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TOUS PAYS

2.3.4 L’art moyen, un art hybride

Les propriétés sociales attachées aux caractéristique formelles du chant cho-ral doivent être rapprochées de celles que Bourdieu analyse pour la photographie [Bourdieu et Boltanski, 1965]. De même que la photographie est perçue comme une reproduction visuellement objective de la réalité, le chant choral est considéré comme une reproduction vocale fidèle de n’importe quelle musique. Bourdieu montre que le caractère réaliste de la photographie résulte en fait d’une construction sociale de son usage reposant sur conception culturellement située de ce qu’est une reproduction réaliste. De même, la fidélité de la reproduction musicale qu’opère le chant est en réalité le fruit d’un travail de transformation musicale dont l’objet est l’intégration au cadre de la musique savante occidentale d’une grande diversité de matériaux musicaux soumis à des conventions musicales savantes.

Bourdieu lie étroitement la dimension moyenne de la photographie aux proprié-tés sociales qui lui sont attachées. Le réalisme photographique fonde à la fois une appropriation populaire du procédé et une inscription de celui-ci dans la continuité des beaux-arts. La pratique photographique ouvre de ce point de vue la possibilité d’une synthèse entre culture savante et culture populaire. De même, l’harmonisation est un procédé d’écriture musicale original qui fait que le répertoire choral populaire ne peut être décrit ni comme un répertoire savant, ni comme une musique réellement populaire. Il est une création originale issue de la synthèse d’un matériau musical po-pulaire et de conventions techniques savantes. Ce statut hybride fonde la dimension moyenne de ce répertoire musical.

L’analyse des propriétés sociales du répertoire choral invite donc à reconsidérer ce qu’est un art moyen. Une analyse trop centrée sur la position sociale des acteurs et qui fait l’impasse sur le contenu des œuvres se condamne à ne pas saisir l’originalité des cultures moyennes. De telles lectures « dominocentrées », focalisées sur l’oppo-sition du savant et du populaire, ne voient qu’un art bourgeois « en petit »(lecture misérabiliste) ou symétriquement qu’un art populaire « en voie de légitimation » (lecture populiste) [Grignon et Passeron, 1989]. Cette conception normative et né-gative des cultures moyennes fait l’impasse sur l’originalité des arts moyens qui est précisément de réaliser une synthèse entre deux espaces culturels distincts. Au « ni l’un ni l’autre » (« betwixt and between ») de Virginia Woolf, il faut opposer une perspective inverse : « l’un et l’autre ». Un art moyen est un espace d’accultura-tion qui ouvre la possibilité d’une rencontre, d’une transformad’accultura-tion mutuelle et d’une synthèse entre des contenus culturels provenant de deux mondes pensés

tradition-nellement sur le mode de l’opposition.

Nous avons souligné la dimension universaliste du projet musical choral. Celle-ci est centrale dans la définition du caractère moyen de cette pratique musicale. Mi-chèle Lamont a souligné à plusieurs reprises le rôle essentiel que joue la définition de frontières dans la structuration d’espaces sociaux structurés par des inégalités de sta-tut [Lamont, 1992, Lamont et Fournier, 1992, Lamont et Molnar, 2002]. L’existence des cultures savantes et populaires est intimement liée à la définition de frontières symboliques claires séparant ces espaces. Dans cette optique, les cultures moyennes participent de ce que Michèle Lamont décrit comme des « cultures à contours flot-tants » (loosely bounded culture, [Lamont, 1992]) : elles reposent sur un effacement, ou tout au moins un brouillage, de ces frontières. Leur émergence est liée à des pé-riodes historiques déterminées qui voient la démocratisation et la massification des pratiques culturelles. De ce point de vue, le développement de l’idéologie chorale et l’affaiblissement des frontières symboliques qu’il provoque n’est pas sans rappeler d’autres cas qui ont pu être traités par ailleurs, comme le développement de la scène culturelle bostonienne au xixe siècle, antérieurement à l’institutionnalisation des scènes d’art savant [DiMaggio, 1982], ou le développement de la culture littéraire moyenne américaine [Rubin, 1992].

L’animosité dont font part les tenants de la culture savante à l’égard des arts moyens, l’assimilation systématique du moyen au médiocre, le mépris que suscitent les répertoires «Tutti Fruti». . . ne sont pas sans lien avec cette capacité des cultures moyennes à brouiller les frontières. Rien ne désacralise plus efficacement les arts sa-vants, rien ne remet plus radicalement en cause leur caractère distinctif que ce projet universaliste de fusion des genres. Si la distinction que confère le savant repose sur son opposition avec le populaire — et l’idée de frontière [Lamont et Molnar, 2002] attachée à la notion est ici fondamentale — , l’universalisme d’un art moyen hybride en est précisément la négation.

Conclusion

L’analyse du répertoire choral met pleinement en évidence les paradoxes de ce monde musical. Elle nous renseigne sur sa structure ainsi que sur sa spécificité au sein des mondes musicaux. L’originalité du monde choral tient à l’ambiguïté de l’opposition traditionnelle entre répertoires savants et répertoires populaires en son sein.

popu-laire. La pratique exclusive du répertoire savant permet d’isoler une classe homogène d’ensembles. La hiérarchie symbolique traditionnelle entre ces deux ordres culturels est opérante. Par comparaison aux grandes œuvres chorales savantes, le répertoire de musique populaire est marqué par un déficit de légitimité. Une seconde ligne de fracture vient cependant complexifier l’image du répertoire choral. Le monde choral est profondément marqué par la place qu’occupent en son sein les pratiques éclec-tiques. La fréquence des ensembles qui puisent leur répertoire aussi bien du côté de la musique savante que de la musique populaire est particulièrement remarquable et inattendue. Par ailleurs, éclectisme et spécialisation sont pris dans un rapport hiérarchique inversé par rapport à ce que l’on observe dans le domaine des consom-mations culturelles. La diversité d’un répertoire n’a aucune valeur distinctive. C’est au contraire la spécialisation qui est perçue comme un gage de qualité. Le paradoxe du monde choral tient à l’apparente contradiction entre, d’une part, la pertinence de l’opposition du savant et du populaire et, d’autre part, la banalité de sa remise en cause.

Les propriétés sociales du répertoire choral permettent de comprendre cette si-tuation. Le répertoire choral est construit sur un projet musical universaliste. Le répertoire choral est susceptible de s’approprier n’importe quel matériau musical par le biais de l’harmonisation. La réécriture chorale n’est cependant pas sans effet. Elle reste un exercice fondé sur les conventions de la musique savante occidentale, qui transforme très profondément son objet.

Situé à l’articulation entre le monde savant et le monde populaire, le monde choral ne reproduit pas les clivages du monde musical mais les intègre et les réin-terprète. Au sein du monde choral, la combinaison des musiques populaires et des conventions savantes brouille les frontières entre ces deux termes. Elle permet no-tamment un large développement de pratiques éclectiques se situant aussi bien du côté du savant que du populaire. À l’échelle du monde de la musique, la musique chorale est une pratique musicale moyenne. Elle contribue par son existence même à faire bouger, et à rendre floues les frontières entre le savant et le populaire.