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Concert donné le jeudi 9 août à Vaison la Romaine, Dans le cadre des choralies 2007

2.3 L’harmonisation, fondement d’un art moyen

2.3.2 Une musique harmonisée

La musique chorale populaire est une musique harmonisée. Les œuvres qui com-posent ce pan du répertoire n’ont pas été composées originellement pour chœur. Elles ont été harmonisées et réécrites pour permettre leur interprétation par des chorales.

Harmonisation et universalisme choral

Le Centre de Documentation pour l’Art Choral hébergé par la Mission voix de la région Bourgogne abrite une importante collection de partitions de musique pour chœurs. Son organisation traduit une caractéristique importante du répertoire cho-ral de musique populaire. Sa responsable explique que la base de données recensant le fonds est construite sur la distinction entre des œuvres (des pièces musicales im-matérielles) et des supports (des partitions bien concrètes). Elle souligne que cette distinction ne se pose pas dans les mêmes termes selon le type de répertoire. Norma-lement, la notion d’œuvre renvoie au travail de création réalisé par le compositeur. Les différences entre différents supports d’une même œuvre relèvent de spécificités éditoriales. Pour les répertoires populaires, la distinction renvoie à un écart plus profond, entre une œuvre qui n’a originellement pas été composée pour chœur et une partition destinée à un ensemble vocal qui est donc une version réécrite. Cette précision est importante. La quasi totalité du répertoire de musique populaire n’est pas originellement destiné à être interprétée par un chœur. Ce n’est que par le biais de l’harmonisation que ces musiques sont intégrées au répertoire choral.

9. À la suite du travail de Bourdieu sur la photographie, cette attention à la construction des propriétés sociales d’une technique — artistique ou non — s’est développée dans le cadre du courant de la sociologie des usages [Jouët, 2000].

Ça dépend du type de répertoire. La vraie œuvre, c’est celle du com-positeur. Tous les répertoires de tradition populaire, tous les répertoires de chanson de variété qui sont en tant qu’œuvre des compositions pour solistes, pour une voix. La quasi totalité des fiches partitions, ce sont des fiches pour chœurs. C’est-à-dire que ça a été arrangé, harmonisé. La fiche œuvre, elle a une voix, et la fiche partition elle a quatre ou cinq voix mixtes. . . (Françoise Passaquet, Centre de Documentation pour l’Art Choral)

L’harmonisation joue un rôle central au sein du monde choral. Elle n’est pas seulement une solution technique permettant de chanter un répertoire à plusieurs. Elle est révélatrice d’une conception particulière de la voix, qui est au cœur d’un projet choral universaliste. La voix est conçue comme un instrument de musique que distinguent sa malléabilité et sa capacité à reproduire tout phénomène musical — voire tout phénomène sonore. Dans cette perspective, le chant choral n’a pas vocation à être un style musical particulier, mais toute la musique en tant qu’elle est susceptible d’être chantée en groupe. L’idéologie chorale décrite au chapitre pré-cédent participe déjà de cette conception universaliste de la musique chorale. Elle repose sur l’affirmation d’une capacité de cette chorale à diluer les frontières entre cultures musicales savantes et populaires.

Ce projet universaliste peut prendre des formes multiples. L’imitation instrumen-tale en est une traduction fréquente. Nombreux sont les arrangements vocaux qui recourent à l’imitation par les chanteurs de sonorités instrumentales, percussions, lignes de basse. . . La programmation au cours des Choralies 2007 duhuman beat box

Roxorloop10, le succès qu’il a rencontré et, de manière plus générale, la fascination qu’exercent au sein du monde choral des vocalistes virtuoses11sont une manifestation de cet attachement à la puissance de la voix et à sa capacité à se substituer à tout instrument de musique. La reprise vocale de pièces instrumentales est une pratique courante que l’on observe également à l’articulation entre les répertoires de musique savante et de musique populaire, comme dans le cas desSwingle Singers qui se sont fait une spécialité de l’arrangement « jazzy » de pièces instrumentales classiques. Au cœur même du monde de la musique savante, l’exercice n’est pas ignoré. Il peut être pratiqué sur le ton de la boutade, comme par exemple avec l’album Classixties du groupe Indigo12. Plus récemment la sortie des deux DVD Transcriptions du chœur

10. Lehuman beatbox — boite à rythme humaine — est un exercice de virtuosité consistant à reproduire vocalement les sonorités complexes de la rythmique d’une musique électronique.

11. De Nathalie Dessay à Bobby Mac Ferrin. . .

12. Ce disque qui a reçu le soutien du Centre de Musique Baroque de Versailles parodie la démarche de redécouverte de chefs-d’œuvre méconnus qui fonde le mouvement de la musique

Accentus relève, dans un registre beaucoup plus légitime, de la même démarche13.

L’harmonisation comme pratique

Pour les acteurs du monde choral, l’harmonisation n’est pas qu’un style musi-cal. Elle est une pratique courante. La majorité des arrangements parviennent aux chœurs sous la forme de partitions déjà harmonisées. Cependant il est courant que les chefs de chœurs, plus rarement des choristes, produisent eux-mêmes les versions d’œuvres qu’ils souhaitent interpréter. Une note en marge du programme de concert que nous avons reproduit plus haut14 précise par exemple : « La plupart des ar-rangements ont été réécrits spécialement pour et par le groupe ». Pour Benoît, la réécriture est une réponse qui s’impose face à la difficulté de trouver un répertoire approprié pour son chœur.

