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Loisir et vocation. Les rapports des chanteurs à la

3.1 Le chant choral comme loisir

3.1.4 Des trajectoires passives

Pour paradoxale qu’elle soit, la dimension « sociale » du chant choral n’en joue pas moins un rôle important dans les trajectoires des choristes. Nous avons vu que la recherche d’un cadre de socialisation peut être au principe de l’engagement choral. La prédominance de la dimension « sociale » du chœur dans l’engagement des chanteurs aboutit à des trajectoires chorales relativement passives. Dans de nombreux récits, l’engagement au sein de chœurs se fait dans le cadre de relations amicales. Le rôle récurrent des amis dans l’engagement choral prend des formes variées. Les récits de choristes incités à rejoindre un chœur par une connaissance faisant déjà partie du groupe sont légion et répondent la plupart du temps au même schéma relativement simple.

Comment j’ai commencé à faire du chant choral ? Parce que j’avais une amie qui faisait partie d’un chœur, et qui m’a entraînée dans ce chœur. (Élisabeth, Choriste)

Le rôle des amis peut également intervenir sous d’autres formes. On voit avec Jacques comment se met en place une émulation, deux connaissances se motivant mutuellement pour aller assister à une première répétition. Cet extrait d’entretien est intéressant dans la mesure où la motivation toute relative dont semble faire preuve ce chanteur va, là encore, à rebours de la notion de vocation dans l’engagement au sein d’une pratique artistique.

Quand j’ai commencé mon école d’ingénieur, il y avait plusieurs asso-ciations. Il y avait une chorale, et en fait il y avait une amie qui m’a motivé pour qu’on y aille ensemble, pour tenter je dis. Bon ben je dis

je vais aller voir à quoi ça ressemble, je connaissais pas du tout, je peux y aller pour un jour ou deux, et si ça m’emballe pas, j’y vais pas, donc ça m’engageait pas trop et j’y suis allé, j’y connaissais rien. (Jacques, Choriste)

Les autres relations conduisant des individus à s’engager dans le chant choral sont les relations familiales. Celles-ci jouent souvent selon des modalités différentes. Pour les relations amicales, l’effet d’entraînement tient à un engagement simultané : l’in-térêt exprimé par les choristes est de partager un engagement avec une connaissance au sein d’un même groupe. Dans le cas des liens familiaux, l’effet d’entraînement est plus diffus. Il n’a pas nécessairement pour finalité de chanter dans le même ensemble et tient plus à une familiarité préexistante avec la pratique. Comme dans le cas de Thibault, l’insertion au sein d’un chœur est alors souvent présenté comme allant de soi par les acteurs issus de certains milieux familiaux.

Maman dirigeait, dirige toujours une chorale de 120 personnes, d’orato-rio classique, plus un ensemble vocal de 25–30. Mon père chante dans la chorale, il chantait avant qu’elle n’arrive, voilà, encore un exemple d’agence matrimoniale. Et moi j’ai commencé à chanter. (Thibault, an-cien choriste, chef de chœur)

Les exemples de telles « familles choristes » ne sont pas rares. Dans d’autres cas, la famille peut jouer un rôle prescripteur plus directe et explicite.

J’avais aussi ma grand mère qui me disait « il faut que tu chantes, il faut que tu ailles dans une chorale, il faut que t’y ailles », et cætera. Alors à chaque fois, je trouvais une excuse, j’ai trop de boulot, là j’ai les examens,et cætera,et cætera, et puis un jour on en a parlé au téléphone, et elle m’a dit « bon et là, qu’est-ce que t’as comme prétexte ? »Et j’en ai pas trouvé quoi. Donc ça m’a un peu mis à nu. [. . .] et ça a été très rapide, parce que je crois que dans les jours qui ont suivi, j’ai fait ma recherche, et je me suis lancé. (Matthieu, Choriste)

