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Révolution , et mouvements de jeunesse

1.2 Le « moment À Cœur Joie », l’idéologie chorale synthétisée

1.2.1 À Cœur Joie, parcours des fondateurs

Jusque dans les années 1940, les pratiques chorales sont extrêmement variées mais elles ont en commun des valeurs conduisant à concevoir le chœur comme l’opportu-nité de réaliser une synthèse entre art des élites et art du peuple. Le mouvement À Cœur Joie reprend ce positionnement paradoxal et synthétise d’une certaine manière la diversité du monde choral autour d’un même projet. Ce positionnement original est étroitement lié à la personnalité de son fondateur, de même qu’elle se traduit dans les trajectoires de certains de ses membres.

9. Nombreux sont les acteurs qui se réfèrent spontanément en entretien à cet épisode, même parmi ceux qui ne l’ont pas vécu personnellement. La rencontre de César Geoffray avec le scou-tisme et la création d’À Cœur Joie sont par ailleurs évoqués dans [Lespinard, 2001, Jaeger, 1976, Geoffray, 1975]

César Geoffray, un musicien au centre du monde choral

La personnalité de Geoffray a eu un impact déterminant sur l’histoire de la fédération. L’impact direct du personnage, au charisme indéniable, est un élément récurrent dans les entretiens menés auprès de ceux qui l’ont côtoyé.

Il y a beaucoup de gens qui ont été séduits par cet homme qui avait un charisme. [. . .] Je parle sur un plan général, de rayonnement, de séduction au sens large. Les jeunes que nous étions, quand nous rencontrions cet homme, il nous aurait fait marcher au bout du monde, tellement il avait d’enthousiasme, de force de conviction, et en même temps un musicien. (François, chef de chœur)

Au delà de cette capacité à mobiliser des individus, c’est le parcours de César Geoffray qui est intéressant. Sa trajectoire est particulièrement complexe. Elle passe par la plupart des pôles de la musique chorale dans la France de l’entre-deux guerre. Geoffray apparaît comme un trait d’union qui imprime une cohérence à la diver-sité du monde choral soulignée plus haut. Né en 1901, il découvre la musique sous l’impulsion de sa mère qui lui apprend le piano, puis le violon. Il mène ses études musicales au Conservatoire de Lyon, et sera l’élève de Florent Schmitt en compo-sition. De par sa formation il est donc issu du versant le plus savant des mondes musicaux. Il commence sa carrière de musicien d’orchestre au violon et enseigne par la suite l’harmonie au conservatoire de Lyon.

Sous l’impulsion de son père, engagé politiquement dans les mouvances socia-listes, il participe à des actions d’éducation populaire. Ces expériences ont lieu en particulier dans le domaine de la musique chorale. Il côtoie à plusieurs reprises des chœurs d’inspiration populaire relevant de différents mouvements que nous avons évoqués plus haut [Geoffray, 1975, p. 18]. Il fonde ainsi un une branche lyonnaise des Fêtes du Peuple, et il dirige un chœur orphéonique, la Lyre bressane, à Bourg en Bresse [Poujol et Romer, 1996, Article César Geoffray].

Cette incursion dans le domaine de l’éducation populaire débouche sur sa par-ticipation, de 1930 à 1940, à la communauté de Moly Sabata, fondée par le peintre cubiste Albert Gleizes sur les rives du Rhônes au sud de Vienne. Cette expérience fait suite à celle de l’« Abbaye de Créteil », organisée au début du xxe siècle en région parisienne à laquelle avaient participé Albert Gleizes, ainsi qu’Albert Doyen, fondateur desFêtes du Peuple. Moly Sabata rassemble un groupe d’artistes en rup-ture avec la société mécaniste et industrielle. L’expérience vise à recréer en réaction à la société industrielle de masse une communauté rurale de petite échelle, sur le modèle monastique médiéval. Ce projet utopiste, emprunt d’un certain mysticisme,

intègre une dimension d’éducation populaire. Le groupe d’artistes s’attache à animer la vie culturelle locale11. Cette expérience est présentée par César Geoffray comme essentielle pour le développement du projet qui conduit à la création d’À Cœur Joie.

Pour ma femme et moi les onze ans de vie de Moly Sabata s’inscrivent comme une des périodes décisives qui orientent l’avenir d’un homme et le déterminent.