Ma grosse difficulté au début, ça a été de trouver du répertoire. Parce que très peu de voix d’hommes, ça veut dire que j’ai qu’un seul pupitre d’hommes forcément, et donc ça veut dire chœur mixte à trois voix et c’est assez difficile à trouver. Et j’ai eu toutes les peines du monde à trou-ver du répertoire. [. . .] J’ai été obligé d’arranger des choses, qui étaient prévues pour voix mixtes au départ. Go Down Moses, je l’ai réarrangé, c’était écrit pour quatre voix, je l’ai réécrit à trois voix. (Benoit, chef de chœur)

L’arrangement et l’harmonisation ne sont d’ailleurs pas l’apanage d’une minorité formée à l’écriture musicale. Ils sont pratiqués spontanément, de façon autodidacte et en dehors de toute formation préalable à l’harmonie. Elle prend alors la forme de bricolages par lesquels des individus s’approprient une œuvre, la transforment en superposant des voix de façon à ce que le résultat soit jugé satisfaisant, à ce que « ça sonne ». Bernard sait lire la musique, mais n’a pas de formation instrumentale ni à l’écriture musicale. Sa formation autodidacte n’est pas sans rappeler la façon dont les musiciens de variété apprennent à utiliser leurs instruments (Perrenoud 2007). Il décrit les « bricolages » qui lui on permis de se former à l’écriture.

Tous les jeudis matins, j’allais passer un moment à l’harmonium du presbytère, pour m’entrainer à plaquer des accords, à accompagner des

ancienne. Il prétend faire redécouvrir des pièces classiques inconnues qui mettent en évidence les racines savantes des musiques populaires actuelles. Il s’agit en réalité d’arrangements de pièces de variété réécrites selon dans des styles variés (baroque, romantique. . .). La démarche est symétrique à la ré-interprétation swinguée de pièces de Bach par lesSwingle Singers.

13. Le Chœur a commandé à des compositeurs contemporains reconnus des réécritures pour chœur de pièces classiques instrumentales.

chants, un peu comme la guitare, on m’a montré des doigtés, mais ça reste encore instinctif quoi. C’est grâce au clavier aussi que j’ai commencé à faire quelques harmonisations.

Tu peux me raconter ?

Ben là, ça a démarré, j’avais envie d’harmoniser certaines chansons. Donc je m’y suis mis dans mon coin. Mais ça reste, ça restait très sommaire, et puis je répandais pas ma musique, on chantait ça pour notre plaisir, ça semblait marcher. [. . .] J’entendais dans ma tête. Par rapport à une mélodie, j’entendais une harmonie se construire, et j’essayais de la mettre sur le papier. Alors bien sûr je passais beaucoup de temps sur le clavier, à placer les mains, pour enchaîner les accords, et je voyais si c’était bien ce que j’avais entendu. (Bernard, chef de chœur)

Dans le cas de ces arrangeurs autodidactes, l’activité d’harmonisation relève d’une forme de bricolage du matériau musical qui ne se fait pas dans l’abstrait. Les instruments qui servent de support à ce travail d’enrichissement du matériau musi-cal jouent un rôle. Ces autodidactes ont en effet besoin d’un outil leur permettant d’entendre le résultat sonore de leur harmonisation afin de décider si celle-ci est satisfaisante. Ces outils peuvent être des instruments classiques de musique, comme dans le cas de l’harmonium évoqué par Bernard. Il peut également s’agir de tech-niques dont la finalité première n’est pas l’interprétation ni la composition musicale. Bernard utilisait un temps un magnétophone pour réaliser ses harmonisations.

Ce qui m’a aidé énormément, c’est d’avoir acheté d’occasion un magné-tophone à bande, un truc qui faisait re-recording. C’était révolutionnaire à l’époque, ce qui me permettait d’enregistrer plusieurs voix successives, donc dans ma chambre, j’enregistrais la voix soprane, je repassais la voix et j’ai travaillé mes premières harmonisations avec ce magnétophone, où j’entendais avec ma voix de soprane, ma voix de basse, pour entendre ce que ça donnait, et voir ce qui pouvait me choquer. (Bernard, chef de chœur)

Le développement de l’informatique musicale ouvre des possibilités nouvelles pour les arrangeurs autodidactes. Jacques explique comment il utilise la technologie des fichiers midi pour arranger un chant dont il a entendu une version harmonisée pour chœur qu’il avait particulièrement appréciée.

J’ai trouvé un fichier midi de ceGood vibration, qui est issu de la version originale, et je me suis dit, connaissant la version arrangéea capellapour six voix, je peux peut-être essayer en me calquant dessus, de faire quelque chose pour nous. [. . .] J’ai un fichier midi, je l’ouvre avec Noteworthy, qui est un logiciel d’écriture de partition. Et quand tu importes le midi, ça te découpe les canaux, et t’as chaque canal sur une partition différente.

Sauf que là tu te retrouves avec au moins douze voix : les basses, les percus, t’as les saxos, je sais pas n’importe quoi, et la règle du jeu, tu essaies d’extraire quatre voix, six voix si vraiment tu peux te le permettre [. . .] . Connaissant l’harmonie des King Singers, ça aide aussi. Je vais pas partir de rien. Je pourrais, mais bon, vu que j’apprécie celle des King Singers, autant faire pareil. (Jacques, choriste)

Cette description du processus d’harmonisation appuyé sur l’outil informatique met bien en évidence la logique de tâtonnement et de bricolage que mettent en œuvre des acteurs pour harmoniser une musique qu’ils apprécient et qu’ils souhaitent interpréter en chœur.