p. 22.

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ou échangés40. Il est de ce fait intéressant de se questionner sur une possible responsabilité de l’Etat helvétique41. Il est évident que les autorités fédérales participaient à ce marché immoral.

En effet, le commerce et le transfert des œuvres d’art se déroulaient sous leurs yeux dû aux contrôles qui devaient être effectués42. Puis, plusieurs opérations de vente et d’acquisition de biens culturels à l’origine douteuse ont bénéficié de dérogations accordées par l’Office suisse de compensation (OSC). En principe, il s’agissait de « facilités » telles que la libération de l’obligation de clearing43 qui étaient accordées aux représentants nazis et aux émigrants juifs qui fuyaient la guerre. Et si le droit en vigueur à l’époque était déterminant, les intérêts économiques étaient largement pris en considération par l’Etat et ses fonctionnaires. En effet, le marché international de l’art qui se développait en Suisse à cette époque ainsi que les différentes ventes aux enchères à l’instar de celle organisée par la Galerie Fischer ont eu des retombées financières plus que positives pour l’économie suisse. Cependant, face aux différents problèmes que pouvait soulever ce commerce de biens culturels, la législation suisse en la matière était lacunaire. L’Etat n’a pas décidé d’agir pour autant44.

Nous sommes d’avis que le gouvernement suisse ne pouvait ignorer le fait que les œuvres d’art introduites sur son territoire étaient issues de spoliations. La seule augmentation du nombre de celles-ci sur le marché de l’art durant les années de guerre nous semble être suffisant pour éveiller les soupçons. Il est indéniable qu’en omettant d’agir, la Suisse a servi ses intérêts. De là, à retenir une responsabilité de l’Etat uniquement, nous n’en sommes pas convaincus. Si ces ventes de biens culturels ont profité à l’économie suisse, elles ont avant tout et à notre sens, enrichi des personnes privées. L’Etat aurait bien sûr pu prendre des mesures concrètes telles que l’interdiction d’importation des ces œuvres d’art spoliées ou en fuite sur le territoire suisse.

Mais un marché noir de l’art se serait alors probablement développé et une telle décision n’aurait pas non plus avantagé les propriétaires juifs dans le besoin de vendre leurs biens pour fuir la guerre. Il est tout de même possible de s’étonner que dans une Suisse non occupée et régie par les principes de l’Etat de droit, rien n’ait été entrepris pour limiter ou réglementer ce commerce de l’art45. Ce n’est qu’après avoir longtemps tardé et dû à la pression extérieure, que la Suisse finit par promulguer en décembre 1945, une législation spéciale46.

En définitive, si aucune spoliation à proprement parler n’a eu lieu avant ou durant la Seconde Guerre mondiale sur le territoire helvétique puisqu’il n’était pas occupé par les Allemands47, la Suisse, pays de transit, a malgré tout été une plaque tournante pour la vente et les transferts de biens culturels spoliés et de biens en fuite.

40 RASCHÈR/MÜNCH, p. 128 ; Rapport BERGIER, p. 338.

41 Rapport BERGIER, p. 336.

42 Rapport BERGIER, p. 336.

43 L’accord de clearing est défini comme suit : « convention entre deux pays aux termes de laquelle le produit des exportations d’un des pays est affecté au règlement de ses importations et qui tend à réaliser un équilibre des échanges entre les deux pays » (Larousse).

44 Rapport BERGIER, p. 336.

45 RapportBERGIER, p. 348.

46 Ibid.

47 RASCHÈR, p. 230.

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III. Les principes en matière de biens culturels spoliés dans l’après-guerre A. La situation au lendemain de la guerre

Outre l’immense souffrance humaine, la destruction et la spoliation massive de biens culturels dans l’immédiat après-guerre est une question difficile à appréhender. Mais elle permet une prise de conscience. Les Alliés réalisent que des mesures rapides pour tenter de réparer les dégâts causés doivent être prises48. C’est ainsi que l’un des objectifs premiers n’est autre que la restitution49 des biens culturels spoliés50 à leur légitime propriétaire, qu’il s’agisse de personnes privées, d’institutions publiques telles que des musées ou d’Etats étrangers51. Au lendemain de la guerre, les Alliés considèrent les Etats neutres comme une menace au programme de restitution puisqu’ils peuvent servir de terre de refuge pour des biens volés52. C’est bien sûr le cas de la Suisse qui subit une véritable pression pour signer les différentes déclarations et accords internationaux explicités ci-dessous.

