• Aucun résultat trouvé

Le répertoire : de l’indifférence à la spécialisation

Loisir et vocation. Les rapports des chanteurs à la

3.2 Le chant choral comme vocation

3.2.1 Le répertoire : de l’indifférence à la spécialisation

La musique chorale, loin de constituer un ensemble homogène, rassemble des pièces extrêmement variées qui couvrent un très large spectre de traditions musicales. On pouvait s’attendre à ce que les motivations des choristes vis-à-vis de la pratique du chœur reflète cette diversité du répertoire, et que l’intérêt pour tel genre musical plutôt que pour tel autre motive l’engagement des individus au sein du monde choral. Il apparaît cependant que plus que la nature de la musique abordée, c’est l’intérêt même pour la question du répertoire qui clive la population des choristes. Si certains d’entre eux font part de préférences clairement affirmées en la matière, nombreux sont ceux qui restent indifférents à l’égard du répertoire qu’ils abordent.

Une relative indifférence

Le répertoire choral n’occupe qu’une place très modeste dans beaucoup d’entre-tiens. Interrogés sur les motivations qui les ont poussés à pratiquer le chant choral et

à rejoindre un chœur plutôt qu’un autre, beaucoup de choristes n’abordent pas spon-tanément le contenu de leur pratique : les œuvres chantées sont absentes. Lorsque cette question est abordée, l’impression qui ressort est une relative indifférence à l’égard du contenu de la programmation.

Au niveau répertoire, ça correspondait à peu près, enfin, j’avais pas for-cément des envies prédéfinies, mais ça me convenait (Christine)

Cette apparente indifférence ne doit pas laisser présager que le répertoire est to-talement absent des préoccupations de ces choristes. Mais ce détachement témoigne d’une conception du répertoire fortement orientée par la perception du chœur comme unloisir socialisant. Si l’on creuse la question, le rapport des choristes à la musique interprétée est structuré par deux principes : d’une part une relation ambivalente à l’égard du répertoire savant et, surtout, une volonté de diversité.

Pour les choristes dont l’engagement au sein du monde choral relève d’une lo-gique de loisir social, la façon dont est perçu le répertoire savant est ambivalente. Cette ambivalence tient à l’opposition entre la forte légitimité de cette musique et des critiques qui lui sont adressées. Nous ne reviendrons pas sur le sentiment d’illégi-timité que ressentent de nombreux choristes confrontés au répertoire savant14. Nous nous conterons de signaler les critiques formulées, révélatrices de la façon dont est vécue la pratique chorale. Tout d’abord, la « musique classique » est très souvent associée à l’idée de difficulté. Elle est perçue comme un répertoire complexe qui ne s’adresse pas à des choristes ne disposant que d’une faible formation musicale. Un choriste que nous avons cité plus haut dans le cadre du chapitre sur le répertoire assimilait le répertoire savant à « des trucs un peu compliqués ». Le second reproche qui est fait à la « musique classique » rejoint la finalité qui est assignée au loisir choral : se faire plaisir. La « musique classique » est comme une musique difficile d’accès, lassante, donc moins propice au plaisir choral.

Si on fait un ou deux morceaux de classique, je vais trouver ça joli, sympa, mais l’année dernière, j’ai assisté au concert d’une autre chorale [. . .] , et c’était que de la musique sacrée. Et j’ai trouvé ça chiant en fait. Et du coup je me dis, si je trouve qu’une heure de concert, rien que de ça, ça m’ennuie, avoir à travailler ce genre de répertoire toute l’année, enfin. . . c’est pas drôle quoi. (Sylvie, choriste)

Ce n’est généralement pas la musique en soi qui est jugée lassante mais plutôt sa répétition, son exclusivité dans le programme. Nous touchons à la seconde

caractéris-14. Nous avons montré dans le cadre du chapitre 2 que celui-ci découle d’une hiérarchisation symbolique entre répertoires savants et répertoires populaires, qui est opérante quoique de façon tempérée au sein du monde choral.

tique du rapport au répertoire de ces choristes. L’absence de préférences marquées pour un style particulier ne doit pas amener à conclure à une totale indifférence. Leur position tient plutôt à un rejet de la monotonie. Ils s’accommodent volontiers de n’importe quel programme choral, dans la mesure où la variété des pièces éloigne l’ennui d’un répertoire spécialisé autour d’un seul genre musical. Matthieu exprime ce point très simplement.

Si je veux pas de répertoire classique, c’est pas que je veux d’un répertoire moderne, mais plutôt un répertoire varié (Matthieu, choriste)

On touche ici à l’un des fondements de l’éclectisme du répertoire des chœurs amateurs, dont nous avons vu qu’il constitue un trait remarquable de ce monde musical.

La spécialisation

Certains chanteurs ne partagent pas ce rapport très distant au répertoire et accordent une attention certaine à la musique qu’ils chantent. Le répertoire peut même en venir à jouer un rôle déterminant dans leur trajectoire chorale. Cette chanteuse par exemple affirme s’être engagée dans le monde choral sur la base de son intérêt pour la musique baroque.

