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Loisir et vocation. Les rapports des chanteurs à la

3.2 Le chant choral comme vocation

3.2.3 La vocation chorale

Le développement d’un rapport plus technique à la pratique chorale va souvent de pair avec une transformation des valeurs qui justifient l’engagement dans cette pratique. La description des motivations individuelles s’éloigne de la « rhétorique du loisir » évoquée plus haut, pour mettre en scène des « vocations chorales ».

Exigences techniques et ambition. Un retournement de valeurs

Nous avons déjà rencontré Élisabeth. L’évolution de son rapport à la technique musical était marqué par une attention croissante au travail vocal et à la sonorité. Penchons-nous sur les motivations qui portent ce rapport à la pratique chorale.

J’avais envie de travailler avec des gens d’un niveau. . . Enfin, ça peut paraître hyper-prétentieux, mais d’un niveau équivalent. [. . .] [J’avais envie] de pouvoir faire un travail plus précis, et un peu plus ambitieux aussi. [. . .] C’est hyper-grisant de travailler avec un orchestre, le fait que toutes les voix qui s’agrègent. C’est hyper-grisant, mais on peut avoir envie aussi d’un travail tout autre, où il y a moins cet effet de masse qui va jouer, un travail plus ciblé, et chanter a capella aussi, c’est une expérience hyper intéressante. (Élisabeth, Choriste)

On assiste à un basculement des centres d’intérêt qui justifient l’engagement dans un chœur. Avec le caractère « grisant » de l’agrégation des voix, nous ne sommes pas si éloigné du plaisir choral évoqué plus haut. Mais si elle ne le nie pas, Élisabeth prend malgré tout ses distances avec ce rapport au chant choral. Avec le déplacement de ses centres d’intérêts se joue le retournement complet d’une partie de la rhétorique du chœur comme « loisir ». Jusqu’alors, le travail et l’exigence technique étaient décrits comme secondaires et le propre du loisir était précisément la possibilité de s’en affranchir. Premier retournement, ils sont ici au centre de la pratique du chœur et contribuent à lui donner une dimension nouvelle. Dans l’expérience du chant

a capella, ce n’est plus le loisir qui est mis en avant, le caractère « intéressant »de l’expérience. Nous retrouvons la rhétorique qui justifiait la valorisation de répertoires répertoires savants. Seconde rupture : les notions de sérieux et d’ambition font l’objet d’un retournement complet et deviennent des valeurs positives. L’envie d’avoir une pratique porteuse de plus d’« ambition » est clairement revendiquée, obligeant par là-même à reconnaître le caractère apparemment « prétentieux »d’une telle position. Les notions d’exigence qualitative et de travail sérieux que l’on voit émerger ici n’ont pas un contenu défini de façon claire et univoque. Pour Élisabeth, c’est le travail sur la voix et la sonorité. Pour Chloé, on reste dans une conception plus proche de la rigueur solfégique, ce sont la justesse et l’attention aux fausses notes qui sont évoquées en premier lieu.

C’était très bien en fait, c’était un excellent travail qu’on faisait. C’était pas ce qu’on fait maintenant,. . . c’était très rigoureux.

C’est-à-dire ?

Très rigoureux. On avait un chef, bon c’est sûr son défaut c’était d’être caractériel. Mais il était très exigeant, il repérait les fausses notes, les questions de justesse. Il était très sensible à l’interprétation, et comme c’était un fin musicologue aussi, il nous faisait entrer dans l’œuvre, il nous en parlait en tant que musicien. [. . .] Et moi j’étais très très triste que le chœur s’arrête, parce que je trouvais qu’on faisait du bon boulot quand même. Même si j’adorais pas son caractère, c’est vrai, mais il transmettait quelque chose. (Chloé, Choriste)

Le point essentiel, au fondement de ces discours, est un relâchement de l’op-position entre « plaisir » et « travail ». C’est la qualité du chant qui est visée ici et son obtention passe par des sacrifices que sont l’acceptation des exigences et du comportement « caractériel » du chef de chœur. Avec ce relâchement de l’opposition entre « travail » et « plaisir », on s’éloigne d’une conception du chant choral comme « loisir » pour rentrer dans la sphère de la « vocation »22. De plus, le renversement de la valeur associée à l’idée d’ambition est un point récurrent. Prétentions et « prise au sérieux » ne sont plus des risques à conjurer. Pour Paul, c’est a contrario l’absence d’ambition qui est vécue comme un défaut du chœur qu’il a rejoint récemment.

Et puis il y a une chose aussi, c’est que notre programme n’est pas vraiment vraiment ambitieux. C’est-à-dire le fait de chanter des choses assez courtes. (Paul, Choriste)

Ce rapport à l’ambition se traduit en particulier dans le rapport à la production du chœur et à sa diffusion auprès d’un public. Nous avions vu que pour Jacques, s’il s’agit de « se faire plaisir », la qualité de la représentation en termes absolus compte moins que l’adhésion du public. L’humour et la complicité peuvent se substituer à la justesse. Dans le cadre de la rhétorique de la vocation, le concert est au contraire un aboutissement lié à la recherche de qualité musicale. Après avoir évoqué l’absence d’ambition de son chœur, Paul enchaîne en regrettant le faible nombre de concerts.

Une chose aussi que je regrette, c’est qu’on a fait qu’un seul concert. Pour moi, la partie intéressante dans le chant, c’est justement le concert,

22. L’opposition entreloisir et vocation, ne dit rien de l’attachement à la musique des acteurs. Il ne s’agit évidemment pas de réserver aux uns le privilège d’un goût noble et inspiré pour la musique que l’on dénierait aux autres. L’opposition renvoie à deux rhétoriques susceptibles d’être employées pour justifier le plaisir tiré du chant choral. Ce qui distingue ces deux types de discours c’est, dans la relation qui unit le sujet à l’objet de son plaisir, le pôle sur lequel repose le principe ultime du goût de la pratique chorale.

