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Concert donné le jeudi 9 août à Vaison la Romaine, Dans le cadre des choralies 2007

2.3 L’harmonisation, fondement d’un art moyen

2.3.1 Qu’est-ce qu’un art moyen ?

Depuis les travaux fondateurs de Bourdieu et Boltanski sur la photographie [Bourdieu et Boltanski, 1965], plusieurs études se sont penchées sur des pratiques culturelles en les désignant explicitement comme « moyennes » [Boltanski, 1975, Rubin, 1992, Grieve, 2009]. Ces travaux n’ont pas donné lieu à un courant de re-cherche structuré autour de la notion d’art moyen. Il est révélateur que les actes d’une conférence organisée en 2006 autour de la thématique des arts moyens s’ouvre précisément sur une interrogation sur l’intérêt de cette notion [Gaudez, 2008a]. Plu-sieurs contributions concluent d’ailleurs à son absence de pertinence [Doga, 2008].

Derrière l’interrogation sur la pertinence de la notion d’art moyen se pose une question de définition. Celle-ci porte un enjeu méthodologique. Deux entrées sont possible pour étudier ce qu’est un art moyen : une entrée par les individus et une

entrée par les œuvres. L’entrée par les individus est une approche classique en socio-logie. Elle repose sur le rapport d’homologie existant entre hiérarchies symboliques et classes sociales. Les arts moyens sont les arts produits et consommés par les classes moyennes. Nous adopterons une autre entrée qui est celle des œuvres. Les notions d’art savant et d’art populaire font référence à des corpus d’œuvres dont l’identi-fication est en principe consensuelle. L’identil’identi-fication de ce qui fonde la dimension moyenne d’une œuvre va en revanche moins de soi.

La sociologie fait souvent preuve à l’égard des cultures moyennes du même « do-minocentrisme » que pointent Grignon et Passeron dans l’analyse des rapports entre le savant et le populaire [Grignon et Passeron, 1989]. On observe dans l’analyse des œuvres d’arts moyens les deux mêmes postures que décrivent ces auteurs quant à l’analyse des cultures populaire. Une conception « misérabiliste » des cultures moyennes considère celles-ci comme une version dégradée des cultures savantes. Une approche « populiste » de ces cultures voit au contraire les arts moyens au prisme des cultures populaires et met derrière cette notion tout « art populaire en voie de légitimation ». Dans un cas comme dans l’autre, ces approches échouent à définir de façon positive ce que sont les propriétés d’un art moyen. Nous proposerons une troisième approche permettant de sortir de cette alternative.

Une version dégradée du savant

La culture moyenne est souvent perçue comme une version dégradée des cultures savantes. La notion de culture moyenne tient alors plus aux dispositions individuelles face à une œuvre qu’à l’originalité d’un contenu artistique propre. De la figure pas-calienne du « demi-habile » [Pascal, 1978] aux « philistins » de Matthew Arnold [Arnold, 2004], la thématique de la figure intermédiaire suscite une méfiance tein-tée de rejet. Joan S. Rubin montre que la posture culturelle des classes moyennes est construite sur la base d’un projet de démocratisation de la culture distinguée [Rubin, 1992]. Le monde choral français participe pleinement de ce mouvement. Cette origine est lourde de conséquences. La culture moyenne est souvent définie comme une version dégradée des cultures savantes. Sa tendance à la désacralisation semble devoir ne pas lui être pardonnée. Le court essai que Virginia Woolf consacre aux « middlebrows » [Woolf, 1974] reflète parfaitement cette conception en creux de la culture moyenne à l’égard de laquelle elle professe un profond mépris. La culture moyenne est définie en négatif, elle est « betwixt and between », « ni l’un ni l’autre ». Entre une culture savante à la supériorité assumée et une culture populaire

idéali-sée, la culture moyenne est dépeinte avec une ironie mordante comme une forme de parasitisme.

Cette posture à l’égard de la culture moyenne reste présente dans certaines ap-proches sociologiques. La façon dont Bourdieu caractérise les dispositions culturelles des classes moyennes dansLa Distinction [Bourdieu, 1979] n’y échappe pas. La no-tion de « petit bourgeois » qu’il utilise participe d’une telle approche : la culture moyenne est appréhendée comme une réduction de l’ordre savant. Jusque dans les termes choisis, la proximité est troublante entre les développements de Bourdieu à ce sujet (p. 371 et 375) et l’ostracisme cinglant dont fait preuve Virginia Woolf. La notion de « bonne volonté » est la marque la plus flagrante d’un déni d’autono-mie culturelle des classes moyennes. Ce qui définit leur culture, ce ne sont pas des œuvres, mais une disposition particulière des individus face aux productions de la culture savante. Le contenu de cette culture est pour sa part toujours décrit sur le mode de la reproduction fausse et dégradée, dans la rhétorique du « simili ».