1. La Déclaration de Londres du 5 Janvier 194353

La Déclaration de Londres du 5 janvier 194354 peut être considérée comme le premier pas vers une meilleure protection des biens culturels spoliés. Il s’agit d’une déclaration solennelle rédigée par 18 gouvernements alliés, dont les Etats-Unis, l’URSS, le Royaume-Uni ainsi que le Comité national français55. Pour ce faire, ils s’inspirent de différentes lois sur la guerre existantes ainsi que de la Convention de la Haye du 18 octobre 1907 relative à la protection du patrimoine culturel en temps de guerre56.

En tant que telle, la Déclaration de Londres ne crée donc pas de nouvelles obligations internationales. Elle dénonce l’étendue du vol commis par les nazis57. Et si le pillage était déjà prohibé par le Règlement de la Haye de 1907, cette interdiction était insuffisante58. C’est la raison pour laquelle la Déclaration de Londres du 5 janvier 1943 introduit une disposition qui condamne les actes de pillage perpétrés dans les territoires occupés ou sous contrôle du Troisième Reich59. Ce faisant, elle s’adresse particulièrement aux pays neutres afin d’exprimer la volonté des Alliés de tout faire pour lutter contre les méthodes de confiscation et

48 FATA, p. 86.

49 « En droit international, la notion de restitution désigne en effet l’opération par laquelle le pays vaincu rend les biens matériels qu’il a illégalement emportés des territoires qu’il avait occupés » (FISCH, p. 31 cité par Rapport BERGIER, p. 412).

50 En réalité, « [les] premières démarches entreprises en vue d’obtenir la restitution de biens volés ou confisqués ainsi que les premières demandes individuelles remontent à l’époque même de la guerre. En 1939 déjà, peu après le début du conflit, des projets dans ce sens émanèrent des milieux juifs de Grande-Bretagne et de Palestine » (Rapport BERGIER p. 405 ; FISCH, p. 126 ; KEILSON, p. 122).

51 REGAZZONI, p. 26.

52 RapportBERGIER, p. 406.

53 De son titre complet : la Déclaration interalliée contre les actes de dépossession commis dans les territoires sous occupation et contrôle ennemis du 5 janvier 1943.

54 Idem.

55 SIEHR, p. 158 ; SIEHR 2004, p. 78.

56 HERSHKOVITCH/RYKNER/MAGET, p. 43 ; RS 0.193.212.

57 RENOLD/CHECHI/FERLAND/VELIOGLU-YILDIZCI,p. 9.

58 TOMAN, p. 365.

59 Ibid.

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d’expropriation des biens culturels60. Les pays signataires de cette Déclaration revendiquent donc le droit de déclarer nuls tous les transferts de propriété qui ont profité à l’Allemagne ou à ses complices61. Toutes les expropriations et les pillages étaient donc visés par cette Déclaration62. C’est peut-être d’ailleurs l’une des critiques qui peut lui être adressée : une expression peu claire et surtout très large63. Il convient de préciser que « [la] Déclaration de Londres du 5 janvier 1943 se [limite] à la restitution dit “externe“, c’est-à-dire de tous les biens et avoirs que les représentants du régime nazi s’étaient appropriés dans les territoires occupés.

Ce n’est que plus tard que les Alliés portèrent aussi leur attention sur la restitution “interne“, celles des confiscations opérées sur le territoire du Reich »64.

Puis, aux yeux des Alliés, l’obligation de restituer les biens devait être maintenue même s’ils avaient été vendus à un prix correct et même si les victimes semblaient y avoir consenti65. La Suisse, en tant que pays neutre, était bien sûr concernée par cette Déclaration concernant les biens culturels spoliés qui se trouvaient sur son territoire. Cet accord lui était d’autant plus applicable dû aux transactions sur l’or qu’elle avait pratiquées avec la Reichsbank et pour lesquelles elle était vivement critiquée66. C’est donc suite à cette Déclaration et lorsqu’il apparaissait clair que l’Allemagne allait perdre la guerre, que les bourses et les banques suisses ont adopté un système sévère d’affidavits67 pour empêcher la vente des biens volés dans les territoires occupés par les Allemands68.