Si, en fait, nos réalisations concrètes y furent assez minces (essais de chorales d’adultes, puis chorales d’enfants pour les deux villages de Ser-rières et de Sablons, préparation et réalisation de la Fête d’été de Moly Sabata, chœurs, danses, théâtre d’enfants, petit ensemble instrumental) la période suivante, celle d’où sortira À Cœur Joie, devait prendre son élan et sa signification. [Geoffray, 1975, p. 14]

Plus qu’une période de réalisation, le temps passé à Moly Sabata constitue donc au dire de Geoffray une période de maturation intellectuelle. Celle-ci débouchera en particulier sur sa conversion au catholicisme qui marque profondément son engage-ment ultérieur dans l’éducation artistique populaire. Elle est d’ailleurs liée selon ses dires à son rapport à la musique chorale. Il évoque ainsi son évolution spirituelle qu’il relie à la création de la chorale lyonnaise des Fêtes du Peuple.

[. . .] mon père ma dit : « tu veux faire carrière, et une carrière de musi-cien ? Alors il faut que tu fondes une chorale de travailleurs, à Lyon ! ». Mon père avait une arrière-pensée idéologique en disant cela : la mu-sique l’intéressait moins que la politique ; il s’agissait de faire chanter le peuple pour le peuple. J’ai donc fondé cette chorale. Mais en chantant des chorals je prenais inconsciemment le chemin de l’esprit : pendant que nous chantions les chorals de Bach, l’idée de Dieu se révélait en moi. [Geoffray, 1975, p. 18]

Cette conversion a sans doute facilité son rapprochement avec le mouvement scout, et en particulier avec les acteurs qui animent la vie musicale du mouvement. Il se rapproche en particulier du père Doncœur, aumonier du scoutisme qui avait participé à la création de la chorale de l’Alauda aux côtés de Jacques Chailley et de Gustave Daumas [Jaeger, 1976]. François Jaeger membre d’À Cœur Joie, décrit Florent Schmitt, Albert Gleizes et Le père Paul Doncœur comme les trois personna-lités qui à travers Geoffray ont le plus marqué l’histoire du mouvement [Jaeger, 1976, p. 81]. Ces trois figures reflètent bien en effet la complexité de la personnalité de

11. Robert Pouyaud, peintre qui a participé à la création de la communauté, rassemble en 1955 les textes de membres de Moly Sabata révélateurs de cet état d’esprit [M-Bet al., 1955]. Bruce Adams a publié récemment une monographie approfondie retraçant l’histoire de la communauté à travers l’expérience de la potière Anne Dangar, figure centrale de la communauté [Adams, 2004].

Geoffray professeur d’harmonie au conservatoire, dont la trajectoire balaie tout le spectre de l’éducation populaire et de la pratique chorale d’avant guerre, des mou-vements ouvriers aux moumou-vements de jeunesse d’inspiration religieuse qui le mettent au contact des musiciens formés par la Schola Cantorum.

Un réseau varié, agrégation de parcours musiciens

Les parcours des musiciens qui gravitent autour de Geoffray sont également si-gnificatifs. On retrouve dans le réseau qui se structure autour de lui une diversité de provenances et de parcours musicaux qui fait écho à son éclectisme. Ce réseau se constitue en premier lieux par le biais des mouvements de jeunesse et surtout du scoutisme. Nous avons souligné plus haut les vecteurs de cette diffusion : dispersion des membres de la première chorale, édition musicale et rassemblements scouts. La façon dont ce témoin apprend l’existence de l’action de Geoffray illustre bien cette logique de construction de réseau par le biais du mouvement de jeunesse.

Ça doit être à la rentrée 45, [un ami qui avait fait du scoutisme] me dit « Tu sais, j’ai découvert un type formidable pendant l’été, il s’appelle César Geoffray. » Il y avait eu au Puy un pèlerinage de scouts qui avaient été prisonniers, qui étaient revenus des camps, des choses comme ça. Et il m’avait dit : [. . .] « Je m’étais inscrit pour le truc de théâtre, j’étais pas en très bonne santé, j’ai pas pu rester, je suis allé à la chorale. Mais alors ce type là, écoute,. . . Il avait dit à un certain nombre qu’est-ce que vous chantez ? Il s’est isolé pendant une heure, et puis il est revenu avec un truc à quatre voix. Il nous a appris ça, c’était formidable ». Alors je n’avais de cesse que je ne découvre le César en question. (Éric, chef de chœur)

