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A. La situation au lendemain de la guerre

4. L’Arrêté du Conseil fédéral du 10 décembre 1945 relatif aux actions en revendication

4.1 La Chambre des actions en revendication des biens spoliés (Raubgutkammer)

C’est précisément pour traiter des actions en revendication de biens visés par l’Arrêté fédéral du 10 décembre 1945 que la Chambre des actions en revendication des biens spoliés a été instaurée128. Il s’agissait d’une Chambre spéciale et extraordinaire du Tribunal fédéral. Elle était également compétente pour traiter de la fixation de l’indemnité accordée par la Confédération ou des différents recours adressés contres les vendeurs antérieurs129. « Elle se [composait] de trois juges appartenant aux trois langues officielles de la Confédération : allemand, français, italien »130. Puis, comme déjà mentionné, elle traitait des actions en revendication déposées jusqu’au 31 décembre 1947 uniquement. Après cette date, les demandes devaient être adressées aux instances cantonales compétentes en la matière131. Il est estimé que 833 demandes en restitution pour des œuvres d’art et des papiers valeur ont été déposées auprès de la Chambre des actions en revendication des biens spoliés132. Estimées à un montant total de 3,4 millions de francs, elles émanaient de particuliers résidant en France, en Italie, en Pologne, en Belgique et en Grèce133. Bien que la Chambre spéciale ait dû se pronconcer sur plusieurs cas

122 Rapport BERGIER, p. 418 ; LUSSY/BONHAGE/HORN, p. 511.

123 LUSSY/BONHAGE/HORN, p. 511.

124 Rapport BERGIER, p. 418-419.

125 BOSCHETTI/BERGIER, p. 164.

126 Rapport BERGIER, p. 418.

127 « Lettres des trois chefs de la délégation alliée à la délégation suisse. Contrairement à l’Accord de Washington, qui a été rendu public en prévision de sa ratification par le Parlement de la Confédération suisse, deux lettres portant sur la situation des victimes n’ont pas été divulguées à l’époque » Dodis cité par Rapport BERGIER, p. 418.

128 FATA, p. 91.

129 THILO, p. 26 ; RO 1945, p. 1031.

130 THILO, p. 26.

131 SIEHR 2004, p. 76-77.

132 PIGUET, p. 1529.

133 Rapport BERGIER, p. 419.

de restitution, les décisions quant aux oeuvres d’art spoliées constituaient en réalité une minorité134. Il est admis que 72 œuvres d’art ont malgré tout été restituées entre 1945 et 1947135. C’est afin d’illustrer la portée pratique de la Chambre des actions en revendication des biens spoliés que nous allons présenter deux arrêts du Tribunal fédéral qui font office de références en matière de revendication en Suisse de biens culturels spoliés durant la Seconde Guerre mondiale136.

4.1.1 L’Arrêt Paul Rosenberg contre Theodor Fischer et consorts

Paul Rosenberg était un célèbre marchand d’objets d’art et de tableaux français. En 1939, lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, il ferme sa galerie de Paris et déplace sa collection en Gironde. Paul Rosenberg quitte ensuite la France pour les Etats-Unis et demande l’expédition de ses biens culturels mais les troupes nazies s’en emparent avant137. Parmi les 162 tableaux saisis, plusieurs sont achetés par Theodor Fischer, marchand d’art à Lucerne138. Lorsqu’il prend connaissance de ces ventes, Rosenberg invoque l’Arrêté du Conseil fédéral du 10 décembre 1945 et réclame la restitution de ses tableaux spoliés139 par demande du 3 octobre 1946140. L’action en revendication qui portait sur 37 toiles dont 22 étaient en possession de Theodor Fischer est admise par le Tribunal fédéral141.

Fischer invoque plusieurs arguments. Premièrement, il conteste la compétence du Tribunal fédéral fondée sur l’Arrêté du Conseil fédéral du 10 décembre 1945 car il estime que la promulgation même de cet arrêté sortait des limites des pouvoirs attribués au Conseil fédéral142. Cet argument est cependant rejeté par le Tribunal fédéral qui précise que cet arrêté avait été voté et approuvé par les Chambres fédérales. De la sorte, il n’a pas à se prononcer sur la question de savoir si cet arrêté relevait effectivement des pouvoirs du Conseil fédéral. Le Tribunal fédéral est donc « purement et simplement » lié par cette législation spéciale143.

Deuxièmement, Fischer affirme que l’Arrêté du Conseil fédéral du 10 décembre 1945 viole une règle fondamentale à savoir que les droits privés constitués valablement ne peuvent pas être atteints ou supprimés rétroactivement. Le Tribunal fédéral a admis cette atteinte rétroactive en affirmant que ledit arrêté a été adopté dans un but d’intérêt public et que les dérogations qu’il impose au droit privé commun sont raisonnables et limitées144.

134 SIEHR 2004, p. 79.

135 Rapport DFI/DFAE 2011-2016, p. 18. En réalité, seuls 7 demandeurs avaient intenté une action en revendication pour la restitution de ces 72 objets dont 69 ont pu être restitués à leur légitime propriétaire (FRANCINI/HEUSS/KREIS, p. 360 et ss cité par RASCHÈR, p. 232).

136 FATA, p. 91.

137 Arrêt non publié Paul Rosenberg contre Theodor Fischer ; PIGUET, p. 1526.

138 PIGUET, p. 1526.

139 Des tableaux de Corot, Courbet, Degas, Manet, Monet, Renoir, Sisley, Van Gogh et Cézanne (PIGUET, p. 1526).

140 Arrêt non publié Paul Rosenberg contre Theodor Fischer ; PIGUET, p. 1526.

141 PIGUET, p. 1526.

142 Cf. article 2 de l’Arrêté fédéral du 6 décembre 1945 qui restreignait les pouvoirs extraordinaires que le Conseil fédéral s’était vu accorder durant la guerre (BÉGUIN, p. 91).