2. Les Accords de Bretton Woods du 22 juillet 1944 et l’Accord Currie du 8 mars 1945 Dans le but de concrétiser davantage la Déclaration de Londres du 5 janvier 1943, la troisième commission de la Conférence monétaire et financière des Nations Unies se réunit à Bretton Woods, aux Etats-Unis, du 1er au 22 juillet 194469. A cette époque, la fin de la guerre approche et nombres de hauts dignitaires nazis se sont constitués des fortunes considérables. Cet accord avait donc pour but d’empêcher le transfert de ces fonds ainsi que des biens spoliés vers l’étranger70. « La VIe Résolution adoptée à l’issue de la conférence donnait un clair avertissement : le rachat d’or pillé et le recel de biens ennemis ne resteraient pas impunis »71. La Suisse était particulièrement concernée car elle était l’un des pays neutres les plus importants financièrement parlant72. Une délégation alliée a donc été spécifiquement nommée. Il s’agit de la délégation Currie, appelée ainsi car elle est présidée par un Américain, Laughlin CURRIE73.

60 PIGUET, p. 1527.

61 Rapport BERGIER, p. 406 ; FATA, p. 86 ; Journal Officiel (JO) de la République française du 18 novembre 1943.

62 Rapport BERGIER, p. 406.

63 SIEHR, p. 159.

64 JUNZ, p. 3 ss cité par Rapport BERGIER, p. 409.

65 Rapport BERGIER, p. 406.

66 Ibid.

67 Un affidavit est une « [déclaration] faite sous serment, devant une autorité, par les porteurs étrangers de certaines valeurs mobilières pour obtenir l’exonération d’impôt touchant ces valeurs, déjà taxées dans leur pays d’origine » (Larousse). Il peut aussi s’agir du certificat qui authentifie cette déclaration (Idem).

68 PERRENOUD, p. 423.

69 SIEHR, p. 160 ; Rapport BERGIER, p. 407.

70 FATA, p. 87.

71ECKES, p. 153 cité par Rapport BERGIER, p. 407 ; FRANCINI/HEUSS/KREIS, p. 350.

72 Rapport BERGIER, p. 407.

73 Ibid., FATA, p. 87 ; BÉGUIN, p. 272 ss.

(13)

Après de longues négociations, l’Accord Currie74 est signé le 8 mars 1945 et instaure la restitution de tous les biens qui ont été volés par les nazis et transférés en territoire neutre75. C’est donc toujours sous l’influence et la pression des Alliés, que la Suisse promet de tout faire pour faciliter la recherche et la restitution des biens spoliés76. Cet accord oblige de plus la Suisse à envisager des mesures concrètes77 en matière de restitution avant même que la fin de la guerre ne soit déclarée, et tente de faire respecter la politique énoncée dans la Déclaration de Londres du 5 janvier 1943 à laquelle la Suisse s’était engagée78.

Cependant, les autorités suisses n’étaient prêtes à entreprendre des actions en vue de la restitution de biens culturels spoliés uniquement à partir d’informations concrètes fournies par les Alliés79. Nous interprétons cette attitude comme une apparente réticence à la restitution d’œuvres d’art pillées. Elle reflète également une absence de prise de mesures proactives et concrètes de la part du gouvernement suisse. Cela s’explique, à notre avis, par le fait que longtemps, la Suisse et les Suisses estimaient ne pas avoir mal agi durant les années de guerre.

Probablement, qu’une attitude réfractaire existait aussi à l’encontre des Alliés qui, selon STUCKI

(ancien chef de la délégation suisse), traitaient la Suisse comme un « pays conquis et occupé »80. Finalement, les autorités helvétiques renoncaient aussi à poursuivre le propriétaire qui avait acquis de bonne foi une œuvre d’art volée, en vertu des principes de droit privé suisse. Il aurait été impensable que l’Etat fasse une entorse au droit civil en vigueur. « La sécurité du droit et la constitutionnalité des lois servirent [donc] d’arguments pour repousser des mesures pourtant équitables »81.