La culture moyenne doit une part de son charme aux yeux des membres des classes moyennes qui en sont les destinataires privilégiés, aux réfé-rences à la culture légitime qu’elle enferme et qui inclinent et autorisent à la confondre avec elle : [. . .] « arrangements » « populaires » de musique savante ou « orchestrations » d’allures savantes d’airs populaires, inter-prétations vocales d’œuvres classiques dans un style évoquant la chanson scoute et le chœur des anges, bref tout ce qui fait les hebdomadaires ou les spectacles de variétés dits « de qualité », entièrement organisés en vue d’offrir à tous le sentiment d’être à la hauteur des consommations légitimes [Bourdieu, 1979, p. 371]

La culture moyenne n’est qu’une copie sans valeur d’un original hors de portée, une fausse monnaie dont les classes moyennes seraient dupes. La notion renvoie donc aux dispositions d’individus mais le corpus artistique concerné n’a pas d’existence propre et n’est pas digne d’intérêt en tant que tel. Faute de définition substantielle, un genre artistique ne peut être considéré comme moyen en soi. Du point de vue des œuvres, seule l’opposition bipolaire entre œuvres savantes et œuvres populaires est pertinente. L’art moyen n’est qu’une version déficiente des arts savants.

Une culture populaire en cours de légitimation

D’autres approches de la notion de culture moyenne adoptent un point de vue polairement opposé. L’art moyen n’est plus défini par le déficit de légitimité touchant une frange dominée de la culture savante, mais au contraire par le gain de légitimité de segments de la culture populaire. La Bande Dessinée [Boltanski, 1975], le cinéma

ou le jazz seraient ainsi des exemples de genres artistiques initialement populaires dont la moyennisation tient à une trajectoire historique de légitimation.

La notion d’art moyen se rapporte alors plus à un processus par lequel un genre dominé tend à acquérir une reconnaissance similaire à celle des genres savants. Dans une telle perspective, la notion d’art moyen prend une acception beaucoup plus large. N’importe quel genre populaire est susceptible d’entrer dans cette définition. De nombreuses contributions aux actes de la conférence de 2006 se réfèrent impli-citement à cette conception. La liste des disciplines artistiques étudiées dans les contributions inclut ainsi des genres que l’on aurait spontanément classés parmi les arts populaires : hip-hop, musiques actuelles, clip video, cirque. . . [Gaudez, 2008b]. Nous sommes donc dans une situation opposée à la conception de l’art moyen comme art « petit-bourgeois ». La notion de culture moyenne recouvrait toute cul-ture savante susceptible d’être dégradée par la poscul-ture de bonne volonté culcul-turelle des classes moyennes. L’art moyen est désormais tout art populaire qui tend à ga-gner en légitimité. Là encore, la notion de culture moyenne perd toute consistance, et il n’est pas étonnant qu’une telle approche conduise Emmanuel Brandl à propo-ser d’abandonner la notion d’art moyen au profit de la notion « d’ambivalence des cultures populaires » [Brandl, 2008].

Les propriétés sociales d’un art

L’incapacité à de ces approches à pointer ce qu’est une culture moyenne tient à nos yeux à l’impasse qui est faite dans un cas comme dans l’autre sur le contenu des œuvres et de leurs propriétés sociales. La culture moyenne est définie par le positionnement social des individus, ou par la trajectoire ascendante d’un champ artistique, sans que soit réellement pris en compte le contenu du corpus culturel considéré. À ces approches, nous opposerons les écrits de Bourdieu sur la photogra-phie [Bourdieu et Boltanski, 1965] plus convaincants à nos yeux queLa Distinction

lorsqu’il s’agit de caractériser ce qu’est un art moyen. Bourdieu ne fait pas l’éco-nomie de l’analyse des caractéristiques qui font de la photographie un art moyen. Il analyse les propriétés sociales de la technique photographique. Il montre que la dimension réaliste de la représentation photographique fonde son usage populaire, tout en l’inscrivant dans la continuité des œuvres savantes produites par les beaux arts. Ce sont ces caractéristiques ancrées dans la matérialité des œuvres qui ins-crivent la photographie dans la sphère du « légitimable » et qui font de celle-ci un art moyen en la distinguant à la fois de la sphère du légitime et de celle de l’arbitraire

[Bourdieu et Boltanski, 1965, p. 136].

L’analyse de la construction des propriétés sociales d’une pratique9 est à nos yeux une perspective féconde pour définir ce qui fonde la dimension moyenne d’un art. L’analyse des propriétés sociales du répertoire choral nous conduira à proposer de renverser la perspective sur ce qu’est un art moyen. D’un point de vue formel, la particularité de tout un pan de ce répertoire est d’opérer une synthèse originale entre musique savante et musique populaire. Plus que comme un entre-deux dénué de contenu propre, le chant choral nous invite à considérer la culture moyenne comme un hybride.