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Loisir et vocation. Les rapports des chanteurs à la

3.2 Le chant choral comme vocation

3.2.2 La diversité des rapports à la technique

Monter une pièce chorale passe par le déchiffrage de partitions, par l’appren-tissage et la mémorisation d’œuvres, par un travail sur l’interprétation. Pendant le travail de répétition, la musique est présente de façon imparfaite et incomplète. Les hésitations et erreurs, individuelles ou collectives, s’enchaînent. La pièce n’est chantée que de façon discontinue et fragmentaire : mesure par mesure, phrase par phrase, pupitre par pupitre17. Les choristes apprécient diversement ces phases de travail parfois ingrates et cette musique en train de se construire. Le plaisir tiré de la dimension sensible de la musique chorale est relativement consensuel. L’intérêt pour la dimension technique du chant choral en revanche est plus clivé. Pour cer-tains, l’exigence technique est une fin en soi. Pour d’autres le travail du chœur est d’avantage considéré comme un moyen qui ne doit pas être confondu avec le plaisir tiré de la pratique chorale. Nous explorons ici la diversité des rapports des choristes à la technique musicale. Le bagage technique des choristes et la volonté de cultiver un rapport virtuose à pratique chorale sont très inégalement distribués.

16. Nous avons vu dans le cadre du Chapitre 2 que deux échelles de valeur structurent le répertoire des chœurs. La première reproduit l’opposition classique entre répertoires savants et répertoires populaires. La seconde oppose l’éclectisme à la spécialisation.

Absente, bricolée, déplacée,. . . les multiples formes de la technique

Dans la mesure où le chant relève d’un usage spontané de la voix, la pratique chorale peut ne nécessiter aucun investissement technique. La plupart des choristes ne disposent, au moment où ils s’engagent dans un chœur, d’aucun bagage en sol-fège ou en chant. Cette pratique chorale spontanée passe avant tout par l’écoute, la mémorisation et la reproduction d’un exemple donné par le chef. Malgré tout le chant reste une discipline musicale qui peut passer par la mobilisation de compé-tences techniques pointues dans de multiples domaines : déchiffrage de partition, capacité d’oreille et de justesse, technique vocale,. . . Le chant choral est donc dans une situation que l’on pourrait qualifier « d’indétermination technique ». L’absence de pré-requis se traduit par une extrême diversité des compétences et des rapports à la technique musicale.

Certains choristes considèrent la technique musicale comme leur étant totalement étrangère. Ils affirment clairement n’être pas musiciens et ne disposer d’aucune com-pétence en la matière. Pour eux, l’engagement choral est loin d’aller de soi. Il doivent prendre conscience pour s’engager dans un chœur que cette « technique musicale » — souvent considérée comme impressionnante si ce n’est inaccessible — n’est pas indispensable pour chanter et que leurs compétences naturelles d’oreille et de mé-morisation sont amplement suffisantes. Le témoignage de cette choriste est très révé-lateur de ce rapport d’extériorité à la technique musicale. Elle reflète en particulier le besoin maintes fois observé d’être rassuré quant à ses propres capacités.

Ce qui m’a aidée au départ, c’était d’être rassurée, et de savoir qu’il y avait des chorales qui recrutaient sans audition, et sans savoir lire la mu-sique. Parce que moi j’avais pas d’autre choix que de trouver une chorale comme ça. Je pense que même si un jour je me décidais à apprendre la musique, il me faudrait plusieurs années avant d’y arriver, donc ça m’a rassurée de savoir qu’il y avait des chorales qui recrutaient sans audition, et sans savoir lire la musique. (Sylvie, Choriste)

Beaucoup de chanteurs ont un rapport à la technique plus complexe qu’un rejet pur et simple. Le plus souvent, les compétences solfégiques et vocales sont certes faibles, mais pas inexistantes. Beaucoup disposent d’un bagage technique minimum. Nous aurons à revenir sur la formulation rituelle, « je vois si ça monte ou si ça descend », par laquelle les choristes signifient qu’ils sont capables de repérer les inflexions d’une mélodie sur une portée. Cette formulation est absolument révélatrice de la technique musicale fragmentaire que se constituent les choristes dans le cadre de leur pratique.