3. L’Accord de Washington du 25 mai 1946 et les Accords de liquidation de 1952

De l’Accord Currie découle en réalité l’Accord de Washington du 25 mai 194682. Il a trait à deux problématiques suisses en matière de réparations suite à la fin de la guerre. Premièrement, il s’intéressait à l’or versé par la Reichsbank à la Banque nationale suisse. Deuxièmement, il traitait de la question des biens et avoirs allemands (dont des œuvres d’art) qui, depuis février 1945, avaient été conservés et bloqués en Suisse83. Concernant l’or, la Suisse a versé aux Alliés un sixième de ce qu’elle avait reçu soit une amende de 250 millions de francs84. Sur ce point,

74 « Malgré cet accord, les relations entre la Suisse et les puissances occidentales demeurèrent tendues. La Suisse avait demandé en contrepartie de radier des listes noires les entreprises suisses qui avaient étroitement coopéré avec le Troisième Reich; or les Américains mirent beaucoup de temps à supprimer ces listes comme à débloquer les avoirs suisses gelés aux Etats-Unis depuis juin 1941 » (Rapport BERGIER, p. 407).

75 Rapport BERGIER, p. 407.

76 LUSSY/BONHAGE/HORN, p. 510.

77 Le Conseil fédéral a concrétisé sa promesse en promulguant l’Arrêté fédéral du 10 décembre 1945 relatif aux actions en revendication de biens enlevés. Il concerne tant les papiers-valeurs que les biens culturels (LUSSY/BONHAGE/HORN, p. 510).

78 SIEHR, p. 160.

79 Rapport BERGIER, p. 416.

80 BOSCHETTI/BERGIER, p. 165.

81 Rapport BERGIER, p. 416.

82 « L’accord de Washington du 25 mai 1946 se trouve au RS sous forme d’un échange de lettres entre la Suisse et les Alliés, RS 0.982.1 » (FATA, p. 87).

83 Rapport BERGIER, p. 420.

84 La Suisse s’en sort plutôt bien avec cette amende considérant que la Banque nationale suisse avait blanchi pour au moins 1 milliard 200 mille francs (L’honneur perdu de la Suisse).

(14)

considérant ne rien avoir à se reprocher, la Suisse avait affirmé qu’il n’était pas question de réparation ou de restitution mais simplement d’une aide « volontaire » apportée à l’Europe pour permettre sa reconstruction au lendemain de la guerre. Cette vision était bien sûr en désaccord avec celle des Alliés85. La question des avoirs allemands (dont des biens culturels bloqués en Suisse) et de leur liquidation est plus délicate, notamment car aucune date butoir n’avait été précisée dans l’Accord de Washington pour régler cette question86. La Suisse, aidée par les évènements historiques87, a donc simplement laissé passer le temps. Ce sont donc les Accords de liquidation qui remplacent l’Accord de Washington en 195288. Selon ces Accords et après de longues négociations, la Suisse a dû se résoudre à payer aux Alliés 121,5 millions de francs dans un délai d’un an ainsi que 50 millions de francs pour des prétentions relatives à des biens confisqués89.

4. L’Arrêté du Conseil fédéral du 10 décembre 1945 relatif aux actions en revendication de biens enlevés dans les terrioires occupés pendant la guerre (Raubgutbeschluss)

C’est ainsi que depuis 1943, les Alliés ont manifesté à plusieurs reprises leur intention et leur volonté d’obtenir la restitution de tous les biens volés une fois que la Seconde Guerre mondiale serait terminée. La Suisse n’avait pourtant pris aucune mesure au niveau national pour lutter contre le trafic des avoirs spoliés ni pour en permettre la restitution90. Aussi, aucun sentiment d’injustice n’était ressenti en Suisse en 194591. C’est uniquement dû à la pression insistante des Alliés que l’Etat suisse a fini par s’aligner sur les différentes exigences internationales, particulièrement sur la Déclaration de Londres du 5 janvier 194392. La Suisse adopte donc l’Arrêté du Conseil fédéral sur les biens spoliés du 10 décembre 194593. Et ce, « […] dans un but d’intérêt public, à savoir en vue d’apporter la contribution de la Suisse au rétablissement dans leurs droits des propriétaires dépossédés au cours de la guerre d’une manière contraire au droit des gens »94.