143 Arrêt non publié Paul Rosenberg contre Theodor Fischer.

144 Il confirme la Déclaration de Londres de 1943 et les futurs Principes de Washington (PIGUET, p. 1526).

Finalement, le Tribunal fédéral par décision du 3 juin 1948145 et en application de l’Arrêté fédéral du 10 décembre 1945, admet la restitution des tableaux spoliés à Paul Rosenberg. En effet, il n’est pas contesté que ce dernier a été propriétaire ou au moins possesseur des biens en question qui se trouvaient en territoires occupés (en France) lorsqu’ils ont été confisqués par des troupes allemandes, soit par la puissance occupante. Les toiles se trouvaient également en Suisse au moment de la demande en restitution. De plus, en vertu de la législation spéciale relative aux biens spoliés, une quelconque bonne foi des acquéreurs n’aurait pas été protégée et ils auraient de toute façon été contraints de restituer les œuvres spoliées. En l’espèce, il y a fort à douter que Theodor Fischer ait été de bonne foi146.

4.1.2 L’Arrêt Emil Bührle contre Galerie Fischer

Cet Arrêt a été rendu le 5 juillet 1952 par le Tribunal fédéral147. Il concerne un collectionneur du nom d’Emil Bührle qui, en plus d’être fabricant d’armes, était aussi l’un des meilleurs clients de la Galerie Fischer. Une douzaine de ses acquisitions, principalement des tableaux et des dessins, ont été par la suite identifiés comme des biens spoliés148. Bührle a donc dû les restituer aux propriétaires légitimes, notamment à Paul Rosenberg, conformément à l’Arrêté fédéral du 10 décembre 1945149. En effet, Rosenberg avait intenté son action en revendication avant le 31 décembre 1947. La Galerie Fischer, responsable de la vente des tableaux avait en revanche laissé le délai de deux ans s’écouler et ne pouvait donc plus se prévaloir de cette législation spéciale.

Ainsi, il convenait d’appliquer les dispositions du Code civil suisse, particulièrement l’article 3 CC concernant la bonne foi150. La bonne foi d’Emil Bührle lors de l’acquisition des œuvres d’art n’a pas été contestée par la Galerie Fischer mais elle ne s’estimait pas de mauvaise foi pour autant et réclamait une « indemnité équitable » à la Confédération151. La Confédération quant à elle, avait intérêt à remettre en cause la bonne foi d’Emil Bührle, à défaut de quoi, elle aurait dû lui verser une indemnité équitable. Mais la bonne foi étant présumée au sens de l’article 3 CC, le Tribunal fédéral a donné gain de cause à Emil Bührle. En effet, il aurait fallu prouver qu’il connaissait ou aurait dû connaître la provenance illégale des œuvres d’art afin d’admettre une quelconque mauvaise foi.

Cet élément de preuve n’a pas pu être apporté et la bonne foi d’Emil Bührle a donc été reconnue par le Tribunal fédéral pour trois raisons principales. Premièrement, Emil Bührle en tant que simple collectionneur et « amateur éclairé » n’était pas soumis au même degré de diligence qui est attendu de la part d’un marchand d’art professionnel en matière d’acquisition de biens culturels152. Deuxièmement, la Galerie Fischer, soit le marchand d’art professionnel d’Emil Bhürle, était renommée en Suisse comme à l’étranger et ne l’avait pas informé d’une

145 Arrêt du TF partiellement publié in Annuaire suisse de droit international 1949, p. 139 ss cité par FATA, p. 92.

146FATA, p. 92.

147 Arrêt non publié Emil Bührle contre Theodor Fischer, Galerie Fischer et Confédération suisse (JdT 1952 I, p.

386 ss cité parPIGUET, p. 1529).

148 BUOMBERGER, p. 73 ; PIGUET, p. 1529.

149 PIGUET, p. 1529.

150 FATA, p. 92.

151 PIGUET, p. 1529.

152 Ibid.

provenance douteuse. Troisièmement, le défendeur avait acquis ses biens à un prix élevé à la fin de l’année 1941 et ne pouvait donc soit disant pas se douter qu’il s’agissait d’œuvres d’art volées (un prix faible aurait pu éveiller de la méfiance). Ce n’est qu’à la fin de l’année 1942 que les services officiels français confirmaient que ces biens étaient en réalité des spoliations153. Pour cette raison, la Galerie Fischer a obtenu une indemnité partielle de 35% de la part de la Confédération154 malgré son statut de marchand d’art professionnel.

Finalement, selon BUOMBERGER,c’est environ une douzaine de marchands d’art professionnels ou occasionnels qui se sont livrés à des transactions d’œuvres d’art spoliées en Suisse. Theodor Fischer et Emil Bührle en faisaient bien sûr partie et connaissaient l’origine illégale de leurs acquisitions. En effet, selon ULRICH : « [dans] ces années-là, les gens savaient bien pourquoi de tels tableaux se retrouvaient sur le marché »155. Pourtant, le Tribunal fédéral a toujours admis la bonne foi des acquéreurs suisses soit le fait qu’ils ignoraient la provenance illégale de ces tableaux156. A notre sens, cette pratique se justifie par le défaut de preuve d’une quelconque mauvaise foi mais également par la tradition de droit privé suisse et la protection de l’acquéreur de bonne foi auxquelles le Tribunal fédéral ne souhaitait pas déroger. Ainsi, paradoxalement, pour davantage de justice, c’est le droit qu’il aurait fallu remettre en question.

5. La Convention de La Haye du 14 mai 1954 et le Protocole de La Haye du 14 mai 1954