Il s’agit souvent d’une technique musicale assez largement lacunaire qui, sans au-toriser une indépendance totale dans le déchiffrage, permet de gagner en autonomie, en justesse, en réactivité dans l’interprétation d’une pièce. Sur la base de formations musicales très frustres voire inexistantes, certains choristes se constituent un bagage technique fait de bricolages, de « trucs », qui leur permettent de se repérer dans une ligne musicale. Certains choristes particulièrement motivés développent de véritables boîtes à outils qu’ils enrichissent en permanence. Jacques fait preuve d’une certaine systématicité dans la constitution de ces savoir-faire.

Le la et le fa sonnent bien. Il me semble, je peux me tromper. Par exemple dans Black Bird, il y a un intervalle comme ça, je donne le la, et la basse prends le fa [il chante bouche fermée] mmmm [la] mmmm [fa]. [. . .] C’est comme ça, j’essaie de prendre des repères dans la note. C’est-à-dire, je trouve pas une note, mais je me dis, « attends, c’est la note qu’on a joué à tel endroit déjà, mais un peu moins basse, un peu plus basse », ou ce genre de chose. Et je me dis, « bon, quand je vais chanter, je vais essayer de me rappeler de cette note, et avec ce souvenir je vais chanter cette note là ». (Jacques, Choriste)

La préoccupation première pour les chanteurs sans formation musicale tient aux difficultés de déchiffrage. Il s’agit avant tout de savoir quoi chanter. Les points de repère que cherchent à se construire ces chanteurs sont donc d’ordre solfégique. Ils ont pour but de régler les problèmes de justesse et de cadrage rythmique, facilitant l’apprentissage d’une ligne mélodique.

Pour d’autres choristes enfin, le rapport à la technique est beaucoup plus poussé. Certains ont une réelle formation musicale. Tous les degrés de compétences sont observables, de la capacité à lire une partition qui assure une simple autonomie d’apprentissage, au développement d’une véritable virtuosité ouvrant la porte au déchiffrage en première lecture des partitions les plus absconses.

La diversité des niveaux techniques tient à la nature des questions qui se posent aux choristes. On distinguera deux grands domaines de compétences susceptibles d’être mobilisés par les choristes : les compétences solfégiques (capacité de déchif-frage d’une partition, solidité de l’oreille) et les compétences vocales (maîtrise de l’appareil phonatoire, travail sur les capacités vocales et la qualité de la voix). Conjointement à l’acquisition d’une formation musicale, on assiste souvent chez les choristes à un déplacement des préoccupations techniques. Nous l’avons vu, la pré-occupation première de choristes dont la formation est inexistante ou lacunaire, est généralement de « savoir que chanter ». Parvenus à un certain degré d’autonomie, on observe un glissement des préoccupations. Les choristes ne mentionnent plus ces

questions liées à une technique solfégique, jugées comme allant de soi18. Les préoccu-pation techniques ont alors tendance à porter plutôt sur des questions de technique vocale, de maîtrise et de connaissance de la voix en tant qu’organe, de travail sur la sonorité du chœur. . . Le cas d’Élisabeth illustre ce point. Ce n’est plus tant la conception solfégique du chant (la justesse, l’exigence dans la mise en place), que le travail sur la technique vocale et la recherche de couleurs sonores.

J’ai eu envie de chanter toujours à plusieurs, mais en plus petit effectif, et je pense que ça allait de pair aussi avec le fait que j’allais entamer une formation vocale parallèlement, au sens apprentissage de la technique vocale, et. . . Donc, j’avais envie de travailler avec des gens [. . .] qui aient ce même souci de la technique vocale, et de travailler avec sa voix, d’avoir une voix travaillée, enfin, de pouvoir prétendre à des œuvres peut-être plus complexes, où la recherche d’un son, c’est plus de chanter ensemble qui est important, mais de trouver un son commun, des couleurs particulières. (Élisabeth, Choriste)

Le rapport des choristes à la technique musicale est donc profondément hétéro-gène. Si la plupart d’entre eux ne dispose que de formations musicales lacunaires, voire inexistantes dans de très nombreux cas, certains choristes ont un rapport à la pratique plus axé sur le développement d’une virtuosité technique. Ce décalage ne marque pas uniquement un différentiel de niveau de compétences, mais également un déplacement des préoccupations. Les premiers témoignent généralement d’un rap-port anxieux aux compétences solfégiques. Les seconds s’en détachent et rerap-portent leur préoccupation sur le développement d’une technique vocale.