Cet arrêté est particulier, en ce sens qu’il rompt temporairement avec la tradition de droit civil suisse. En effet, au sens de l’article 1 alinéa 1, il accorde au demandeur, soit à toute personne spoliée, la possibilité d’intenter une action en revendication de ses biens contre le défendeur, à savoir le possesseur actuel que ce dernier soit de bonne ou de mauvaise foi95. Ainsi, un

85 Rapport BERGIER, p. 420.

86 Ibid.

87 Les Alliés sont préoccupés par la Guerre Froide dès 1947 ainsi que par la République fédérale d’Allemagne en 1949 (Ibid.). En effet, « [dès] la fin de la guerre, le problème des restitutions a connu une évolution parallèle à l’histoire de la Guerre froide: les tensions croissantes entre [l’est et l’ouest] ont occulté la question du rôle des pays neutres pendant la guerre » (LUSSY/BONHAGE/HORN, p. 511).

88 Rapport BERGIER, p. 420.

89 FATA, p. 87-88 ; Rapport BERGIER, p. 420.

90 Rapport BERGIER, p. 414.

91 Ibid., p. 411.

92FROWEIN, p.623cité par PIGUET, p. 1528.

93 BOSCHETTI/BERGIER, p. 164. En réalité la Suisse adoptera en plus un Arrêté fédéral additionnel en date du 22 février 1946 mais qui concerne avant tout les papiers-valeurs (LUSSY/BONHAGE/HORN, p. 510). Cet Arrêté fédéral additionnel obligeait cependant tout résident suisse à déclarer des œuvres d’art dont le propriétaire avait été spolié sous peine d’une sanction pénale (Rapport DFI/DFAE 2011-2016, p. 18).

94 Arrêt Rosenberg contre Théodor Fischer cité par BYRNE-SUTTON, p. 197.

95 Rapport BERGIER, p. 419 ; RO 1945, p. 1030.

(15)

propriétaire qui aurait acquis une œuvre d’art volée sans le savoir n’est plus protégé par le droit civil suisse. L’article 1 alinéa 2 étend la faculté de revendication du demandeur96 puisque toute personne qui a été spoliée de ses biens par un dol ou une crainte fondée peut également en demander la restitution97. Il convient de préciser que tant les propriétaires privés que potentiellement l’Etat d’origine d’un bien culturel pouvaient intenter une action en revendication98.

Quant à l’objet à restituer, la revendication ne pouvait concerner que les papiers-valeurs et les biens mobiliers99 qui se trouvaient en Suisse mais qui, au sens de l’article 2 et 8, avaient été dérobés entre le 1er septembre 1939 et le 8 mai 1945 dans les territoires occupés par les Allemands100. Toutes ces conditions devaient être démontrées par le demandeur qui souhaitait intenter une action en revendication (art. 8). Il devait en plus « rendre “plausible“ qu’il était le légitime propriétaire ou antepossesseur des biens revendiqués et qu’il en [avait] été dépossédé contre sa volonté ou s’en [était] dessaisi par suite de dol ou de crainte fondée »101. Le demandeur était de plus soumis à un délai puisqu’au sens de l’article 11 alinéa 1, toute demande en revendication devait obligatoirement être intentée au plus tard jusqu’au 31 décembre 1947 devant le Tribunal fédéral et ce, par le possesseur lésé ou par le propriétaire du bien en question102. « Les actions ultérieures [au 31 décembre 1947] [devaient] être portées devant la juridiction ordinaire en Suisse conformément aux articles 932 et suivants du code civil […] »103. Enfin, l’arrêté prévoyait un système de recours contre le vendeur. En effet, si le propriétaire qui était tenu de restituer le bien revendiqué l’avait acquis de bonne foi, l’article 4 alinéa 1 lui permettait d’exiger le remboursement du prix qu’il avait payé au vendeur104. Il devait s’agir au maximum de la valeur cotée en bourse ou du prix courant105. Si le vendeur avait également acquis le bien spolié de bonne foi, il pouvait à son tour se retourner contre le vendeur antérieur et ainsi de suite juqu’au vendeur de mauvaise foi (art. 4 al. 2)106. Cependant, « [au] cas où l’aliénateur de mauvaise foi [était] insolvable ou ne [pouvait] être atteint en Suisse, le juge [pouvait] allouer à l’acquéreur de bonne foi qui [était] lésé une indemnité équitable, à la charge de la Confédération » (art. 4 al. 3)107. Il fallait en revanche que cet acquéreur de bonne foi soit en mesure d’exiger le remboursement du prix sur la base du droit étranger ou du droit suisse applicable. Puis, si la Confédération l’indemnisait, ce droit lui était alors transféré108. « Cela démontrait que l’Etat assumait lui-même une part de responsabilité afin de permettre de restaurer la situation qui existait avant la violation du droit international, constituée par la prise