La vocation justifie le plaisir par l’objet aimé. La source du plaisir, c’est la beauté de telle ou telle musique, la qualité d’un travail exigeant,. . . La vocation ne prend pas nécessairement les formes de l’emportement mystique ou de l’exaltation inspirée, mais elle met toujours en scène une nécessité qui s’impose à l’acteur. La rhétorique de loisir s’appuie au contraire sur l’individu. La source du plaisir ne réside plus dans l’universel de l’œuvre ou de l’exigence qualitative, mais dans la particularité du sujet. « Ce n’est pas parfait maismoi j’aime ça ».

S’en tenir à l’opposition entre d’une part l’humilité et le goût de l’effort d’un musicien qui se met au service d’œuvres musicales « nécessairement sublimes », et d’autre part l’égotisme de celui qui cherche avant tout à « se faire plaisir », reviendrait à être dupe des enjeux de distinction omni-présents dans ces rapports à la musique. Derrière la rhétorique de la vocation, il faut évidemment lire la volonté de captation de la légitimité du répertoire que l’on encense. Dans la rhétorique du loisir, l’accent mis sur la première personne de l’énoncé « çameplaît », doit surtout être lu comme une relativisation du goût, qui témoigne en dernier lieu d’un sentiment d’indignité. Il n’y a pas lieu de porter de jugement sur la nature du plaisir des acteurs. Derrière les rhétoriques de justification du plaisir se jouent simplement des postures différentes face à l’objet musical et en dernier lieu des pratiques distinctes.

parce que c’est là que tout se passe, c’est là que tu cristallises, tout ce que tu as appris, et c’est là aussi que généralement, sans doute sous l’effet du stress, tu arrives à donner un petit peu plus que ce que tu fais d’habitude. [. . .] Si tu n’as pas de concerts, au final tu n’avances pas. Et surtout tu prends de mauvaises habitudes, tu n’as pas un œil extérieur, tu n’as pas l’œil du public, et tu ne te sens pas aussi pressé que si tu avais une contrainte. [. . .] Le fait de se fixer un certain nombre de concerts oblige du coup à se fixer un certain nombre de répétitions, qui obligent du coup à travailler plus rapidement pendant ces répétitions, qui obligent du coup à faire en sorte de bien travailler dès le départ, à se placer, connaître, mieux écouter les personnes autour de soi, de bien réussir à s’entendre. (Paul, choriste)

Le concert a ici une double valeur. Le moment même de la représentation est un aboutissement et incite au dépassement de soi sous l’effet du stress. À plus long terme, il est un aiguillon qui, en fixant une échéance, transforme le rapport des membres du chœur au travail et renforce leur engagement. Ces deux valeurs du concert marquent également un détachement vis-à-vis d’une conception de « loisir » définie en opposition à la contrainte.

Vers un entrepreneuriat choral

La rhétorique de la « vocation », en rupture avec la notion de loisir, a des effets profonds sur les trajectoires des individus. Par contraste avec le caractère relati-vement passif des trajectoires chorales de « loisir » que nous observions plus haut, les choristes qui s’inscrivent dans le registre de la vocation présentent leurs trajec-toires sous un jour beaucoup plus actif. Charles illustre ce point. Sa circulation dans le domaine choral est présentée comme le résultat de démarches entreprises pour répondre à des objectifs précis.

J’ai essayé d’arrêter le chant pendant quatre ans, mais j’ai pas tenu plus que quatre ans, et j’ai recommencé à la maîtrise. Mais je trouvais que ça commençait à se répéter le répertoire, on commençait à reprendre des choses que j’avais déjà chanté deux ou trois fois, donc j’ai souhaité partir. J’ai regardé ce qui se faisait un petit peu à Paris. Et je suis rentré dans l’ensemble vocalJ. . .. (Charles, Choriste)

La démarche de choix rationnel — « j’ai souhaité partir. J’ai regardé ce qui se fai-sait. Je suis rentré dans tel ensemble » — apparaît ici comme la conséquence directe d’une vocation (l’incapacité à arrêter) et d’attentes musicales précises (une volonté de découverte de nouveautés en particulier dans le répertoire). Cette trajectoire in-dividuelle tranche avec le caractère presque fortuit des engagements motivés par la

recherche d’un loisir. Cette logique active peut prendre la forme de véritables dé-marches entrepreneuriales. Les acteurs ne se contentent plus de chercher des chœurs, mais s’impliquent dans leur fonctionnement et créent des groupes qui correspondent au plus près à leurs attentes.

La trajectoire d’Élisabeth illustre ce type d’entrepreneuriat choral. Elle rejoint une association qui rassemble un chœur symphonique et un chœur de chambre. Elle commence par chanter dans le grand chœur ouvert à tous avant d’intégrer le chœur de chambre déjà plus sélectif. Elle s’implique alors au sein du conseil d’administration et participe à la création d’un nouvel ensemble vocal au sein de la structure à l’effectif encore plus réduit, de seize chanteurs recrutés sur audition23. Au bout de deux ans, le chef qu’elle apprécie quitte la direction. Moins en phase avec son remplaçant et plus attirée par les groupes vocaux d’effectif réduit et par un répertoire spécialisé dans la musique baroque, elle quitte l’association chorale et crée un nouveau groupe correspondant exactement à ses attentes en fédérant des amis chanteurs.

3.3 Rapports à la pratique et trajectoires