Littéraire, visuel, analytique : Les rapports à la partition

La question du rapport à l’écriture musicale cristallise une part importante des enjeux liés à la technique. La diversité de la place de la partition dans la pratique chorale reflète la diversité des rapports à la technique musicale. Même si le chant choral reste une musique de tradition écrite, la façon dont travaillent certaines cho-rales dispense leurs membres de tout contact avec une partition. Nous avons déjà évoqué ce mode de fonctionnement (écoute, mémorisation, répétition) qui repose sur la médiation du chef de chœur qui « traduit » la partition pour les choristes non lecteurs. Il est cependant rare que les chœurs amateurs fonctionnent intégralement

18. Les chanteurs disposant d’une solide formation musicale n’évoquent généralement les préoc-cupations solfégiques que dans le cas particulier de répertoires de musique contemporaine où elles prennent une dimension particulière du fait de l’extrême difficulté des partitions.

sans partition. Celles-ci sont mobilisées suivant des modalités diverses qui dépendent du bagage musical des choristes.

L’usage strictement littéraire de la partition est extrêmement courant. Il peut être illustré par cette séquence d’observation participante au sein d’un chœur amateur. Dès la première répétition du chœur E. . . à laquelle j’assiste, la chef me propose d’intégrer le pupitre des hommes. Je n’ai pas de partition, mon voisin partage la sienne avec moi. J’adopte au sein de cet ensemble une attitude passive19. Je laisse mon voisin me guider dans les chants qu’il connaît pour les avoir abordés au cours des répétitions précédentes. Je le laisse en particulier gérer la tourne des pages. Suite à une reprise, nous perdons le fil : nous ne sommes manifestement pas à la bonne page. Nous arrêtons de chanter et écoutons le reste du chœur afin de nous situer. Mon voisin parcourt la partition, et finit par pointer une ligne en soulignant du doigt des paroles qui correspondent effectivement à celles qui sont en train d’être chantées. Cette séquence témoigne d’un usage littéraire de la partition. la lecture des paroles sert de support à la mémoire, mais la composante musicale du document est laissée de côté.

Le chant en question était l’arrangement d’une chanson de variété connue. Les deux voix se partagent la ligne mélodique et un contrechant. Si nous sommes fa-miliers avec la ligne mélodique principale20, le contrechant demande en revanche un effort d’apprentissage et de mémorisation. Non seulement la mélodie du contre-chant est inconnue21mais en plus le texte des paroles est altéré par des omissions, des répétitions et l’introduction d’onomatopées. La simple lecture de ces paroles « retra-vaillées » pose un point de repère et aide à mémoriser la ligne musicale. Cependant, cette lecture à elle seule ne suffit pas à comprendre la structure du document. Le texte fragmentaire, et entrecoupé d’onomatopées n’a pas une continuité évidente. Il ne permet pas de repérer spontanément l’ordre des pages. La compréhension de l’organisation de la partition suppose la connaissance de conventions d’écriture

mu-19. Sans être un choriste chevronné, ma formation musicale me permet de déchiffrer une partition, ce qui est susceptible de modifier la situation de travail d’un chœur au sein duquel je réaliserais une observation participante. Cette situation m’a conduit à devoir opter pour des attitudes actives ou passives dans ce genre de situations (Cf. les remarques méthodologiques en introduction, p. 23). À de très rares exceptions près, aucun choriste ne sait lire la musique au sein du chœur emphE. . .. Afin de ne pas influer sur la situation, j’adopte une attitude passive, et ne recours pas à la partition : je ne fais que répéter ce que je mémorise de ce que chantent le chef et le reste du chœur. Dans cette situation de partage du document, cette démarche de participation « passive » me conduit à concentrer mon attention non sur le contenu de la partition, mais sur l’usage qu’en fait mon voisin. Cf. également p. 208 pour l’évocation d’un cas de figure opposé.