96 TOMAN, p. 366.

97 Rapport BERGIER, p. 419 ; RO 1945, p. 1030.

98 ROLF 1945, p. 1030 cité par BYRNE-SUTTON, p. 82.

99 Les biens culturels spoliés sont bien sûr concernés (BYRNE-SUTTON, p. 197).

100 Article 1 alinéa 1 et 2 de l’Arrêté fédéral sur les biens spoliés de 1945 ; THILO, p. 26.

101 THILO, p. 27.

102 RO 1945, p. 1033.

103 THILO, p. 27.

104 Ibid.

105 THILO, p. 26.

106 Rapport BERGIER, p. 419 ; THILO, p. 26.

107 RO 1945, p. 1031.

108 THILO, p. 26.

(16)

illicite du bien en cause »109. Puis, il est intéressant de mentionner que l’article 4 était source d’inquiétudes pour la Suisse à l’époque dû aux « nouvelles et peut-être lourdes dépenses »110 qu’il pouvait engendrer. Une confiance était donc accordée au juge pour qu’il « veille à limiter cette charge dans toute la mesure compatible avec une saine administration de la justice »111. Il est incontestable qu’en adoptant une législation spécifique aux restitutions, la Suisse a considérablement amélioré son image au niveau international112. A l’étranger, ces mesures concrètes en faveur de la recherche et de la restitution de biens spoliés dans les territoires occupés pendant la Seconde Guerre mondiale étaient d’ailleurs perçues comme tout à fait remarquables113. Plusieurs critiques peuvent cependant être adressées à l’Arrêté du Conseil fédéral du 10 décembre 1945. En effet au niveau national, les dérogations à la tradition de droit privé suisse qu’il impose n’ont pas contribué à le rendre très populaire114. Il manquait également de soutien politique car le Conseil fédéral n’avait pas pris la peine de consulter les différentes institutions responsables concernées, les banques notamment115. Mais surtout, cet arrêté protégeait davantage les intérêts privés suisses que les victimes de spoliations elles-mêmes116. Plusieurs points l’attestent.

Premièrement, comme déjà observé, une action en revendication pouvait être intentée jusqu’à la fin de l’année 1947 uniquement. Ainsi, à partir du moment où l’arrêté fut promulgué, les demandes en restitution devaient forcément être présentées dans un délai de deux ans117. Il s’agit d’un délai extrêmement bref au lendemain d’une Seconde Guerre mondiale si dévastatrice et meurtrière dont la priorité n’était évidemment pas la recherche et la revendication de biens matériels. Ainsi, plusieurs ayants droit n’ont pas eu le temps de faire valoir leurs demandes en restitution dans le délai prévu. D’autres ignoraient tout simplement l’existence de cet arrêté118 car la Suisse n’avait rien entrepris pour faire connaître cette législation spéciale dans le monde119. Puis, nombre de demandes en restitution n’avaient pu être formulées car les propriétaires et leurs familles juives avaient été cruellement assassinés120. Deuxièmement, les œuvres d’art ou les biens culturels ayant été spoliés avant la guerre, soit avant le 1er septembre 1939 ne pouvaient tout bonnement pas être restitués121. L’arrêté excluait également de la procédure suisse les personnes dépossédées de leurs biens en Allemagne, en