Face à ce poids des relations sociales, la prise de décision individuelle appa-raît souvent très limitée. Pour les individus dont l’engagement choral repose sur cette conception d’un loisir offrant un cadre de socialisation, les débuts de la tra-jectoire chorale sont moins évoqués comme une prise de décision active que comme le résultat d’une conjonction d’éléments favorables. Trois éléments récurrents sont déterminants : la disponibilité générale des individus, l’accessibilité géographique, et les horaires du chœur qu’ils rejoignent. De nombreux récits d’engagement dans le monde choral qui reprennent parfois exactement les mêmes termes. L’extrait qui suit est d’autant plus représentatif que l’on y retrouve les caractéristiques

démogra-phiques très largement sur-représentées dans le monde choral d’une mère de famille dont les enfants sont « suffisamment grands ».

Je me suis décidée l’année dernière, les enfants étaient plus grands, ils arrivaient à se garder tous seuls le soir. Avant je travaillais à mi-temps, donc je pouvais faire des activités entre midi et deux, ou l’après-midi plutôt le soir. Donc là, les grands pouvaient garder la petite, et bon, ce qui m’a décidée, oui, j’ai vu une annonce, parce que mon fils il est à l’école municipale de musique, et donc j’ai vu l’annonce de cette chorale, ben c’était des horaires qui collaient, qui me correspondaient parce que c’était pas trop tard non plus, ça permettait de récupérer les enfants avant d’y aller, c’était à côté de chez moi, je pouvais y aller à pieds. (Françoise, Choriste)

Les chœurs ne sont pas choisis en premier lieux pour ce qu’ils sont sur le plan musical, mais pour leur accessibilité. La recherche d’un cadre à cette pratique se limite souvent à trouver une chorale disponible et « pratique » sur le plan matériel. Le caractère passif de telles trajectoires tient d’ailleurs au fait que cette disponibilité d’un groupe précède bien souvent la formulation du désir de faire du chant. L’enga-gement choral n’est pas évoqué comme une envie ayant conduit à la recherche d’un groupe mais comme une occasion qui, en se présentant, a révélé une envie latente.

Une autre caractéristique de ces trajectoires est la fragilité de l’engagement qui en résulte. L’engagement choral de ces individus est extrêmement sensible aux aléas des trajectoires individuelles. De même qu’une transformation du cadre de vie privée peu déclencher l’entrée dans un chœur, un nouvel événement d’ordre privé pourra y mettre fin. D’autre part, un point marquant est le caractère somme toute très marginal des considérations musicales dans les engagements évoqués jusqu’ici. Le chant choral en tant que pratique musicale n’est pas une fin en soi. Il peut être mis en balance avec d’autres activités de loisirs non musicales (ici le théâtre), voire non artistiques (yoga, sport, gymnastique,. . .)

Je me suis pas donné la peine de chercher une autre chorale. Par contre, comme j’avais une envie de théâtre qui était rentrée depuis très très longtemps, on m’a parlé d’un cours de théâtre dans le coin, et là ça a très vite accroché. [. . .] Je pouvais pas prendre deux activités en plus de mon travail à plein temps. J’ai tout misé sur le théâtre. (Chloé, Choriste) Les trajectoires que nous évoquons sont passives, au sens où elles ne prennent pas la forme d’un processus décisionnel dicté par une envie positivement affirmée de faire du chant choral. Elles résultent de la conjonction d’éléments indépendants — incita-tion de l’environnement social, prise de conscience de la disponibilité d’un groupe. . .

— qui aboutissent à un engagement sans que la volonté de chanter en chœur ait été nécessairement ressentie au préalable. Sans doute ce choix n’est-il pas aléatoire. Il repose sur des motivations objectives (plaisir vocal, volonté de socialisation,. . .) aux-quelles le chant choral apporte une réponse satisfaisante. Mais la mise en balance du chœur avec d’autres activités souligne le caractère partiellement contingent de cette réponse. La dimension musicale du chant choral semble parfois s’effacer totalement. Le chœur est alors mis sur le même plan que n’importe quelle activité de loisir, et nous avons souligné à plusieurs reprises combien les discours justifiant l’engagement choral passaient sous silence le caractère musical de l’activité.