20. Ce que chante en soliste l’interprète de cette chanson.

21. L’apprentissage d’une ligne de contrechant est de plus rendue d’autant plus difficile que le chanteur tend à se « laisser entrainer » par la mélodie principale qu’il « a dans l’oreille ».

sicale. Ici, elle repose en particulier sur la notation de reprises. Une barre de reprise

signale un retour à la barre définie plus haut dans la partition. Seuls ces symboles permettaient de repérer qu’il fallait revenir quelques pages en arrière. La perte du fil de la partition, de même que le point de repère qui a permis de rétablir la situation, témoignent d’un usage centré sur la composante textuelle du document. Cet usage purement littéraire de la partition est extrêmement courant. Pour des chœurs au sein desquels il est entendu que les choristes ne savent pas lire la musique, il peut arriver qu’au lieu d’une partition, seule la transcription des paroles soit distribuée.

Pour de nombreux choristes, le rapport à l’écrit va au-delà du texte littéraire. Nombre d’entre eux disposent d’une culture musicale minimale. La partition livre peu à peu des indications plus directement en lien avec la production de sonorités musicales. Des points de repères visuels sont mobilisés pour soutenir la mémorisation, mais ne permettent pas un déchiffrage autonome. Sylvie illustre bien ce rapport à la partition. Le document reste un support mémoriel. Mais cet aide-mémoire ne passe plus uniquement par le texte. La portée commence à prendre du sens. Elle offre des points de repères visuels qui sont mis en relation avec les caractéristiques d’une mélodie. Le rituel « je vois si ça monte ou si ça descend » relève de ce rapport à la partition.

Si tu me chantes pas le morceau, j’y arrive pas, ça c’est clair. Même aujourd’hui, ça fait quatre ans que je côtoie des partitions, j’arrive à voir à peu près quand ça monte et quand ça descend. Et je me dis si elle est noire, elle est normalement plus courte que la blanche, mais c’est très très abstrait pour moi ce genre de notions. Pour moi, les gens qui savent lire une partition, et chanter les notes comme s’ils jouaient d’un instrument, ça tient du miracle (Sylvie, Choriste)

Le rapport plus ou moins familier qu’entretiennent les choristes avec la partition se traduit très concrètement dans la façon dont ceux-ci s’approprient le document. La photo d’une partition prise à l’occasion d’un atelier dans le cadre d’un rassemble-ment choral (cf. Figure 3.1, p. 153) est parlante. Le choriste a surligné uniformérassemble-ment la ligne de chaque système correspondant à sa voix, ainsi que les paroles. La non-maîtrise des conventions d’écriture musicale pose un premier obstacle d’orientation. La disposition de la partition en un système de portées rend difficile la localisation de la ligne correspondant à un pupitre et le sens de lecture d’un système à l’autre. Notons que le fait de surligner les paroles illustre là encore l’importance du texte comme point de repère. Cette illustration contraste fortement avec la suivante

(Fi-gure 3.2, p. 154). La différence de traitement des deux documents est révélatrice de la transformation d’un rapport à la technicité du chant choral.

Cette seconde photographie a été prise à l’occasion de la répétition d’un chœur dont tous les membres sont censés être indépendants dans le déchiffrage de leurs partitions. L’uniformité du traitement de la première partition — qui témoigne d’un soucis de faciliter le repérage — contraste avec la sélectivité des commentaires portés sur la seconde. Ceux-ci témoignent d’un usage beaucoup plus analytique du document, fondé sur une capacité à s’orienter en son sein, à repérer les passages po-tentiellement problématiques, et à s’approprier les conventions d’écriture musicale afin de porter des indications d’interprétation (nuances, levées, respirations. . .). La façon dont le chanteur s’est approprié cette partition témoigne d’ailleurs ici du dé-placement des préoccupations techniques. À l’exception de notes surlignées en jaune dans l’avant-dernière mesure — qui semblent signaler un passage délicat à l’atten-tion du chanteur — les remarques portées sur la partil’atten-tion ne concernent pas des problèmes d’ordre solfégique, mais témoignent d’un travail plus axé sur la sonorité. Les indications rédigées sous forme de texte signalent des indications de phrasé : « + léger », « Pas d’accent ! ». D’autres indications sont portées sous forme de notations musicales conventionnelles signalant des nuances (crescendo,decrescendo,piano), ou des respirations.

La technique musicale transforme donc l’appréhension de la partition, et déplace en même temps l’objet de l’attention du choriste. En devenant intelligible, la portée devient un objet de travail analysé, permettant de faire porter l’effort sur des di-mensions de l’interprétation (nuances, phrasés,. . .) autres que la seule mémorisation d’une ligne mélodique.