109 CANDRIAN, p. 259.

110 THILO, p. 26.

111 Ibid.

112 LUSSY/BONHAGE/HORN, p. 510.

113 TOMAN, p. 366.

114 SIEHR, p. 164.

115 FRANCINI/HEUSS/KREIS, p. 361.

116 Rapport BERGIER, p. 418.

117 Ibid.

118 LUSSY/BONHAGE/HORN, p. 510.

119 Rapport BERGIER, p. 418.

120 LUSSY/BONHAGE/HORN, p. 510.

121 Rapport BERGIER, p. 418. En 1946, les autorités suisses réalisent que l’Arrêté fédéral aurait également dû s’appliquer aux spoliations des années d’avant-guerre mais elles ne firent rien pour le modifier (cf. le cas du baron Robert von Hirsh 1936, in FRANCINI/HEUSS/KREIS, p. 341 cité par Rapport BERGIER, p. 418-419).

(17)

Autriche ou en Tchécoslovaquie annexées en 1938 et en 1939122. « Les Juifs allemands ne pouvaient donc pas présenter une requête au Tribunal fédéral, car ils avaient été spoliés par leur propre Etat et que cette spoliation ne contrevenait dès lors pas au droit international public [de l’époque] »123. Cela engendrait bien sûr de véritables injustices.

Troisièmement, les biens culturels spoliés devaient se trouver en Suisse pour pouvoir être revendiqués. Ce faisant, l’arrêté neprenait pas non plus en compte le rôle de plaque tournante qu’avait joué la Suisse en matière de vente et de transfert d’œuvres d’art124.

Toutes ces limites reflètent donc la volonté d’échapper autant que possible au devoir de restitution des biens culturels spoliés imposé par les Alliés125. D’ailleurs, « [il] y eut violation manifeste de l’engagement pris par la Suisse dans l’Accord Currie de tout faire pour faciliter les actions des propriétaires spoliés et leur permettre de récupérer leurs biens126. Les autorités suisses n’exaucèrent pas davantage le souhait exprimé par les Alliés lors des négociations de Washington au printemps 1946, qui demandaient à la Suisse de régler ce problème en optant pour une solution “simple et économique“ qui tienne compte de « la pauvreté et de la faiblesse des victimes »127.

4.1 La Chambre des actions en revendication des biens spoliés (Raubgutkammer)

C’est précisément pour traiter des actions en revendication de biens visés par l’Arrêté fédéral du 10 décembre 1945 que la Chambre des actions en revendication des biens spoliés a été instaurée128. Il s’agissait d’une Chambre spéciale et extraordinaire du Tribunal fédéral. Elle était également compétente pour traiter de la fixation de l’indemnité accordée par la Confédération ou des différents recours adressés contres les vendeurs antérieurs129. « Elle se [composait] de trois juges appartenant aux trois langues officielles de la Confédération : allemand, français, italien »130. Puis, comme déjà mentionné, elle traitait des actions en revendication déposées jusqu’au 31 décembre 1947 uniquement. Après cette date, les demandes devaient être adressées aux instances cantonales compétentes en la matière131. Il est estimé que 833 demandes en restitution pour des œuvres d’art et des papiers valeur ont été déposées auprès de la Chambre des actions en revendication des biens spoliés132. Estimées à un montant total de 3,4 millions de francs, elles émanaient de particuliers résidant en France, en Italie, en Pologne, en Belgique et en Grèce133. Bien que la Chambre spéciale ait dû se pronconcer sur plusieurs cas

122 Rapport BERGIER, p. 418 ; LUSSY/BONHAGE/HORN, p. 511.

123 LUSSY/BONHAGE/HORN, p. 511.

124 Rapport BERGIER, p. 418-419.

125 BOSCHETTI/BERGIER, p. 164.

126 Rapport BERGIER, p. 418.

127 « Lettres des trois chefs de la délégation alliée à la délégation suisse. Contrairement à l’Accord de Washington, qui a été rendu public en prévision de sa ratification par le Parlement de la Confédération suisse, deux lettres portant sur la situation des victimes n’ont pas été divulguées à l’époque » Dodis cité par Rapport BERGIER, p. 418.