Le tout premier chœur [auquel j’ai participé], il y a quinze ans, c’est le goût de la musique baroque et puis j’y suis allée avec une amie à l’époque, qui était choriste depuis très très longtemps et qui connaissait ce chef de chœur, et qui m’a vraiment entraînée, parce qu’elle savait que je m’intéressais à cette musique. (Chloé, Choriste)

La façon dont est évoqué le contenu musical de l’activité chorale contraste alors fortement avec les attitudes plus ou moins indifférentes évoquées plus haut. L’évo-cation spontanée d’une œuvre, d’un style, d’une époque musicale,. . . clive déjà en soi les discours. Au-delà de la spontanéité de la référence au répertoire, les termes utilisés marquent une rupture. Les références au répertoire se font plus précises, plus érudites. Les mots changent de sens. L’usage en particulier de l’expression « musique classique » dans un sens large, pour désigner l’ensemble des musiques savantes s’ef-face. Dans la bouche de Paul, mis en parallèle avec les notions de « baroque » et de « renaissance », le terme « classique » désigne implicitement une époque musicale clairement définie.

On a fait des concerts plusieurs années de suite, avec des choses assez ambitieuses, et un répertoire baroque, alors c’était de la musique

ba-roque, musique de la renaissance, et musique classique. (Paul, choriste amateur)

Un tel rapport au répertoire va de pair avec une tendance à la hiérarchisation des styles musicaux, et avec des démarches de spécialisation. L’indifférence vis-à-vis des pièces chantées découle somme-toute d’une vis-à-vision uniforme du répertoire : toutes les musiques se valent plus ou moins et c’est la monotonie d’un répertoire uniforme qui est à craindre plus que la faible qualité des œuvres. La manifestation d’un intérêt pour le répertoire est au contraire associé à une vision hiérarchisée de celui-ci. Si je m’intéresse au répertoire c’est que j’estime que toutes les œuvres ne se valent pas. Les discours qui évoquent l’intérêt pour un répertoire en particulier relèvent de la rhétorique de la musique « intéressante » que nous avons évoquée au cours du chapitre sur le répertoire15. L’attention au répertoire va donc de pair avec la recherche d’ensembles dont les répertoires sont plus resserrés. Il est plus rare qu’ils abordent simultanément des pièces relevant des répertoires savant et populaire, et les démarches de spécialisation peuvent parfois être poussées, comme en témoigne l’exemple de cette chanteuse qui explique avoir créé récemment « un petit ensemble vocal, voué à la musique baroque sacrée ».

Cette vision discriminante du répertoire amène à s’interroger sur l’échelle de va-leur de ces acteurs, plus sensibles au répertoire. Les exemples que nous avons évoqués jusqu’ici relèvent de spécialisations dans le domaine de la musique savante. Souli-gnons cependant que cette sensibilité au répertoire n’est pas exclusivement orientée vers ces styles. On recueille également, quoique moins fréquemment, des discours manifestant un intérêt particulier pour des répertoires populaires, qui justifient une démarche de spécialisation de ce domaine.

En 87, j’avais, j’ai fait un stage de jazz choral, c’était à Strasbourg. [. . .] Et alors là, espèce de flash. Ça y est, j’ai trouvé mon truc, tu sais c’est un peu le côté, tu sais le classique j’aimais beaucoup, c’était pas un problème, mais j’avais trouvé un peu ma voix, pour me différencier par rapport à mon univers musical familial, et puis, me faire un peu moderne, donc je suis parti là dedans (Thibault, Chanteur, puis chef de chœur jazz)

Il est intéressant que cette logique de spécialisation résulte d’une volonté de dif-férenciation à l’égard d’une pratique familiale plus axée sur « le classique » (au sens large). La démarche de spécialisation apparaît malgré tout comme la transposition,

15. Nous avons vu au cours du chapitre 2 (2.2.2 p. 87 en particulier) que la valorisation de la mu-sique savante s’appuie souvent sur une rhétorique manifestant l’intérêt particulier que représentent certaines œuvres.

dans l’ordre des musiques populaires, d’attitudes propres au domaine des musiques savantes. Cette introduction d’une logique de spécialisation orientée en priorité vers les répertoires savants manifeste, à l’échelle des choristes, les deux principes structu-rant des hiérarchies symboliques qui ordonnent le répertoire choral16. On y retrouve d’une part l’opposition atténuée entre répertoires savants et répertoires populaires, et l’attachement d’une logique de spécialisation à la valorisation des répertoires.

Nous observons donc deux types bien distincts de relations au répertoire chez les choristes. Les choristes pour lesquels le chœur est avant tout unloisir social restent relativement indifférents à l’égard de la musique qu’il chantent, et sont portés à valoriser un répertoire varié excluant toute monotonie. Lorsque le contenu musical de la pratique chorale est abordé spontanément, la situation change. On est alors confronté à une vision différenciée du répertoire qui reflète généralement la hiérar-chisation symbolique des répertoires savant et populaire. Surtout, ces conceptions du répertoire choral marquent l’apparition d’une volonté de réduire la diversité des genres abordés.