Si ce réseau de scouts rassemble des jeunes qui ont pour certains une expérience musicale12, ce n’est pas le cas de la plupart d’entre eux13. C’est à leur attention que se développe le projet éducatif de Geoffray. Mais le réseau qui se structure autour de ce dernier ne se constitue pas que par le biais des mouvements de jeunesse. Peu à peu, le retentissement de l’action du chef de chant du scoutisme attire à lui d’autres

12. C’est le cas de ce scout qui chantait dans un groupe vocal avec notre interlocuteur.

13. Les entretiens que nous avons menés avec des témoins de cette période sont biaisés par un effet de sélection. Les acteurs que nous avons rencontrés ont été interrogés en raison de leur engagement actif au sein du monde choral au delà même de cette période fondatrice. Leur engagement à long terme repose pour la plupart sur une formation musicale qui même si elle est parfois minime, reste toujours présente. Il faut donc être conscient de cet effet de sélection lié à la constitution de l’échantillon, et les témoignages concordent pour souligner qu’à l’exception des cadres de la fédération, la plupart des jeunes issus du scoutisme qui constituent le mouvement À Cœur Joie à son origine n’avaient que très peu voire aucune formation musicale.

jeunes issus d’autres horizons, et en particulier d’horizons plus directement en prise avec les pratiques musicales. Certains entrent en contact avec lui par le biais du conservatoire où il enseigne toujours l’harmonie. Ce chef de chœur qui mènera par la suite une longue carrière dans le monde choral, explique comment il s’est vu recommander à Geoffray par la professeur avec laquelle il évoquait la possibilité de poursuivre une carrière dans le monde de la musique.

Alors je faisais du piano avec mon professeur de conservatoire de Lyon, qui était le prof de ma sœur d’ailleurs, qui est une femme à qui je dois beaucoup, comme on dit. [. . .] Et puis je lui a fait part de mon désir

14, « Ah ben oui, mais, le piano c’est trop tard ». [. . .] Et le chant cho-ral ? « Ah, mais je connais un homme, César Geoffray, [. . .] ». Elle me dit Geoffray. Oh, moi, je connaissais, pas, je sortais de ma cambrousse. « Bon, je vais vous faire un mot pour lui. Allez le voir, il est à tel en-droit ». Je lui ai peut-être téléphoné, je sais pas, je me rappelle pas. Si, j’avais pris rendez-vous. Je vais voir cet homme qui m’accueille, à bras ouverts de toute façon. Il avait déjà répondu un mot à cette professeur de piano, avec qui il était ami. Ils étaient l’un et l’autre au conservatoire. (Yves, Chef de chœur)

Les musicien qui entrent en contact avec César Geoffray ont déjà pour certains un solide bagage musical, des études au conservatoire et travaillent déjà avec des ensembles vocaux. Le cas de musiciens comme Philippe Caillard, Stéphane Caillat ou Raphaël Passaquet est révélateur. Leurs parcours sont relativement similaires. Lorsqu’ils rencontrent César Geoffray, Philippe Caillard et Stéphane Caillat ont une formation de conservatoire notamment en piano. Philippe Caillard comme Raphaël Passaquet ont déjà une activité au sein de chœurs et d’ensembles vocaux. Geoffray attire donc à lui des musiciens qui disposent d’un bagage technique déjà solide. La similarité des parcours musicaux ne s’arrête pas là. Ce qui les rassemble également est le fait qu’ils ne participent pas non plus pleinement au monde de la musique professionnelle, et sans doute pas autant qu’ils le souhaiteraient. Philippe Caillard a envisagé une carrière musicale avant de se tourner vers des classes préparatoires de mathématiques puis de retourner finalement vers l’enseignement musical mais en collège (épisode qu’il décrit comme des années noires). Stéphane Caillat pour sa part a une formation musicale mais tardive, et qu’il juge lacunaire. Ces musiciens s’intègrent vite au mouvement qui est en train de prendre forme autour de Geoffray. Celui-ci les accueille volontiers, les incite éventuellement à compléter leur formation, les encadre et soutient leur carrière.

César Geoffray fédère donc autour de sa personne des acteurs dont les profils sont extrêmement divers sur le plan musical. Entre le scout qui découvre le chant polyphonique pour la première fois à l’occasion d’un rassemblement, et les musiciens bien formés mais dont la position est relativement marginale au sein du monde de la musique, les situations intermédiaires sont évidement représentées.