128 FATA, p. 91.

129 THILO, p. 26 ; RO 1945, p. 1031.

130 THILO, p. 26.

131 SIEHR 2004, p. 76-77.

132 PIGUET, p. 1529.

133 Rapport BERGIER, p. 419.

(18)

de restitution, les décisions quant aux oeuvres d’art spoliées constituaient en réalité une minorité134. Il est admis que 72 œuvres d’art ont malgré tout été restituées entre 1945 et 1947135. C’est afin d’illustrer la portée pratique de la Chambre des actions en revendication des biens spoliés que nous allons présenter deux arrêts du Tribunal fédéral qui font office de références en matière de revendication en Suisse de biens culturels spoliés durant la Seconde Guerre mondiale136.

4.1.1 L’Arrêt Paul Rosenberg contre Theodor Fischer et consorts

Paul Rosenberg était un célèbre marchand d’objets d’art et de tableaux français. En 1939, lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, il ferme sa galerie de Paris et déplace sa collection en Gironde. Paul Rosenberg quitte ensuite la France pour les Etats-Unis et demande l’expédition de ses biens culturels mais les troupes nazies s’en emparent avant137. Parmi les 162 tableaux saisis, plusieurs sont achetés par Theodor Fischer, marchand d’art à Lucerne138. Lorsqu’il prend connaissance de ces ventes, Rosenberg invoque l’Arrêté du Conseil fédéral du 10 décembre 1945 et réclame la restitution de ses tableaux spoliés139 par demande du 3 octobre 1946140. L’action en revendication qui portait sur 37 toiles dont 22 étaient en possession de Theodor Fischer est admise par le Tribunal fédéral141.

Fischer invoque plusieurs arguments. Premièrement, il conteste la compétence du Tribunal fédéral fondée sur l’Arrêté du Conseil fédéral du 10 décembre 1945 car il estime que la promulgation même de cet arrêté sortait des limites des pouvoirs attribués au Conseil fédéral142. Cet argument est cependant rejeté par le Tribunal fédéral qui précise que cet arrêté avait été voté et approuvé par les Chambres fédérales. De la sorte, il n’a pas à se prononcer sur la question de savoir si cet arrêté relevait effectivement des pouvoirs du Conseil fédéral. Le Tribunal fédéral est donc « purement et simplement » lié par cette législation spéciale143.

Deuxièmement, Fischer affirme que l’Arrêté du Conseil fédéral du 10 décembre 1945 viole une règle fondamentale à savoir que les droits privés constitués valablement ne peuvent pas être atteints ou supprimés rétroactivement. Le Tribunal fédéral a admis cette atteinte rétroactive en affirmant que ledit arrêté a été adopté dans un but d’intérêt public et que les dérogations qu’il impose au droit privé commun sont raisonnables et limitées144.

134 SIEHR 2004, p. 79.

135 Rapport DFI/DFAE 2011-2016, p. 18. En réalité, seuls 7 demandeurs avaient intenté une action en revendication pour la restitution de ces 72 objets dont 69 ont pu être restitués à leur légitime propriétaire (FRANCINI/HEUSS/KREIS, p. 360 et ss cité par RASCHÈR, p. 232).

136 FATA, p. 91.

137 Arrêt non publié Paul Rosenberg contre Theodor Fischer ; PIGUET, p. 1526.

138 PIGUET, p. 1526.

139 Des tableaux de Corot, Courbet, Degas, Manet, Monet, Renoir, Sisley, Van Gogh et Cézanne (PIGUET, p. 1526).

140 Arrêt non publié Paul Rosenberg contre Theodor Fischer ; PIGUET, p. 1526.

141 PIGUET, p. 1526.

142 Cf. article 2 de l’Arrêté fédéral du 6 décembre 1945 qui restreignait les pouvoirs extraordinaires que le Conseil fédéral s’était vu accorder durant la guerre (BÉGUIN, p. 91).

143 Arrêt non publié Paul Rosenberg contre Theodor Fischer.

144 Il confirme la Déclaration de Londres de 1943 et les futurs Principes de Washington (PIGUET, p. 1526).

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